CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 29
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DE VOLTAIRE.
8 de Janvier 1764.
Enfin je me flatte qu’il vous parviendra deux exemplaires de cette Tolérance non tolérée, à peu près dans le temps que vous recevrez ma lettre. Je me garderai bien, mon très cher philosophe, de faire adresser un exemplaire à M. de La Reynière ; on lui saisirait son exemplaire tout comme aux autres. Figurez-vous que ceux qui étaient envoyés directement par la poste à M. de Trudaine et à M. de Montigny, son fils, n’ont jamais pu leur parvenir. Vous me direz qu’à la poste M. de La Reynière est bien plus grand seigneur que M. de Trudaine ; désabusez-vous, s’il vous plaît : un exemplaire adressé à M. Bouret, le puissant Bouret, l’intendant des postes Bouret, l’officieux Bouret a été saisi impitoyablement.
Vous trouverez peut-être, par le calcul des probabilités, combien il y a à parier au juste que les prêtres et les cagots l’ont emporté dans cette affaire sur les ministres d’Etat les mieux intentionnés et sur les personnes les plus puissantes. Vous conclurez qu’il y a tant de querelles en France sur les finances, qu’on n’entend point, que le ministère craint de nouvelles tracasseries sur la religion, qu’on entend encore moins. Le nom de celui à qui l’on attribue malheureusement le Traité sur la tolérance effarouche les consciences timorées. Vous verrez combien elles ont tort, combien l’ouvrage est honnête ; et vous, qui citez si bien et si à propos la sainte Ecriture, vous en trouverez les passages les plus édifiants fidèlement recueillis.
Je vous suis très obligé de votre petit commerce épistolaire avec Jean-George : voilà un impudent personnage. Je vous trouve bien bon de le traiter de monseigneur ; aucun de nos confrères ne devrait donner ce titre au frère de Pompignan. Les évêques n’ont aucun droit de s’arroger cette qualification, qui contredit l’humilité dont ils doivent donner l’exemple. Ils ont eu la modestie de changer en monseigneur le titre de révérendissime père en Dieu, qu’ils avaient porté douze cents ans.
Pour Jean-George, il n’est assurément que ridiculissime. Je vous prie, mon cher philosophe, de vous amuser à lire la Lettre que mon petit secrétaire a écrite au grand secrétaire du célèbre Simon Le Franc de Pompignan, frère aîné de Jean-George. Vous direz comme Marot :
Monsieur l’abbé et monsieur son valet
Sont faits égaux, tous deux comme de cire.
L’ouvrage (1), qui est en partie de Dumarsais, et qu’on attribue à Saint-Evremond, se débite dans Paris, et je suis étonné qu’il ne soit point parvenu jusqu’à vous. Il est écrit à la vérité trop simplement ; mais il est plein de raison. C’est bien dommage que cette raison funeste, qui nous égare si souvent, s’élève avec tant de force contre la religion chrétienne. Ce livre n’est que trop capable d’affermir les incrédules et d’ébranler la foi des plus croyants.
Vous voulez donc, mon grand philosophe, vous abaisser jusqu’à chasser les jésuites de Silésie. Je n’ai pas de peine à croire que vous réussissiez dans cette digne entreprise ; mais vous n’aurez pas le plaisir de chasser des jésuites français, il y a longtemps que Luc s’est défait d’eux. Il n’y a plus en Silésie que de gros vilains jésuites allemands, ivrognes, fripons et fanatiques, qui ne sont pas assurément les favoris du philosophe de Sans-Souci.
Continuez, je vous prie, à m’aimer un peu, à vous moquer des sots, à faire trembler les fripons ; et si vous faites jamais ce voyage d’Italie que vous projetiez, de grâce, passez par chez nous.
1 – Toujours l’Analyse de la religion chrétienne. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
Paris, ce 15 de janvier 1764.
Ce que j’ai d’abord de plus pressé, mon très cher et très respectable maître, c’est de justifier frère Hippolyte (1) Bourgelat, qui, comme je m’en doutais bien, n’est point coupable, ainsi que vous le verrez par la lettre qu’il m’a écrite à ce sujet, et dont je vous envoie copie. J’espère que M. Galatin échappera aux griffes des vautours, et que je pourrai lire enfin cette Tolérance dont nosseigneurs de la rue Plâtrière (2), qui ont presque autant d’esprit que nosseigneurs du parlement, me privent avec une cruauté si intolérable. La vérité est que ceux qui ont lu le livre ne se soucient guère qu’on le lise, et que les fanatiques qui en ont eu vent craignent qu’il ne soit lu. Voilà la solution du problème que vous me proposez sur le calcul des probabilités. Et, pour vous le rendre en termes algébriques, je vous dirai aussi éloquemment que l’abbé Trublet pourrait le faire, que la haine étant plus forte que l’amour, est à fortiori plus forte que l’indifférence ; et voilà ce qui fait que votre fille est muette (3).
