CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 38
Photo de PAPAPOUSS
DE VOLTAIRE.
8 de Juillet 1765.
Mon cher philosophe, votre lettre m’a pénétré le cœur. Je vous aime assez pour vous apprendre des secrets que je ne devrais dire à personne, et je compte assez sur votre probité, sur votre amitié, pour être sûr que vous garderez le silence que je romps avec vous. Je ne vous parle point de l’intérêt que vous avez à vous taire ; tout intérêt est chez vous subordonné à la vertu.
La plupart des lettres sont ouvertes à la poste, les vôtres l’ont été depuis longtemps. Il y a quelques mois que vous m’écrivîtes (1) : « Que direz-vous des ministres, vos protecteurs, ou plutôt vos protégés ? » et l’article n’était pas à leur louange. Un ministre m’écrivit quinze jours après (2) : « Je ne suis pas honteux d’être votre protégé, mais, etc. ; » ce ministre paraissait très irrité. On prétend encore qu’on a vu une lettre de vous à l’impératrice de Russie, dans laquelle vous disiez : « La France ressemble à une vipère ; tout en est bon, hors la tête. » On ajoute que vous avez écrit dans ce goût au roi de Prusse. Vous sentez, mon cher philosophe, combien il a été inutile que je vous aie rendu justice, et que j’aie écrit à ceux qui se plaignaient ainsi de vous, « Que vous êtes l’homme qui fait le plus d’honneur à la France. » La voix d’un pauvre Jean criant dans le désert, et surtout d’un Jean persécuté, ne fait pas un grand effet. Voilà donc où vous en êtes. C’est à vous à tout peser ; voyez si vous voulez vous transplanter à votre âge, et s’il faut que Platon aille chez Denys, ou que Platon reste en Grèce. Votre cœur et votre raison sont pour la Grèce. Vous examinerez si, en restant dans Athènes, vous devez rechercher la bienveillance des Périclès. Je suis persuadé que le ministre, qui n’a rien répondu sur votre pension, ne garde ce silence que parce qu’un autre ministre lui a parlé. On est fâché contre vous depuis la Vision (3). Je sentis cruellement le coup que cette Vision porterait aux philosophes ; je vous le mandai (4) ; vous ne me crûtes pas, mais j’étais très instruit. Madame la princesse de Robecq n’apprit qu’elle était en danger de mort que par cette brochure. Jugez quel effet elle dut faire. Depuis ce temps, des trésors de colère se sont amassés contre nous tous et vous ne l’ignorez pas. J’ai cru apercevoir, au travers de ces nuages, qu’on vous estime comme on le doit, et qu’on aurait désiré votre estime.
Je sais bien que vous ne ferez jamais de démarche qui répugne à la hauteur de votre âme, mais il vous faut votre pension. Voulez-vous me faire votre agent, quoique je ne sois pas sur les lieux ? Il y a un homme (5) qui est dans une très grande place et qui est mécontent de vous. Il n’est pas impossible que son ressentiment ait influé sur le refus ou sur le délai de la justice qu’on vous doit. Permettez-vous que je prenne la liberté de lui écrire ? je suis sans conséquence ; je ne compromettrai ni lui ni vous ; je lui proposerai une action généreuse. Il est très capable de la faire très capable aussi de se moquer de moi ; mais j’en courrai volontiers les risques, et rien ne retombera sur vous. Je ne ferai rien assurément sans avoir vos instructions, que vous pourrez me faire parvenir en toute sûreté par la voie dont vous vous êtes déjà servi.
On crie contre les philosophes, on a raison ; car si l’opinion est la reine du monde, les philosophes gouvernent cette reine. Vous ne sauriez croire combien leur empire s’étend. Votre Destruction a fait beaucoup de bien. Bonsoir ; je suis las d’écrire ; je ne le serai jamais de vous lire et de vous aimer.
1 – Voyez la lettre du 27 avril. (G.A.)
2 – Choiseul. (G.A.)
3 – Par Morellet. (G.A.)
4 – Voyez la lettre du 10 Juin 1760. (G.A.)
5 – Toujours Choiseul. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
16 de Juillet 1765.
