THÉÂTRE : L'ÉCOSSAISE - Partie 10
Photo de PAPAPOUSS
L’ÉCOSSAISE.
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SCÈNE IV.
LADY ALTON, FABRICE.
LADY ALTON.
Voilà je l’avoue, le plus impudent et le plus lâche coquin qui soit dans les trois royaumes. Nos dogues mordent par instinct de courage, et lui, par instinct de bassesse. A présent que je suis un peu plus de sang-froid, je pense qu’il me ferait haïr la vengeance ; je sens que je prendrais contre lui le parti de ma rivale. Elle a dans son état humble une fierté qui me plaît ; elle est décente, on la dit sage : mais elle m’enlève mon amant, il n’y a pas moyen de pardonner. (A Fabrice, qu’elle aperçoit agissant dans le café.) Adieu, mon maître ; faisons la paix : vous êtes un honnête homme, vous ; mais vous avez dans votre maison un vilain griffonneur.
FABRICE.
Bien des gens m’ont déjà dit, madame, qu’il est aussi méchant que Lindane est vertueuse et aimable.
LADY ALTON.
Aimable ! tu me perces le cœur.
SCÈNE V.
FREEPORT (1), vêtu simplement, mais proprement,
avec un large chapeau, FABRICE.
FABRICE.
Ah ! Dieu soit béni ! vous voilà de retour, monsieur Freeport ; comment vous trouvez-vous de votre voyage à la Jamaïque ?
FREEPORT.
Fort bien, monsieur Fabrice. J’ai gagné beaucoup ; mais je m’ennuie. (Au garçon de café.) Hé ! du chocolat, les papiers publics ; on a plus de peine à s’amuser qu’à s’enrichir.
FABRICE.
Voulez-vous les feuilles de Frélon ?
FREEPORT.
Non : que m’importe ce fatras ? Je me soucie bien qu’une araignée dans le coin d’un mur marche sur sa toile pour sucer le sang des mouches ! Donnez les gazettes ordinaires. Qu’y a-t-il de nouveau dans l’Etat ?
FABRICE.
Rien pour le présent.
FREEPORT.
Tant mieux ; moins de nouvelles, moins de sottises. Comment vont vos affaires, mon ami ? Avez-vous beaucoup de monde chez vous ? qui logez-vous à présent ?
FABRICE.
Il est venu ce matin un vieux gentilhomme qui ne veut voir personne.
FREEPORT.
Il a raison : les hommes ne sont pas bons à grand’chose : fripons ou sots, voilà pour les trois quarts ; et pour l’autre quart, il se tient chez soi.
FABRICE.
Cet homme n’a pas même la curiosité de voir une femme charmante que nous avons dans la maison.
FREEPORT.
Il a tort. Et quelle est cette femme charmante ?
FABRICE.
Elle est encore plus singulière que lui : il y a quatre mois qu’elle est chez moi, et qu’elle n’est pas sortie de son appartement ; elle s’appelle Lindane ; mais je ne crois pas que ce soit son véritable nom.
FREEPORT.
C’est sans doute une honnête femme, puisqu’elle loge ici.
FABRICE.
Oh ! elle est bien plus qu’honnête ; elle est belle, pauvre et vertueuse : entre nous, elle est dans la dernière misère, et elle est fière à l’excès.
FREEPORT.
Si cela est, elle a bien plus tort que votre vieux gentilhomme.
FABRICE.
Oh ! point ; sa fierté est encore une vertu de plus ; elle consiste à se priver du nécessaire, et à ne vouloir pas qu’on le sache : elle travaille de ses mains pour gagner de quoi me payer, ne se plaint jamais, dévore ses larmes ; j’ai mille peines à lui faire garder pour ses besoins l’argent de son loyer : il faut des ruses incroyables pour faire passer jusqu’à elle les moindres secours ; je lui compte tout ce que je lui fournis à moitié de ce qu’il coûte : quand elle s’en aperçoit, ce sont des querelles qu’on ne peut apaiser, et c’est la seule qu’elle ait eue dans la maison : enfin, c’est un prodige de malheur, de noblesse et de vertu ; elle m’arrache quelquefois des larmes d’admiration et de tendresse.
