CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 53
Photo de PAPAPOUSS
à M. Bordes.
A Ferney, 15 Décembre 1766.
Je vous suis très obligé, monsieur, des deux livres que vous voulez bien me confier, et que je vous rendrai très fidèlement dès que je les aurai consultés. J’espère les recevoir incessamment. L’abbé Coyer me jure qu’il n’est point l’auteur de la Lettre à Pansophe : c’est donc vous qui l’êtes ? Vous dites que ce n’est pas vous : c’est donc l’abbé Coyer ? Il n’y a certainement que l’un de vous deux qui puisse l’avoir écrite. Le troisième n’existe pas. De plus, vous étiez tous deux à Londres à peu près dans le temps que cette lettre parut. Il n’y a que vous deux qui puissiez connaître les Anglais dont on trouve les noms dans cette pièce. Le style en est parfaitement conforme à la Profession de foi très plaisante que vous fîtes, il y a quelques années, entre les mains de Jean-Jacques.
Vous avez très grande raison d’avouer que ce Jean-Jacques a quelquefois de la chaleur dans ses déclamations, et qu’il est souvent contraint, obscur, insolent, hérissé de sophismes, et plein de contradictions. Si vous vouliez ajouter à cette confession générale, que vous vous êtes réjoui fort agréablement à ses dépens dans la Lettre à Pansophe, vous auriez une absolution plénière, sans être obligé ni à la pénitence ni au repentir, et vous seriez certainement sauvé chez tous les gens de lettres.
Je ne trouve donc dans cette publication de la Lettre à Pansophe d’autre défaut, sinon qu’elle me met en contradiction avec moi-même comme Jean-Jacques. Je dis à M. Hume qu’il y a plus de sept ans, que je n’ai écrit à ce polisson, et cela est très vrai. La Lettre à Pansophe semble me convaincre du contraire. Vous m’avez toujours marqué de l’amitié : je vous en demande instamment cette preuve. La Lettre à Pansophe vous fit honneur, et me ferait du tort. Vous avouez l’ode (1) que vous avez mise sous mon nom ; avouez donc aussi la prose, et croyez qu’en vers et en prose je connais tout votre mérite, et que je vous suis tendrement attaché.
1 – L’Ode sur la guerre. (G.A.)
à M. Damilaville.
15 Décembre 1766.
J’ai reçu à la fois, mon cher ami, vos lettres du 6 et du 8 de décembre. Il y a de la destinée en tout : la vôtre est de faire du bien, et même de réparer le mal que la négligence des autres a pu causer. Il est très certain que si M. de Beaumont n’avait pas abandonné pendant dix-huit mois la cause des Sirven, qu’il avait entreprise, nous ne serions pas aujourd’hui dans la peine où nous sommes. Il ne lui fallait que quinze jours de travail pour achever son mémoire : il me l’avait promis. Ce mémoire lui aurait fait autant d’honneur que celui de M. de La Luzerne lui a causé de désagrément. Ce fut dans l’espérance de voir paraître incessamment le factum des Sirven que l’on composa l’Avis au Public. C’est cet Avis au Public qui a valu aux Sirven les deux cent cinquante ducats que vous avez entre les mains, les cent écus du roi de Prusse, et quelques autres petits présents qui aideront cette famille infortunée. J’ai empêché, autant que je l’ai pu, que le petit Avis entrât en France, et surtout à Paris ; mais plusieurs voyageurs y en ont apporté des exemplaires ; ainsi ce qui nous a servi d’un côté nous a extrêmement nui de l’autre.
Voilà le triste effet de la négligence de M. de Beaumont. Je vous prie de lui bien exposer le fait, et surtout de lui dire, ainsi qu’aux autres avocats, que s’il y a dans ce petit imprimé quelques traits contre la superstition de Toulouse, il n’y a rien contre la religion. L’auteur tout protestant qu’il est, ne s’est moqué que des reliques ridicules portées en procession par les Visigoths ; il n’a dit que ce que tous les gens sensés disent dans notre communion. Si ce petit ouvrage, fait pour les princes d’Allemagne, et non pour les bourgeois de Paris, révolte quelques avocats, ou si plutôt il leur fournit un prétexte de ne point signer la consultation de M. de Beaumont, c’est assurément un très grand malheur. Il n’y a que vous qui puissiez le réparer en leur faisant entendre raison, et les faisant rougir du dégoût qu’ils donnent à leurs confrères. Vous mettez le comble à toutes vos bonnes actions, en suivant avec chaleur cette affaire, qui sans vous échouerait entièrement. Ce dernier trait de votre vertu courageuse m’attache à vous plus que jamais.
La petite affaire de M. de Lemberta avec M. Boursier est en train : on fera une partie de ce qu’il désire, c’est-à-dire qu’on exécutera ses ordres (1), et qu’on ne lui donnera point d’argent. En attendant, je vous prie de lui avancer les cent écus dont vous serez remboursé.