Mon cher et illustre maître, je reçois à l’instant votre lettre du 8, que M. de Villette m’envoie de sa campagne ; et comme il serait trop long, et peut-être peu sûr de vous répondre par son canal, en son absence je profite de l’occasion de mademoiselle Clairon (1) pour vous ouvrir mon cœur. Il est très vrai que j’ai écrit tout ce qu’on vous a dit ; mais, comme cela n’intéresse point le roi, je croyais pouvoir écrire en sûreté, persuadé qu’on ne rendait compte qu’à lui de ce que pouvaient contenir mes lettres (2). Il n’est pas moins vrai que l’homme en place dont vous me parlez (3) est parvenu à se rendre l’exécration des gens de lettres, dont il lui était si facile de se faire aimer. Je crois bien qu’il me hait, et je me pique de reconnaissance ; cependant je n’imagine pas qu’il influe beaucoup dans le refus ou le délai de ma pension ; je crois plutôt que les dévots de la cour ont fait peur au ministre, qui n’ose le dire pourtant, et qui donne de son délai toutes sortes de mauvaises raisons. Au reste, je vous laisse le maître de faire les démarches que vous jugerez utiles, pourvu que ces démarches ne m’engagent à rien ; ce qui est bien certain, c’est que je n’en ferai pour ma part aucune. Le roi de Prusse m’a déjà fait écrire, et j’attends une lettre de lui. On me dit de sa part que la place de président est toujours vacante, qu’elle m’attend, et que, pour cette fois, il espère que je ne la refuserai pas ; mais ma santé ne me permet plus de me transplanter, et puis je suis plus amoureux de la liberté que jamais ; et si je quittais la France (ce qui pourrait bien arriver si le roi de Prusse venait à mourir), ce serait pour aller dans un pays libre (4). Il est sûr que cette France m’est bien odieuse, et que, si ma raison est pour la Grèce, assurément mon cœur n’y est pas. Tous les savants de l’Europe sont déjà informés par moi ou par d’autres de l’indignité absurde avec laquelle on me traite, et quelques-uns m’en ont déjà témoigné leur indignation. Il arrivera de mon affaire ce qui plaira au destin. Je quitterai Paris du moment où je ne pourrai plus y vivre, et j’irai m’enterrer dans quelque solitude. On me fera tout le mal qu’on voudra ; j’espère que mes amis, le public, et les étrangers me vengeront. Adieu, mon cher maître ; je ne vous dis rien de la porteuse de cette lettre ; elle porte sa recommandation avec elle. Adieu.
1 – Elle partait pour Ferney. (G.A.)
2 – On sait que Louis XV se faisait faire un rapport quotidien du contenu des lettres. (G.A.)
3 – Choiseul. (G.A.)
4 – D’Alembert ne donne pas la vraie raison de son refus de quitter Paris. Il était retenu surtout par l’amitié qu’il portait à mademoiselle de Lespinasse. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
A Ferney, 5 d’Auguste,
car je ne puis souffrir Août.
Mon cher philosophe, si la cause que je soupçonnais n’est pas la véritable, il y a donc des effets sans cause. La raison suffisante de Leibnitz est donc à tous les diables ; car tout ce qu’on peut alléguer pour colorer l’injustice qu’on vous fait est parfaitement absurde. Mademoiselle Clairon, dans son genre, se trouve à peu près maltraitée comme vous ; elle a essuyé assurément des choses plus désagréables ; je lui conseille ce que probablement elle fera, et ce que vous lui avez conseillé (1). Pour vous, mon cher et grand philosophe, je n’ai point d’avis à vous donner ; vous n’en prendrez que de votre fermeté et de votre sagesse. Je n’ai rien à dire à M. le duc de Choiseul, je lui ai tout dit ; et, puisque vous ne le croyez pas l’auteur de cette injustice, mon rôle est terminé. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a un déchaînement aussi violent que ridicule à la cour contre les philosophes ; et, pour compléter cette extravagance, c’est le beau Siège de Calais qui a fait pousser à l’excès ce déchaînement. J’ignore si vous quitterez cette nation de singes, et si vous irez chez des ours ; mais si vous allez en Oursie (2), passez par chez nous. Ma poitrine commence un peu à s’engager. Il serait fort plaisant que je mourusse entre vos bras, en faisant ma profession de foi.
Mais pourquoi ne viendriez-vous pas à Ferney attendre philosophiquement la fin des orages ? Vous me direz peut-être qu’on viendrait nous y brûler tous deux : je ne le crois pas ; nous ne sommes qu’au temps des Fréron et des Pompignan, et non à celui des Dubourg et des Servet ; d’ailleurs nous sommes tous deux bons chrétiens, bons sujets, bons diables ; on nous laissera en paix dans ma tanière. Ecrivez-moi par frère Damilaville. Adieu ; je vous aime autant que je vous estime.
1 – A savoir, de quitter le théâtre. (G.A.)
2 – En Russie. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 13 d’Auguste 1765.