FREEPORT.
Vous êtes bien tendre ; je ne m’attendris point, moi ; je n’admire personne ; mais j’estime… Ecoutez : comme je m’ennuie, je veux voir cette femme-là ; elle m’amusera.
FABRICE.
Oh ! monsieur, elle ne reçoit presque jamais de visites. Nous avions un milord qui venait quelquefois chez elle ; mais elle ne voulait point lui parler sans que ma femme y fût présente : depuis quelque temps il n’y vient plus, et elle vit plus retirée que jamais.
FREEPORT.
J’aime les personnes de cette humeur ; je hais la cohue aussi bien qu’elle : qu’on me la fasse venir ; où est son appartement ?
FABRICE.
Le voici de plain-pied au café.
FREEPORT.
Allons, je veux entrer.
FABRICE.
Cela ne se peut pas.
FREEPORT.
Il faut bien que cela se puisse : où est la difficulté d’entrer dans une chambre ? qu’on m’apporte chez elle mon chocolat et les gazettes. (Il tire sa montre.) Je n’ai pas beaucoup de temps à perdre ; mes affaires m’appellent à deux heures.
(Il pousse la porte et entre.)
SCÈNE VI.
LINDANE, paraissant tout effrayée ; POLLY la suit ;
AFREEPORT, FABRICE.
LINDANE.
Eh ! mon Dieu ! qui entre ainsi chez moi avec tant de fracas ? Monsieur, vous me paraissez peu civil, et vous devriez respecter davantage ma solitude et mon sexe.
FREEPORT.
Pardon. (A Fabrice.) Qu’on m’apporte mon chocolat, vous dis-je.
FABRICE.
Oui, monsieur, si madame le permet.
(Freeport s’assied près d’une table, lit la gazette, et jette un coup
d’œil sur Lindane et sur Polly ; il ôte son chapeau et le remet.)
POLLY.
Cet homme me paraît familier.
FREEPORT.
Madame, pourquoi ne vous asseyez-vous pas quand je suis assis ?
LINDANE.
Monsieur, c’est que vous ne devriez pas l’être ; c’est que je suis très étonnée ; c’est que je ne reçois point de visite d’un inconnu.
FREEPORT.
Je suis très connu ; je m’appelle Freeport, loyal négociant, riche ; informez-vous de moi à la bourse.
LINDANE.
Monsieur, je ne connais personne en ce pays-là, et vous me feriez plaisir de ne point incommoder une femme à qui vous devez quelques égards.
FREEPORT.
Je ne prétends point vous incommoder ; je prends mes aises, prenez les vôtres ; je lis les gazettes ; travaillez en tapisserie, et prenez du chocolat avec moi… ou sans moi… comme vous voudrez.
POLLY.
Voilà un étrange original !
LINDANE.
O ciel ! quelle visite je reçois ! Cet homme bizarre m’assassine : je ne pourrai m’en défaire : comment M. Fabrice a-t-il pu souffrir cela ? Il faut bien s’asseoir.
(Elle s’assied, et travaille à son ouvrage.)
(Un garçon apporte du chocolat ; Freeport en prend
sans en offrir ; il parle et boit par reprises.)
FREEPORT.
Ecoutez. Je ne suis pas homme à compliments ; on m’a dit de vous… le plus grand bien qu’on puisse dire d’une femme : vous êtes pauvre et vertueuse ; mais on ajoute que vous êtes fière, et cela n’est pas bien.
POLLY.
Et qui vous a dit tout cela, monsieur ?
FREEPORT.
Parbleu ! c’est le maître de la maison, qui est un très galant homme, et que j’en crois sur sa parole.
LINDANE.