Si je n’avais pas donné du monseigneur à Jean-George, il aurait fait imprimer ma lettre, et mis contre moi tous les monseigneurs et les monsignori de l’Europe ; mais un évêque s’appelle monseigneur, comme un chien, Citron (4). Le point essentiel, c’est d’avoir prouvé à monseigneur qu’il est un sot et un menteur ; c’est ce que je me flatte d’avoir démontré. Quoi qu’il en soit, je vous promets, s’il m’écrit encore, de l’appeler mon révérend père, et de l’avertir qu’il a en moi un fils bien mal morigéné. Je ne désespère pas de lui en dire quelque chose un jour plus solennellement que je n’ai fait, au risque d’être excommunié au Puy-en-Velay.
Tandis que j’écris des lettres obscures à ce plat monseigneur, il en est un qui mérite ce titre mieux que lui, et à qui vous devriez écrire une lettre ostensible, pour le remercier, au nom de nous tous, de la manière honnête dont il se conduit avec les gens de lettres : c’est M. le prince Louis de Rohan, qui serait certainement très flatté de recevoir de vous cette marque d’estime, et d’autant plus flatté qu’il n’a aucune liaison avec vous. Si vous pouviez même joindre à votre lettre quelque vers (vous en faites bien pour MM. Simon et George Le Franc), le tout n’en irait que mieux. Vous devez bien être sûr qu’il a pour vous tous les sentiments que vous pouvez désirer, et qu’il n’est pas du nombre des fanatiques qui ont mis dans leurs intérêts les commis de la poste.
A propos d’Académie, ne croyez pas que moi et quelques autres de vos amis exigions la plate souscription de très humble et très obéissant serviteur (5) : la pluralité l’a emporté, et je pense qu’attendu le sot public, le contraire eût peut-être fait tenir de plats discours, et que vous ferez mieux de suivre l’usage ; mais à l’égard de votre nom, il me paraît indispensable pour vous, pour l’Académie, pour le public, et pour Corneille.
Je ferai chercher ce livre de Dumarsais, dont je n’ai aucune connaissance ; c’était un grand serviteur de Dieu. Je me souviens du compliment qu’il fit au prêtre qui lui apporta les sacrements, et qui venait de l’exhorter « Monsieur, je vous remercie ; cela est fort bien ; il n’y a point là-dedans d’alibitorains. » Je vous remercie de mon côté, de la Lettre de votre secrétaire à celui de Simon Le Franc (6). Je ne doute point qu’en la lisant Simon Le Franc ne s’écrie :
Quid domini facient, audent cum talia fures ?
VIRG., Egl. III.
Je vous remercie aussi d’avance de tous les contes de ma Mère-l’Oie, que je compte à présent recevoir de la première main ; car je n’imagine pas que l’intolérance s’étende jusqu’à empêcher les oies de conter, à moins que la philosophie, dont ils ont tant de peur, ne s’avise de se comparer aux oies du Capitole, à qui les Gaulois se repentirent bien de n’avoir pas coupé le cou.
Voilà l’archevêque de Paris qui voudrait bien rejoindre le cou des jésuites avec leur tête, que les Gaulois du parlement en ont séparée. Il a fait pour leur défense un grand diable de mandement qui va, dit-on, être dénoncé ; et on ajoute que l’auteur pourrait aller à la Conciergerie, si le roi n’aime mieux l’envoyer à La Roque (7). En attendant, le parlement travaille à de belles remontrances sur l’affaire de M. de Fitz-James (8) ; ils prétendent que cela sera fort beau, et qu’ils pourront dire du gouvernement comme M. de Pourceaugnac : « Il me donna un soufflet, mais je lui dis bien son fait. »
Que dites-vous du nouveau contrôleur général (9) ? auriez-vous cru, il y a six ans, que les jansénistes parviendraient à la tête des finances ? Comme ils se connaissent en convulsions, on a cru apparemment qu’ils seraient plus propres à guérir celles de l’Etat et à empêcher les Anglais de nous donner une autre fois des coups de bûche. Et du cardinal de Bernis, qu’en pensez-vous ? croyez-vous qu’après avoir fait le poème des Quatre saisons, il revienne encore à Versailles faire la pluie et le beau temps ? L’éclaircissement, comme dit la comédie, nous éclaircira ; et moi, j’attends tout en patience, sûr de me moquer de quelqu’un et de quelque chose, quoi qu’il arrive.
