CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 51
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
8 Décembre 1766.
Vous avez bien fait de m’écrire, mes divins anges ; car vous esquivez par là une nuée de corrections et de changements qui étaient déjà tout prêts. Mais puisque vous me mandez que rien ne presse, je corrigerai plus à loisir ce que j’ai fait si fort à la hâte.
Vous avez dû vous apercevoir que j’ai deviné plus d’une de vos critiques. J’ai prévenu aussi la censure judicieuse que vous faites de la précipitation d’Obéide à dire, au cinquième acte, Je l’accepte, dès qu’on lui fait la proposition d’immoler son amant.
Je m’étais un peu égayé dans les imprécations, j’avais fait là un petit portrait de Genève pour m’amuser ; mais vous sentez bien que cette tirade n’est pas comme vous l’avez vue ; elle est plus courte et plus forte.
Mais aussi, comme mes anges laissent à maman et à moi notre libre arbitre, nous vous avouons que nous condamnons, nous anathématisons votre idée de développer dans les premiers actes la passion d’Obéide. Nous pensons que rien n’est si intéressant que de vouloir se cacher son amour à soi-même, dans ces circonstances délicates ; de le laisser entrevoir par des traits de feu qui échappent ; de combattre en effet sans dire, Je combats ; d’aimer passionnément sans dire, J’aime ; et que rien n’est si froid que de commencer par tout avouer. Je n’ai lu la pièce à personne, mais je l’ai fait lire à de très bons acteurs qui sont dans notre confidence ; je les ai vus pleurer et frémir. Il se peut que l’aventure de l’ex-jésuite ait un peu influé sur votre jugement, et que vous ayez tremblé que l’intérêt, qui fait le succès des pièces au théâtre, manquât dans celle-ci ; mais j’oserais bien répondre de l’intérêt le plus grand, si cette tragédie était bien jouée.
Vous m’avouez enfin que vous n’avez d’acteurs que Lekain ; il ne faut donc point donner de pièces nouvelles. Le succès des représentations est toujours dans les acteurs. On prendra dorénavant le parti de faire imprimer ses pièces, au lieu de les faire jouer, et le théâtre tombera absolument. Les talents périssent de tous côtés.
Gardez donc vos Scythes, mes divins anges, ne les montrez point ; amusez-vous de Guillaume Tell, et d’un cœur en fricassée ; faites comme vous pourrez.
Je dois vous dire (car je ne dois avoir rien de caché pour vous) que j’ai envoyé mes Scythes à M. le duc de Choiseul. J’ai été bien aise de lui faire ma cour, et de réchauffer ses bontés.
Daignez, je vous en conjure, vous occuper à présent de mes pauvres Sirven. Vous aurez enfin cette semaine le factum de M. de Beaumont. Cette tragédie mérite toute votre bonté et toute votre protection.
Je vous demande en grâce de me mettre aux pieds de M. le duc de Praslin, et de vouloir bien faire souvenir de moi M. le marquis de Chauvelin, à qui j’épargne une lettre inutile, et à qui je suis bien tendrement attaché.
Je vous demande pardon de tout le tracas que je vous ai donné pendant quinze jours. Je suis au bout de vos ailes pour le reste de ma vie.
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
8 Décembre 1766.
Je vous renvoie, monsieur le marquis, votre Lettre à M. le comte de Périgord (1), que vous avez bien voulu me communiquer. J’en ai tiré une copie, selon la permission que vous m’en donnez. Cette lettre est bien digne d’une âme aussi noble et aussi généreuse que la vôtre. Elle est simple, et c’est le seul style qui convienne à la vérité, quand on écrit à ses amis. Tous les faits que vous rapportez sont incontestables. Je ne doute pas que M. le comte de Périgord ne trouve fort bon que vous lui adressiez cette lettre, et que vous la rendiez publique. Pour moi, je vous avoue que je n’affecte point avec vous une fausse modestie, et que je vous ai une très grande obligation.
Le livre du jésuite Nonnotte (2) vient d’être réimprimé sous le titre d’Amsterdam ; mais l’édition est d’Avignon. Les partisans des prétentions ultramontaines soutiennent ce livre ; mais ces prétentions ultramontaines, qui offensent nos rois et nos parlements, n’ont pas un grand crédit chez la nation. C’est servir la religion et l’Etat que d’abandonner les systèmes jésuitiques à leurs ridicules.
