ESSAI SUR LES MŒURS - Avertissement - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

ESSAI SUR LES MŒURS - Avertissement - Partie 1

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ESSAI SUR LES MŒURS.

 

 

 

 

 

 

AVERTISSEMENT POUR LA PRÉSENTE ÉDITION.

 

 

 

          Lorsqu’on s’est fait, avec le Dictionnaire philosophique, une idée voltairienne de toutes choses, et qu’on se sent familiarisé, par cette lecture, avec les allures, les hardiesses et les boutades même du grand raisonneur qu’on a choisi pour guide, nulle œuvre, croyons-nous, ne vient mieux à son rang pour des esprits ainsi préparés que celle où le philosophe se montre méthodiquement aux prises avec l’histoire de l’humanité tout entière. Sous ce titre modeste, mais si juste, d’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Voltaire, en effet, a écrit une histoire universelle, claire, vive, nette, complète, raisonnée, mais sans phrases ; rien que des faits ; unique enfin comme son Dictionnaire. Ce n’est pas une armée de polémique, ce n’est pas non plus un ouvrage systématique ; tout de bonne foi, c’est un livre de vérité et de haute justice, le livre humain par excellence. Dire qu’il a fait oublier les récits à harangues de Mézerai ou les contes belliqueux du père Daniel, ce ne serait rien dire ; Mézerai et Daniel ne sont point ici de comparaison ; Voltaire ne songeait  nullement à eux quand il écrivit ce grand livre. Voulez-vous voir tout de suite la hauteur de l’historien-philosophe ? C’est à Bossuet qu’il faut le mesurer. En achevant l’Essai, Voltaire ne songeait bien qu’à celui-là.

 

          Bossuet, prêtre et homme d’Etat, avait osé, dans son Discours sur l’histoire universelle, fabriquer une histoire selon son Eglise, selon sa politique, et toute à l’usage de la cour où il vivait et des princes qu’il éduquait ; il avait confisqué l’humanité entière à son profit et au leur ; il l’avait concentrée, emprisonnée dans Israël, dans Rome, puis dans la France, en même temps que Louis XIV centralisait toute la vie de cette nation même dans son Versailles ; et cette histoire, qui loin d’être une universalité, était, au contraire de son titre, déterminée, spéciale, particulière, pesait sur les esprits de tout le poids de l’autorité sacerdotale et intellectuelle de son auteur. Voilà l’œuvre de mensonge que Voltaire résolut non pas d’ébranler ni de culbuter par des attaques de petite guerre, mais de remplacer en édifiant en face, ou plutôt côte à côte et à sa suite même, un monument de parfaite honnêteté. C’était faire en histoire ce que Galilée, Kepler, Newton avaient fait en astronomie. Il ne s’agissait plus d’un ciel pivotant autour d’une simple terre ; il ne va pas s’agir non plus d’une humanité nulle n’existant que pour un peuple, une ville, un être. On avait constaté l’existence propre de tous les globes, et l’on venait de découvrir la loi unique qui les régit tous ; on va, grâce à Voltaire, reconnaître le droit à la vie de toutes les nations, et signaler dans la variété même de leurs mœurs, de leur esprit et de leur développement, la loi commune qui fait d’elles toutes une humanité. Telle est la grande leçon morale et sociale que le philosophe tire simplement des faits et qu’il expose, non plus à un dauphin comme faisait Bossuet, mais à une simple femme, et c’est bien dire par là qu’il s’adresse à tout le monde.

 

          Voltaire, pourtant, ne s’est pas mis au travail sous l’empire de ce vaste concept. Il commença ses études historiques universelles, poussé par le désir seul de bien connaître les choses des temps passés, et il ne prit la plume que par dépit de ne rien trouver de ce qu’il cherchait dans les historiens qui faisaient alors autorité. S’il annota, s’il résuma, ce ne fut d’abord, comme il le raconte lui-même, que véritablement pour la seule madame du Châtelet, et sans songer au public. Le livre ne fut donc pas écrit tout d’un trait ; il est, en effet, comme le Dictionnaire philosophique, un composé de différents corps qui pourtant s’harmonisent à merveille, et, comme lui, il a grossi avec le temps ; il ne fut non plus édité tout d’une pièce, ni même de bon gré ; car c’est à la fraude que nous en devons la première connaissance et peut-être bien aussi le parachèvement. Disons, au reste, l’histoire de cette publication, et du scandale qu’elle excita ; elle est non moins curieuse que celle de la publication du Dictionnaire.

 

          Voltaire avait donné à plusieurs de ses amis quelques copies de ses premières esquisses historiques. Frédérique de Prusse en possédait une, lorsqu’en 1745, à la bataille de Sorr, le roi ayant perdu ses bagages, le manuscrit, qui se trouvait dans son équipage, tomba aux mains d’un domestique du prince Charles de Lorraine, qui le vendit moyennant cinquante louis au libraire hollandais Néaulme, et celui-ci en publia deux volumes en 1753.