J’ai pensé, mon cher et illustre maître, aller demander ma pension au Père éternel, qui sûrement ne m’aurait pas traité plus mal qu’on ne le fait à Versailles. Une inflammation d’entrailles m’a mis un pied dans la barque à Caron, dans laquelle il me semble que je descendais sans regret. Heureusement ou malheureusement le grand danger n’a pas été long, quoique le médecin, qui craignait une fièvre maligne, n’ait osé prononcer pendant plusieurs jours. Je suis à présent bien rétabli, à un peu de faiblesse près. Quel beau livre j’ai soufflé aux jésuites et aux jansénistes ! et que de magnifiques choses ils auraient dites, si le diable m’avait emporté ! J’apprends par une voix indirecte qu’il a été au moment d’en faire autant de vous, mais que vous lui avez échappé comme moi ? Il faut que le diable, qui nous guette l’un et l’autre, ne sache pas son métier, ou n’ait pas les serres bien fortes ; il se console apparemment en pensant que ce qui est différé n’est pas perdu.
Je suis bien aise que vous n’ayez point écrit en ma faveur à l’homme dont vous me parlez, pour deux raisons : la première, parce que je ne puis ni l’aimer ni l’estimer, ne fût-ce que par la protection ouverte qu’il a donnée à une satire infâme (1) jouée sur le théâtre contre de fort honnêtes gens dont il n’avait point à se plaindre ; il s’est déclaré l’ennemi des lettres, et je ne crois pas que cela lui tourne à bien. Quoique je sente les inconvénients de la pauvreté, j’aime mieux rester pauvre que de devoir ma fortune à des pareilles gens, et je me souviens de trois beaux vers de Zaïre, que je crains pourtant d’estropier :
… Il est affreux pour un cœur magnanime
D’attendre des bienfaits de ceux qu’on mésestime ;
Leurs refus sont affreux, leurs bienfaits font rougir.
Ma seconde raison pour ne faire auprès de cet homme aucune démarche, c’est que je suis persuadé, encore une fois, qu’il a moins influé que vous ne croyez dans l’avanie qu’on m’a faite ; je crois que la cabale des dévots, dont le petit bout de ministre Saint-Florentin a eu peur, y a eu plus de part que lui. Ajoutez que ce petit bout de ministre, qui ne me voit jamais dans son antichambre avec mes autres confrères, a été tout capable de me prendre, par cela seul, en aversion, et de chercher à me donner un dégoût qu’il n’ose pourtant consommer. Il vient d’écrire à l’Académie des sciences pour lui demander une seconde fois son avis, qu’elle lui a déjà donné sans qu’il le lui demandât. On dit même que c’est cela en partie qui l’a piqué. L’Académie doit lui répondre demain : enfin il faut espérer que cela finira. Le roi de Prusse me presse de nouveau très vivement ; mais, avec quelque indignité que la cour me traite, Paris m’a si bien vengé de Versailles pendant ma maladie, que j’aimerais mieux être magister de Chaillot ou de Vaugirard que président de la plus brillante Académie étrangère. Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à l’intérêt que le public m’a témoigné en cette occasion, et mes amis mêmes ont été au delà de ce que je pouvais désirer. Je puis dire qu’à quelque chose malheur a été bon, puisqu’il m’a fait voir que j’avais en France de la considération et des amis. Me voilà cloué pour jamais à cette barque ou galère, comme vous voudrez l’appeler, à moins que quelque sous-pilote ne veuille me noyer, auquel cas
Je me sauve à la nage, et j’aborde où je puis.
BOIL., Discours au roi.
Adieu, mon cher et illustre maître ; vous avez eu, et peut-être vous avez encore mademoiselle Clairon. Elle a été encore plus maltraitée que moi ; mais on a besoin d’elle et on ne se soucie guère de moi ; on la cajolera pour la ramener ; elle succombera peut-être, et j’en serai fâché pour elle. Je voudrais qu’on apprît une bonne fois dans ce pays-ci à respecter les talents dont on a besoin pour son plaisir ou pour son instruction, et à ne pas croire qu’après les avoir outragés et avilis, on les regagne par des caresses. Je suis fâché de vous l’avouer, mon cher et illustre maître ; mais pourquoi n’épancherais-je pas mon cœur avec vous ? vous avez un peu gâté les gens qui nous persécutent. J’avoue que vous avez eu besoin plus qu’un autre de les ménager, et que vous avez été obligé d’offrir une chandelle à Lucifer pour vous sauver de Belzébuth ; mais Lucifer en est devenu plus orgueilleux, sans que Belzébuth en ait été moins méchant. Conservez-vous néanmoins pour la bonne cause, dussiez-vous brûler encore à regret quelque petit bout de chandelle devant ces idoles que vous connaissez, Dieu merci, pour ce qu’elles sont.