C’est un tour qu’il vous joue : il vous a trompé, monsieur ; non pas sur la fierté, qui n’est que le partage de la vraie modestie ; non pas sur la vertu, qui est mon premier devoir ; mais sur la pauvreté, dont il me soupçonne. Qui n’a besoin de rien n’est jamais pauvre.
FREEPORT.
Vous ne dites pas la vérité, et cela est encore plus mal que d’être fière : je sais mieux que vous que vous manquez de tout, et quelquefois même vous vous dérobez un repas.
POLLY.
C’est par ordre du médecin.
FREEPORT.
Taisez-vous ; est-ce que vous êtes fière aussi, vous ?
POLLY.
Oh, l’original ! l’original !
FREEPORT.
En un mot, ayez de l’orgueil ou non, peu m’importe. J’ai fait un voyage à la Jamaïque, qui m’a valu cinq mille guinées ; je me suis fait une loi (et ce doit être celle de tout bon chrétien) de donner toujours le dixième de ce que je gagne ; c’est une dette que ma fortune doit payer à l’état malheureux où vous êtes… oui, où vous êtes, et dont vous ne voulez pas convenir. Voilà ma dette de cinq cents guinées payée. Point de remerciement, point de reconnaissance ; gardez l’argent et le secret.
(Il jette une grosse bourse sur la table.)
POLLY.
Ma foi, ceci est bien plus original encore.
LINDANE, se levant.et se détournant.
Je n’ai jamais été si confondue ! Hélas ! que tout ce qui m’arrive m’humilie ! quelle générosité ! mais quel outrage !
FREEPORT, continuant à lire les gazettes et à prendre son chocolat.
L’impertinent gazetier ! le plat animal ! peut-on dire de telles pauvretés avec un ton si emphatique ? Le roi est venu en haute personne. Eh ! malotru ! qu’importe que sa personne soit haute ou petite ? Dis le fait tout rondement.
LINDANE, s’approchant de lui.
Monsieur…
FREEPORT.
Eh bien ?
LINDANE.
Ce que vous faites pour moi me surprend plus encore que ce que vous dites ; mais je n’accepterai certainement point l’argent que vous m’offrez : il faut vous avouer que je ne me crois pas en état de vous le rendre.
FREEPORT.
Qui vous parle de le rendre ?
LINDANE.
Je ressens jusqu’au fond du cœur toute la vertu de votre procédé ; mais la mienne ne peut en profiter : recevez mon admiration ; c’est tout ce que je puis.
POLLY.
Vous êtes cent fois plus singulière que lui. Eh ! madame, dans l’état où vous êtes, abandonnée de tout le monde, avez-vous perdu l’esprit de refuser un secours que le ciel vous envoie par la main du plus bizarre et du plus galant homme du monde ?
FREEPORT.
Et que veux-tu dire, toi ? en quoi suis-je bizarre ?
POLLY.
Si vous ne prenez pas pour vous, madame, prenez pour moi ; je vous sers dans votre malheur, il faut que je profite au moins de cette bonne fortune. Monsieur, il ne faut plus dissimuler ; nous sommes dans la dernière misère, et sans la bonté attentive du maître du café, nous serions mortes mille fois. Ma maîtresse a caché son état à ceux qui pouvaient lui rendre service ; vous l’avez su malgré elle : obligez-là, malgré elle, à ne pas se priver du nécessaire que le ciel lui envoie par vos mains généreuses.
LINDANE.
Tu me perds d’honneur, ma chère Polly.
POLLY.
Et vous vous perdez de folie, ma chère maîtresse.
LINDANE.
Si tu m’aimes, prends pitié de ma gloire ; ne me réduis pas à mourir de honte pour avoir de quoi vivre.
FREEPORT, toujours lisant.
Que disent ces bavardes-là ?
POLLY.
Si vous m’aimez, ne me réduisez pas à mourir de faim par vanité.
LINDANE.
Polly, que dirait milord, s’il m’aimait encore, s’il me croyait capable d’une telle bassesse ? J’ai toujours feint avec lui de n’avoir aucun besoin de secours, et j’en accepterais d’un autre ! d’un inconnu !