 

          Justement à cette époque, Voltaire venait de rompre avec le roi de Prusse ; c’était au lendemain de l’aventure de Francfort ; il se trouvait seul, comme abandonné, sur la frontière de France, à Colmar, ne sachant trop s’il pouvait se risquer à Paris, n’osant non plus prendre le chemin de l’exil par crainte de la confiscation de ses rentes ; il ne fallait enfin qu’une imprudence pour le perdre tout à fait : - qu’on juge du coup qu’il ressentit à la nouvelle de la publication frauduleuse de son esquisse, composée de verve, sans retouche, sans respect d’aucune sorte que celui de la vérité ! Sur le moment, il ne douta pas que ce ne fût un tour que lui jouait Frédéric. Il écrivit à madame de Pompadour elle-même pour conjurer l’orage ; il envoya des notes aux journaux littéraires ; il fit venir de Paris le manuscrit original enfoui depuis plusieurs années dans son hôtel, et il voulut qu’on le confrontât par devant notaire, à Colmar, avec l’édition de Jean Néaulme. Enfin, tout en désavouant les deux volumes parus, il imagina de publier à Leipzig un troisième volume leur faisait suite : manœuvre habile et toute nouvelle qui arrêta le cours de l’impression subreptice. C’est à la tête de ce volume qu’il prit à témoin de sa conduite l’électeur Palatin dans une dédicace que nous donnons ci-après, et qu’il fit paraître une préface explicative que nous reproduisons également. Quoi qu’il en soit, Louis XV, qui ne pouvait pardonner au philosophe son escapade en Prusse et sous les yeux duquel on mettait en ce moment même une phrase du nouveau livre injurieuse pour les rois, dit hautement qu’il ne voulait pas voir Voltaire à Paris, et l’exil du grand homme commença, - mais, par bonheur, sans aucune conséquence fâcheuse pour sa fortune. C’est donc, retiré en Suisse et libre, qu’il acheva son œuvre, laquelle parut enfin en 1756. Elle formait sept volumes et fut tirée à sept mille exemplaires, chose inouïe pour le temps ! Voltaire ne cessa de revoir, de remanier, de compléter son travail, et, l’année même de sa mort, il ajoutait encore quelque chose à son Essai. En 1765, il avait publié la Philosophie de l’histoire, par feu l’abbé Bazin, avec une dédicace à l’impératrice de Russie. Cet écrit sert aujourd’hui d’introduction, et le nom de Catherine en a disparu par la volonté même de Voltaire. Sa chère Emilie seule à tout l’hommage.

 

          Le titre du livre n’a pas moins subi de changements que son fond même. L’Essai s’appela d’abord en manuscrit : Essai sur les révolutions du monde et sur l’histoire de l’esprit humain depuis le temps de Charlemagne jusqu’à nos jours ; puis il parut comme : Abrégé de l’histoire universelle depuis Charlemagne jusqu’à Charles Quint ; puis ce fut : Essai sur l’histoire universelle ; et puis encore : Essai sur l’histoire générale et sur les mœurs et l’esprit des nations. Enfin, ce n’est qu’en 1769 qu’il reçut le titre qu’il a conservé depuis. On voit que Voltaire, tout primesautier qu’il fût, ne laissait pas que de besogner ferme pour sa plus grande gloire et perfection.

 

          Les critiques ne manquèrent pas à l’historien. Nonotte s’attaqua à l’Essai proprement dit ; Larcher et Le François prirent chacun à partie la Philosophie de l’histoire ; quant à l’abbé Guénée, il se fit le champion de Moïse. Voltaire leur répondit par ses Eclaircissements, son Pyrrhonisme de l’histoire, et par l’écrit intitulé : Un chrétien contre six Juifs. Il profita de leurs observations quand il les crut justes ; mais, comme ils avaient mêlé des injures aux remarques, il s’amusa à leur rendre fève pour pois, et leur assura ainsi une immortalité à laquelle ils n’aspiraient guère.

 

          En avant de ces critiques qui ne vivent donc plus que par le ridicule se groupent les admirateurs et les disciples du nouveau père de l’histoire. On prononce les noms de Larcher, de Nonotte, et l’on sourit ; mais on lit et l’on vénère toujours les Condillac, les Hume, les Robertson, les Gibbon, qui tous se réclament du même maître. Il est vrai qu’en notre siècle on s’est plu à ravaler le mérite de la révolution opérée par Voltaire dans le genre historique. On a dit (1) que cette manière de raconter les faits en raisonnant des choses, était une réunion incohérente de deux ouvrages, l’un d’histoire, l’autre de philosophie ; qu’ordinairement le premier n’était qu’une simple réimpression de la moins mauvaise des histoires précédentes ; que c’était pour l’ouvrage philosophique que l’on réservait toute la vigueur de son talent, etc., etc. En vérité, nous ne saisissons guère ce qu’il y a d’incohérent entre la philosophie et l’histoire ; nous ne croyons pas qu’on puisse accuser Voltaire d’avoir travaillé sur des faits préparés par d’autres ; nous voulons bien reconnaître toutefois que le nouveau genre a ses écueils, et qu’on les a signalés au moment même où les considérations menaçaient de submerger les faits ; mais c’est là tout. Et nous dirons aux écrivains coloristes, qui ont grossi leur voix pour renforcer l’accusation, que les procédés artistiques dont ils usent offrent des inconvénients bien autrement graves que ceux qu’ils signalent chez les autres ; car tous sont condamnés à n’être jamais que des chroniqueurs, - chroniqueurs admirables si l’on veut, mais qui ne feront jamais figure dès qu’apparaîtra quelqu’un de ces grands historiens qui ne nous donnent le spectacle du passé que pour nous inspirer la haine de l’injustice, de l’arbitraire et de la superstition.

 

 

 

ÉMILE DE LA BÉDOLLIÈRE, GEORGES AVENEL.

 

 

 

 

 

 

1 – Augustin Thierry.

 

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