Je n’ai point eu depuis quelque temps de nouvelles de votre ancien disciple. Dieu veuille qu’il envoie les jésuites allemands prêcher et s’enivrer hors de chez lui !
Adieu, mon cher maître ; envoyez-moi tout ce que vous ferez, car j’aime vos ouvrages autant que votre personne. Ménagez vos yeux et votre santé, et continuez à rire aux dépens des sots et des fanatiques. Marmontel engraisse à vue d’œil depuis qu’il est de l’Académie ; ce n’est pourtant pas pour la bonne chère qu’on y fait.
1 – Ou plutôt, Claude. (G.A.)
2 – Les commis de la poste. (G.A.)
3 – Médecin malgré lui. (G.A.)
4 – Voyez les Plaideurs de Racine. (G.A.)
5 – Il s’agit ici de la dédicace des Commentaires sur Corneille. (G.A.)
6 – Voyez OPUSCULES LITTÉRAIRES. (G.A.)
7 – Terre appartenant à un frère de Christophe de Beaumont. (G.A.)
8 – A Toulouse. (G.A.)
9 – De Laverdy. (K.)
DE VOLTAIRE.
30 de Janvier 1764.
Mon illustre philosophe m’a envoyé la lettre d’Hippias-B (1). Cette lettre de B prouve qu’il y a des T (2), et que la pauvre littérature tombe dans les fers dont M. de Malesherbes l’avait tirée. Ce demi-savant et demi-citoyen d’Aguesseau était un T : il voulait empêcher la nation de penser. Je voudrais que vous eussiez vu un animal nommé Maboul ; c’était un bien sot T, chargé de la douane des idées sous le T d’Aguesseau. Ensuite viennent les sous-T, qui sont une demi-douzaine de gredins (3) dont l’emploi est d’ôter, pour quatre cents francs par an, tout ce qu’il y a de bon dans les livres.
Les derniers T sont les polissons de la chambre syndicale ; ainsi je ne suis pas étonné qu’un pauvre homme qui a le privilège des fiacres à Lyon, ne veuille pas s’exposer à la colère de tant de T et de sous-T. J’avoue qu’il ne doit pas risquer ses fiacres pour faire aller Gabriel Cramer en carrosse.
Vous remarquerez, s’il vous plaît, mon cher philosophe, que l’auteur de la Tolérance est un bon prêtre, un brave théologien, et qu’il y aurait une injustice manifeste à m’attribuer cet ouvrage. Je conseille à l’auteur de ne le pas publier sitôt ; il n’est pas juste que la raison s’avise de paraître au milieu de tant de remontrances, de mandements, d’opéras-comiques, qui occupent vos compatriotes.
On dit qu’un naturaliste fait actuellement l’Histoire des Singes. Si cet auteur est à Paris, il doit avoir d’excellents mémoires.
Je ne sais encore si le carnifex de messieurs a brûlé la pastorale de monseigneur. Que vous êtes heureux ! vous devez rire du matin au soir de tout ce que vous voyez. Vous avez assurément l’esprit en joie ; vous m’avez écrit une lettre charmante.
Je crois que l’auteur des Quatre saisons ne fera la pluie et le beau temps que dans un diocèse. Il a la rage d’être archevêque (4) ; j’en suis bien fâché. Je lui dirais volontiers :
Nec tibi regnandi veniat tam dira cupido.
VIRG., Georg., I.
Au milieu de toute votre gaieté, tâchez toujours d’écraser l’inf… ; notre principale occupation dans cette vie doit être de combattre ce monstre. Je ne vous demande que cinq ou six bons mots par jour, cela suffit ; il n’en relèvera pas. Riez, Démocrite ; faites rire, et les sages triompheront. Si vous voyez frère Damilaville, il peut vous faire avoir le livre de Dumarsais, attribué à Saint-Evremond. Quand vous n’aurez rien à faire, écrivez-moi ; vos lettres me prolongeront la vie ; je les relis vingt fois, et mon cœur se dilate. Une lettre de vous vaut mieux que tout ce qu’on écrit depuis vingt ans.