Parlons de choses un peu moins tristes. Savez-vous que je vais être sevré ? A quarante-sept-ans, ce n’est pas s’y prendre de trop bonne heure. Je sors de nourrice, où j’étais depuis vingt-cinq ans ; j’y prenais d’assez bon lait, mais j’étais renfermé dans un cachot, où je ne respirais pas, et je sens que l’air m’est absolument nécessaire : je vais chercher un logement où il y en ait. Il m’en coûte six cents livres de pension que je fais à cette pauvre femme (2), pour la dédommager de mon mieux ; c’est plus que la pension de l’Académie ne me vaudra, supposé qu’on veuille bien enfin me faire la grâce de me la donner. Adieu, mon cher maître ; frère Damilaville, qui est plus malade que moi, va vous voir, et je l’envie.
1 – La comédie des Philosophes. (G.A.)
2 – « D’Alembert, dit M. Sainte-Beuve, logeait d’abord rue Michel-le-Comte, chez sa nourrice, la bonne vitrière. Une maladie grave qui lui survint, et durant laquelle mademoiselle de Lespinasse l’alla soigner, lui fit ordonner par les médecins un meilleur air, et le décida à aller demeurer tout simplement avec son amie (rue Bellechasse). » (G.A.)
DE VOLTAIRE.
28 d’Auguste 1765.
Mon très cher et vrai philosophe, je m’intéresse pour le moins autant à votre bien-être qu’à votre gloire ; car, après tout, le vivre dans l’idée d’autrui ne vaut pas le vivre à l’aise. Je me flatte qu’on vous a enfin restitué votre pension, qui est de droit ; c’était vous voler que de ne vous pas la donner. Il y a des injustices dont on rougit bientôt : celle qu’on faisait à la famille des Calas, de s’opposer au débit de son estampe, était encore un vol manifeste. Une telle démarche a bien surpris les pays étrangers. Je voudrais que tout homme public, quand il est près de faire une grosse sottise, se dît toujours à lui-même : l’Europe te regarde.
Mademoiselle Clairon a été reçue chez nous comme si Rousseau n’avait pas écrit contre les spectacles. Les excommunications de ce père de l’Eglise n’ont eu aucune influence à Ferney. Il eût été à désirer pour l’honneur de ce saint homme, si honnête et si conséquent, qu’il n’eût pas déclaré, écrit et signé par devant un nommé Montmolin, son curé huguenot, « qu’il ne demandait la communion que dans le ferme dessein d’écrire contre le livre abominable d’Helvétius (1). » Vous voyez bien que ce n’est pas assez pour Jean-Jacques de se repentir ; il poussa la vertu jusqu’à dénoncer ses complices et à poursuivre ses bienfaiteurs ; car s’il avait renvoyé quelques louis à M. le duc d’Orléans il en avait reçu plusieurs d’Helvétius. C’est assurément le comble de la vertu chrétienne de se déshonorer et d’être un coquin pour faire son salut.
Ce sont de tels philosophes qui ont rendu la philosophie odieuse et méprisable à la cour. C’est parce que Jean-Jacques a encore des partisans que les véritables philosophes ont des ennemis. On est indigné de voir dans le Dictionnaire encyclopédique une apostrophe à ce misérable comme on en ferait une à un Marc-Antonin (2). Ce ridicule suffit, avec l’article FEMME (3), pour décrier un livre, fût-il en vingt volumes in-folio. Comptez que je ne me suis pas trompé en mandant, il y a longtemps, que Rousseau ferait tort aux gens de bien.
Quand on a donné des éloges à ce polisson, c’était alors qu’on offrait réellement une chandelle au diable.
Croyez, mon cher philosophe que je ne donnerai jamais à aucun grand seigneur les éloges que j’ai prodigués à mademoiselle Clairon. Le mérite et la persécution sont mes cordons bleus ; mais aussi vous êtes trop juste pour exiger que je rompe en visière à des personnes à qui j’ai les plus grandes obligations. Faut-il manquer à un homme qui nous a fait du bien, parce qu’il est grand seigneur ? Je suis bien sûr que vous approuverez qu’on estime ou qu’on méprise, qu’on aime ou qu’on haïsse très indépendamment des titres. Je vous aimerais, je vous louerais, fussiez-vous pape ; et, tel que vous êtes, je vous préfère à tous les papes, ce qui n’est pas coucher gros ; mais je vous aime et vous révère plus que personne au monde.
1 – Ceci n’est pas exact. Rousseau déclara verbalement à Montmolin qu’il avait eu en vue dans son Emile de s’élever contre le livre d’Helvétius. Il ne s’agissait donc pas d’un livre à faire. (G.A.)
2 – L’apostrophe « O Rousseau ! » dans l’article ENCYCLOPÉDIE de Diderot. (G.A.)
3 – Par Desmahis. (G.A.)