Mon cher Wagnière a prêté cinquante louis, qui font toute sa fortune, à un correspondant de l’enchanteur Merlin, qui lui a donné deux billets de Merlin, de vingt-cinq louis chacun, le premier payable au mois de juillet de cette année, et le second au mois de janvier 1767. Je vous prie très instamment de préparer Merlin à payer cette dette sans aucune difficulté. Il serait triste que Wagnière eût à se repentir d’avoir fait plaisir. Je sais que Merlin doit de l’argent aux Cramer ; mais Wagnière doit passer devant tout le monde. Vous ne reconnaissez point sa main dans cette lettre que je dicte, il est actuellement occupé à transcrire la tragédie que l’on doit vous montrer. M. d’Argental n’en a qu’une copie très informe et très barbouillée ; je l’ai prié de la jeter dans le feu, en attendant la véritable.
Je vous ai mandé, je crois, que j’avais écrit à M. de Courteilles. Je voudrais bien savoir le nom de l’auteur du petit ouvrage sur les Commissions. On dit qu’il est de M. Lambert (2), conseiller au parlement ; mais c’est ce dont je doute beaucoup. Adieu, mon cher ami ; il ne reste que la place de vous dire à quel point je vous chéris.
1 – Il s’agit de la réimpression de son livre sur la Destruction des jésuites, avec la Lettre au conseiller. (G.A.)
2 – Il est de Chaillou. (G.A.)
à M. Damilaville.
17 Décembre 1766.
Mon cher ami, l’affaire des Sirven m’empêche de dormir. Il serait bien affreux que les retardements de M. de Beaumont eussent détruit nos plus justes espérances. S’il y a des avocats qui fassent les difficiles, il faut en trouver qui fassent leur devoir en les bien payant. Il ne sera pas difficile d’en avoir trois ou quatre qui signent ; cela nous suffira. Tout ce que demandent les Sirven ? c’est l’impression du mémoire ; ils veulent encore plus gagner leur cause devant le public que devant le conseil. Si nous pouvons obtenir une évocation, à la bonne heure ; sinon, nous aurons du moins pour nous l’éloquence et la vérité, et ce qu’on aurait payé en procédures sera tout au profit d’une famille infortunée.
Les affaires de Genève se brouillent terriblement. J’ai peur que ces dissensions n’aient une fin funeste. Cela retarde la petite affaire de votre ami, M. de Lemberta. On ne peut rien faire dans tous ces mouvements ; presque toutes les boutiques sont fermées, et les bourses aussi. Donnez cependant à M. de Lemberta les cent écus dont vous serez remboursé, j’en répondrai toujours.
L’abbé Coyer jure que ce n’est pas lui qui est l’auteur de la Lettre au docteur Pansophe. On en soupçonne beaucoup un M. Bordes, de l’Académie de Lyon, qui a déjà donné une Ode sous mon nom, pendant la dernière guerre. On ferait une bibliothèque des livres que l’on m’impute. Tous les réfugiés errants qui font de mauvais livres les vendent, sous mon nom, à des libraires crédules. Les Fréron et les Pompignan ne manquent pas de m’imputer ces rapsodies, qui sont quelquefois très dangereuses. On me répond que c’est l’état du métier ; si cela est, le métier est fort triste.
Personne n’a encore ma tragédie ; M. d’Argental n’en possède que des fragments informes ; elle est intitulée les Scythes. C’est une opposition continuelle des mœurs d’un peuple libre aux mœurs des courtisans. Madame Denis et tous ceux qui l’ont lue ont pleuré et frémi. Je l’ai envoyée à M. le duc de Choiseul, qui me mande qu’elle vaut mieux que Tancrède. J’ai déjà composé une préface dans laquelle j’ai saisi une occasion bien naturelle de faire l’éloge de M. Diderot : cela m’a soulagé le cœur. Je vous embrasse mille fois.
à M. Thieriot.
19 Décembre 1766.
Je crois, mon ancien ami, que votre correspondant (1) aura été fort réjoui de l’épitaphe de la cruche étrusque (2). Il est juste que je vous fournisse aussi de quoi amuser votre homme. Je vous envoie d’abord du sérieux, et ensuite vous aurez du comique.
M. Damilaville doit vous communiquer une scène d’une tragédie que j’ai eu la sottise de faire malgré le précepte d’Horace, solve senescentem. J’étais las de voir toujours des princes avec des princesses, et de n’entendre parler que de trônes et de politique. J’ai cru qu’on pouvait donner plus d’étendue au tableau de la nature, et qu’avec un peu d’art on pouvait mettre sur le théâtre les plus viles conditions avec les plus élevées : c’est un champ très fécond que de plus habiles que moi défricheront. Je me suis sans doute rencontré avec l’auteur de Guillaume Tell. Mandez-moi ce que vous en pensez, et aimez toujours votre ancien ami.
1 – Le roi de Pusse. (G.A.)
2 – Epitaphe de Diderot pour le comte de Caylus :
Ci-gît un antiquaire acariâtre et brusque.
Oh ! qu’il est bien logé dans cette cruche étrusque !
à M. le comte d’Argental.