Votre lettre à M. le comte de Périgord m’a tellement échauffé la tête et le cœur, que je vous ai répondu en vers par une Ode (3) dont voici une strophe :
Qu’il est beau, généreux d’Argence,
Qu’il est digne de ton grand cœur,
De venger la faible innocence
Des traits du calomniateur !
Souvent l’Amitié chancelante
Resserre sa pitié prudente ;
Son cœur glacé n’ose s’ouvrir ;
Son zèle est réduit à tout craindre :
Il est cent amis pour nous plaindre,
Et pas un pour nous secourir.
Voici encore une strophe de cette Ode :
Imitons les mœurs héroïques
De ce ministre des combats (4),
Qui de nos chevaliers antiques
A le cœur, la tête, et le bras ;
Qui pense et parle avec courage ;
Qui de la fortune volage
Dédaigne les dons passagers ;
Qui foule aux pieds la Calomnie,
Et qui sait mépriser l’Envie
Comme il méprisa les dangers.
Je crois que M. le duc de Choiseul ne sera pas mécontent de ces derniers vers. Il daigne toujours m’aimer ; il m’honore quelquefois d’un mot de sa main.
J’aurai l’honneur de vous envoyer l’ode entière dès qu’elle sera mise au net, et je la ferai imprimer à la suite de votre lettre. Je serai enchanté de joindre votre éloge à celui de M. de Choiseul : cela paraîtra en même temps que le mémoire des Sirven, dont les avocats ne manqueront pas de vous envoyer quelques exemplaires. Vous pourrez faire publier votre lettre et l’ode à Bordeaux, pendant que je la publierai à Genève. Je voudrais que vous eussiez la bonté de m’envoyer tous vos titres et ceux de M. le comte de Périgord, pour les placer à la tête.
J’attends vos ordres, et j’ai l’honneur d’être avec les sentiments les plus tendres et les plus respectueux, monsieur, votre, etc.
1 - Gouverneur du haut et bas Berry. Il s’agissait encore des Calas et des Sirven. (G.A.)
2 – Les Erreurs de M. de Voltaire. (G.A.)
3 – l’Ode à la Vérité. (G.A.)
4 – Le duc de Choiseul, ministre de la guerre. (G.A.)
à M. Damilaville.
8 Décembre 1766.
Mon cher ami, j’ai remercié M. de Courteilles, dans les termes les plus passionnés, de la justice qu’il vous rendra sans doute. Vous devez d’ailleurs absolument compter sur M. d’Argental. Il est bien cruel que vous ayez besoin de protection, et que vous soyez réduit depuis si longtemps à consumer vos jours dans des travaux qui ne sont pas faites pour un homme de lettres. Mais enfin, puisque telle est votre destinée, il est juste que vous en tiriez l’avantage que vous méritez par vos services. Il est bien beau à vous, dans cette situation critique où vous êtes, et qui m’intéresse si vivement, d’avoir trouvé du temps pour travailler au mémoire des Sirven avec M. de Beaumont. Je me flatte qu’il n’y aura point de phrases, mais une éloquence vraie, mâle, et touchante, dans ce mémoire, qui doit lui faire tant d’honneur. Il doit avoir reçu la lettre que je vous envoyai pour lui dans mes derniers paquets.
Je crois qu’il faudra laisser chez le banquier les deux cents ducats du roi de Pologne, avec ce que nous pourrons tirer des personnes généreuses qui voudront nous aider. Cela servira à payer en partie les frais du conseil, qui seront immenses. Si vous voyez madame Geoffrin, je vous supplie de me mettre à ses pieds.
Je ne sais pas assurément comment tournera le procès de La Chalotais ; mais, puisqu’il sera jugé par le conseil, je suis sûr de l’équité la plus impartiale.
Vous savez sans doute que Rousseau avait fait un projet de sédition dans Genève, qu’on a trouvé dans les papiers du nommé Le Nieps (1), qui a été arrêté et mis à la Bastille. Rousseau devait venir se cacher dans le territoire auprès du lac, dans un endroit nommé le Paquis. Son dessein apparemment était d’être pendu ; c’est un homme qui cherche toute sorte d’élévation. Il est bien triste que les O (2) ! qu’on lui adresse dans l’Encyclopédie subsistent ; c’est un bien mauvais guide dans un dictionnaire qu’un enthousiasme qu’on est obligé de désavouer.