POLLY.
Vous avez mal fait de feindre, et vous faites très mal de refuser. Milord ne dira rien, car il vous abandonne.
LINDANE.
Ma chère Polly, au nom de nos malheurs, ne nous déshonorons point : congédie honnêtement cet homme estimable et grossier, qui sait donner, et qui ne sait pas vivre ; dis-lui que quand une fille accepte d’un homme de tels présents, elle est toujours soupçonnée d’en payer la valeur aux dépens de sa vertu.
FREEPORT, toujours prenant son chocolat et lisant.
Hem ! que dit-elle-là ?
POLLY s’approchant de lui.
Hélas ! monsieur, elle dit des choses qui me paraissent absurdes ; elle parle de soupçons ; elle dit qu’une fille…
FREEPORT.
Ah, ah ! est-ce qu’elle est fille ?
POLLY.
Oui, monsieur, et moi aussi.
FREEPORT.
Tant mieux ; elle dit donc qu’une fille ? …
POLLY.
Qu’une fille ne peut honnêtement accepter d’un homme.
FREEPORT.
Elle ne sait ce qu’elle dit ; pourquoi me soupçonner d’un dessein malhonnête, quand je fais une action honnête ?
POLLY.
Entendez-vous, mademoiselle ?
LINDANE.
Oui, j’entends ; je l’admire, et je suis inébranlable dans mon refus. Polly, on dirait qu’il m’aime : oui, ce méchant homme de Frélon le dirait : je serais perdue.
POLLY, allant vers Freeport.
Monsieur, elle craint que l’on ne dise que vous l’aimez.
FREEPORT.
Qu’elle idée ! comment puis-je l’aimer ? je ne la connais pas. Rassurez-vous, mademoiselle, je ne vous aime point du tout. Si je viens dans quelques années à vous aimer par hasard, et vous aussi à m’aimer, à la bonne heure… comme vous vous aviserez je m’aviserai. Si vous vous en passez, je m’en passerai. Si vous dites que je vous ennuie, vous m’ennuierez. Si vous voulez ne me revoir jamais, je ne vous reverrai jamais. Si vous voulez que je revienne, je reviendrai. Adieu, adieu. (Il tire sa montre.) Mon temps se perd, j’ai des affaires, serviteur.
LINDANE.
Allez, monsieur, emportez mon estime et ma reconnaissance ; mais surtout emportez votre argent, et ne me faites pas rougir davantage.
FREEPORT.
Elle est folle.
LINDANE.
Fabrice ! monsieur Fabrice ! à mon secours ! venez !
FABRICE, arrivant en hâte.
Quoi donc, madame ?
LINDANE, lui donnant la bourse.
Tenez, prenez cette bourse que monsieur a laissée par mégarde ; remettez-la-lui, je vous en charge ; assurez-le de mon estime, et sachez que je n’ai besoin du secours de personne.
FABRICE, prenant la bourse.
Ah ! monsieur Freeport, je vous reconnais bien à cette bonne action : mais comptez que mademoiselle vous trompe, et qu’elle en a très grand besoin.
LINDANE.
Non, cela n’est pas vrai. Ah ! monsieur Fabrice, est-ce vous qui me trahissez ?
FABRICE.
Je vais vous obéir, puisque vous le voulez. (Bas à M. Freeport.) Je garderai cet argent, et il servira, sans qu’elle le sache, à lui procurer tout ce qu’elle se refuse. Le cœur me saigne, son état et sa vertu me pénètrent l’âme.
FREEPORT.
Elles me font aussi quelque sensation ; mais elle est trop fière. Dites-lui que cela n’est pas bien d’être fière. Adieu.
1 – C’est une vraie création que ce Freeport. Lessing nous apprend que les Anglais furent très flattés de cette figure. Colmann, leur principal auteur dramatique en ce temps-là, fit d’après l’Ecossaise une comédie, dont Freeport fut le principal personnage, et qui eut pour titre : Le Marchand anglais. (G.A.)