19 Décembre 1766.
Mes divins anges, je ne veux point vous accabler des pièces qu’il faut coudre aux habits persans et scythes. Cette occupation deviendrait insupportable ; le mieux est d’achever le tableau dont vous avez l’esquisse, et de vous l’envoyer dans son cadre.
Comme je suis très jeune, et que j’ai les passions fort vives, j’ai envoyé cette fantaisie à M. le duc de Choiseul, avant d’y avoir mis la dernière main ; cependant il en a été si content, qu’il ne balance point à la mettre au-dessus de Tancrède.
Vous m’avouerez qu’en qualité de riverain suisse, je devais cet hommage à mon colonel. Je craignais beaucoup que Guillaume Tell ne fût précisément mon Indatire. Il était si naturel d’opposer les mœurs champêtres aux mœurs de la cour, que je ne conçois pas comment l’auteur de Guillaume a pu manquer cette idée. Je m’attendais aussi à voir mon Sozame dans le Bélisaire de Marmontel ; on me mande qu’il n’en est rien. Qu’est donc devenue l’imagination ? est-ce qu’il n’y en a plus en France ?
Mandez-moi, je vous en prie, si la pomme de M. Lemierre réussit autant dans le monde que celle de Pâris, et celle de madame Eve.
Vous disiez autrefois que je ne répondais point catégoriquement aux lettres. Vous avez pris mes défauts, et vous ne m’avez pas donné vos bonnes qualités ; c’est vous qui ne répondez point, car vous ne me dites seulement pas si M. le duc de Praslin a reçu le Commentaire (1) que je lui ai envoyé par M. Janel, et vous ne riez point assez de voir en quelles mains le premier envoi était tombé. On l’a lu, on en a été content, et on n’a pas voulu le rendre, en dépit du droit des gens.
Avez-vous lu Eudocie ou Eudoxie de M. de Chabanon ? en êtes-vous satisfaits ? Vous aurez une bonne comédie de La Harpe, ou je suis bien trompé. Je corromps tant que je peux la jeunesse pour le service du tripot.
Le tripot de Genève va fort mal ; les médiateurs n’ont point réussi dans leur entreprise ; ils sont très fâchés, ils menacent ; tout cela tournera mal. Je crois que vous avez fort mal fait de ne point venir ; vous auriez tout concilié, et la comédie qui ne vaut pas le diable aurait été au moins passable.
Je vous demande en grâce, quand vous ferez jouer Zulime à mademoiselle Durancy, de la lui faire jouer comme je l’ai faite, et non pas comme mademoiselle Clairon l’a jouée. Ce mot de Zulime, avec un cri douloureux, O mon père ! j’en suis indigne fait un effet prodigieux. La manière dont les comédiens de Paris jouent cette scène est de Brioché.
Je meurs sans vous haïr… Ramire, sois heureux,
Aux dépens de ma vie, aux dépens de mes feux.
Comment ces malheureux ignorent-ils assez leur langue pour ne pas savoir que cette répétition, aux dépens, fait attendre encore quelque chose ; que c’est une suspension, que la phrase n’est pas finie, et que cette terminaison, aux dépens de mes feux, est de la dernière platitude ? Il n’y a pas jusqu’aux acteurs de province qui ne s’en aperçoivent. Mademoiselle Clairon avait juré de gâter la fin de Tancrède. J’ai mille grâces à vous rendre d’avoir fait restituer par mademoiselle Durancy ce que mademoiselle Clairon avait tronqué. Un misérable libraire de Paris, nommé Duchesne, a imprimé mes pièces de la façon détestable dont les comédiens les jouent ; il a fait tout ce qu’il a pu pour me déshonorer, et pour me rendre ridicule. De quel droit ce faquin a-t-il obtenu un privilège du roi pour corrompre ce qui m’appartient, et pour me couvrir de honte ? Je vous avoue que cela m’est sensible. Je me suis précautionné contre les plus violentes persécutions, et j’ai de quoi les braver ; mais je n’ai point de remède contre l’opprobre et le ridicule dont les comédiens et les libraires me couvrent. J’avoue cette sensibilité ; un artiste qui ne l’aurait pas serait un pauvre homme.
Je ne sais plus ce que devient l’affaire des Sirven ; je crois que les lenteurs de Beaumont l’ont fait échouer. C’est bien pis que l’inepte insolence des comédiens et des libraires. C’est là ce qui me désespère ; j’ai la tête dans un sac.
Les affaires de Genève ne laissent pas de m’embarrasser. J’y ai une grande partie de mon bien ; toutes les caisses sont fermées. Je ne sais comment j’ai fait, moi pauvre diable, pour avoir une maison beaucoup plus grosse que celle de M. l’ambassadeur. Il se trouve qu’à Tournay et à Ferney je nourris cent cinquante personnes ; on ne soutient pas cela avec des vers alexandrins et des banqueroutes.
Pardonnez-moi de mettre à vos pieds mes petites peines ; c’est ma consolation. Respect et tendresse.
1 – Sur Beccaria. (G.A.)