Je n’ai pas encore de réponse de l’abbé Coyer sur son bâtard (3), dont il m’a fait passer pour père. J’ai assez d’enfants à nourrir, sans adopter ceux des autres.
Adieu ; mandez-moi, je vous prie, en quel état est l’affaire qui vous regarde, et ne me laissez pas ignorer où en est celle des Sirven.
1 – Le Nieps, Génevois, condamné, en 1731, à un exil perpétuel. Il habitait Paris. (G.A.)
2 – « O Rousseau ! » Exclamation de Diderot dans l’article ENCYCLOPÉDIE. (G.A.)
3 – La Lettre au docteur Pansophe qui est de Bordes. (G.A.)
à Madame la marquise de Boufflers.
Au château de Ferney, par Genève, 10 Décembre (1).
Madame, si mon âge et mes maladies me l’avaient permis, je serais sûrement venu vous faire ma cour, et à M. le prince de Beauvau, quand vous avez passé par Lyon. Vous allez en Languedoc ; votre premier plaisir sera d’y faire du bien. Je vous propose, madame, une action digne de vous, et dont tous les honnêtes gens de France vous auront obligation.
Il y a dans Toulouse un avocat célèbre, nommé M. de Sudre, qui osa seul défendre les Calas contre l’abominable fanatisme qui a fait expirer sur la roue un vieillard innocent. Les Toulousains, ayant enfin ouvert les yeux, ont élu d’une voix unanime M. de Sudre pour premier capitoul ; la ville en présente trois, le roi en choisit un ; les deux autres n’ont point été nommé unanimement comme M. de Sudre. Il a pour lui de longs services, et l’honneur d’avoir seul protégé l’innocence, lorsque tout le monde l’abandonnait et la calomniait.
Je vous conjure, madame, d’obtenir que M. le prince de Beauvau soit le protecteur de ce digne homme auprès de M. le comte de Saint-Florentin ; c’est une très grande obligation que je vous aurai à tous deux, et que je partagerai avec quelques millions d’hommes. La chose presse ; j’attends tout d’un cœur comme le vôtre.
Je suis avec un profond respect et un attachement inviolable, madame, de vous et de M. le prince de Beauvau, le très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
10 Décembre 1766.
Je pourrais maintenant dire à mes anges que j’ai fait à peu près tout ce qu’ils ont ordonné, excepté leur cruelle proposition d’épuiser l’amour et l’intérêt en parlant trop tôt d’amour. Je pourrais fatiguer leurs bontés par mille petites remarques ; mais comme il n’est point question de faire jouer la pièce, je ne les fatiguerai pas ; j’ai bien à leur parler d’autre chose, et voici sur quoi je supplie leurs ailes de trémousser beaucoup.
Je suppose que vous avez lu en son temps le factum de M. de Sudre, avocat de Toulouse, en faveur des Calas, factum aussi bon pour le fond des choses qu’aucun des mémoires de Paris. Ce M. de Sudre est un homme d’une probité courageuse, qui seul osa lutter contre le fanatisme, sans autre intérêt que celui de protéger l’innocence. Il fut lui-même longtemps la victime du fanatisme qu’il avait attaqué ; il fut même plusieurs années sans oser plaider. Enfin les écailles sont tombées des yeux de ces malheureux Toulousains ; ils ont élu d’une voix unanime M. de Sudre pour premier capitoul. On en élit trois ; le roi en nomme un entre ces trois. M. de Sudre a l’avantage d’avoir été proposé unanimement par la ville. Les voix ont été partagées entre ses deux concurrents ; mais il a bien un autre avantage auprès de vous, celui d’avoir soutenu la cause de l’innocence opprimée avec une constance intrépide. Il honorera la place que ce coquin de David, digne d’être le capitoul de Jérusalem, a tant déshonorée ; et si quelqu’un peut faire abolir la procession annuelle de Toulouse, où l’on remercie Dieu de quatre mille assassinats, c’est assurément M. de Sudre.
Voyez, mes anges, si vous avez des amis auprès de M. le comte de Saint-Florentin, de qui dépend cette affaire. Voyez si M. le duc de Praslin et M. le duc de Choiseul veulent dire un mot. Vous ferez certainement ce que vous pourrez, car je vous connais.
Le tout sans préjudicier à la tragédie des Sirven, qi va se jouer, et qui n’attirera peut-être pas grand monde parce que la pièce n’est pas neuve. Pour celle des Scythes, pardieu, elle est neuve. Respect et tendresse.