Je vous aime comme je vous estime.
1 – Bourgelat. (G.A.)
2 – Des Tyrans. (G.A.)
3 – Les censeurs. (G.A.)
4 – Bernis fut nommé quatre mois plus tard archevêque d’Albi.
DE VOLTAIRE.
13 de Février 1764.
Gardez-vous bien, mon très cher philosophe, d’alarmer la foi des fidèles par vos cruelles critiques. Je ne vous demande pas de changer d’avis, parce que je sais que les philosophes sont têtus ; mais je vous conjure d’immoler vos raisonnements au bien de la bonne cause. Le bonhomme auteur de la Tolérance n’a travaillé qu’avec les conseils de deux très savants hommes. Vous vous doutez bien que ce n’est pas de son chef qu’il a cité de l’hébreu. Ces deux théologiens sont convenus avec lui, à leur grand étonnement, que ce peuple abominable qui égorgeait, dit-on, vingt-trois mille hommes pour un veau, et vingt-quatre mille pour une femme, etc., ce même peuple pourtant donne les plus grands exemples de tolérance ; il souffre dans son sein une secte accréditée de gens qui ne croient ni à l’immortalité de l’âme ni aux anges. Il a des pontifes de cette secte. Trouvez-moi sur le reste de la terre une plus forte preuve de tolérantisme dans un gouvernement. Oui, les Juifs ont été aussi indulgents que barbares ; il y en a cent exemples frappants : c’est cette énorme contradiction qu’il fallait développer, et elle ne l’a jamais été que dans ce livre (1).
On a très longtemps examiné, en composant l’ouvrage, s’il fallait s’en tenir à prêcher simplement l’indulgence et la charité, ou si l’on devait ne pas craindre d’inspirer de l’indifférence. On a conclu unanimement qu’on était forcé de dire des choses qui menaient malgré l’auteur à cette indifférence fatale, parce qu’on n’obtiendra jamais des hommes qu’ils soient indulgents dans le fanatisme, et qu’il faut leur apprendre à mépriser, à regarder même avec horreur les opinions pour lesquelles ils combattent.
On ne peut cesser d’être persécuteur sans avoir cessé auparavant d’être absurde. Je peux vous assurer que le livre a fait une très forte impression sur tous ceux qui l’ont lu, et en a converti quelques-uns. Je sais bien qu’on dit que les philosophes demandent la tolérance pour eux ; mais il est bien fou et bien sot de dire « que, quand ils y seront parvenus, ils ne toléreront plus d’autre religion que la leur ; » comme si les philosophes pouvaient jamais persécuter, ou être à persécuter ! Ils ne détruiront certainement pas la religion chrétienne ; mais le christianisme ne les détruira pas, leur nombre augmentera toujours ; les jeunes gens destinés aux grandes places s’éclaireront avec eux ; la religion deviendra moins barbare, et la société plus douce. Ils empêcheront les prêtres de corrompre la raison et les mœurs. Ils rendront les fanatiques abominables, et les superstitieux ridicules. Les philosophes, en un mot, ne peuvent qu’être utiles aux rois, aux lois, et aux citoyens. Mon cher Paul de la philosophie, votre conversation seule peut faire plus de bien dans Paris que le jansénisme et le molinisme n’y ont jamais fait de mal ; ils tiennent le haut du pavé chez les bourgeois, et vous dans la bonne compagnie. Enfin, telle est notre situation, que nous sommes l’exécration du genre humain, si nous n’avons pas pour nous les honnêtes gens ; il faut donc les avoir à quelque prix que ce soit ; travaillez donc à la vigne, écrasez l’inf… Que ne pouvez-vous point faire sans vous compromettre ? ne laissez pas une si belle chandelle sous le boisseau. J’ai craint pendant quelque temps qu’on ne fût effarouché de la Tolérance, on ne l’est point ; tout ira bien. Je me recommande à vos saintes prières et à celle des frères.
Le petit livret de la Tolérance a déjà fait au moins quelque bien. Il a tiré un pauvre diable des galères (2), et un autre de prison. Leur crime était d’avoir entendu en plein champ la parole de Dieu prêchée par un ministre huguenot. Ils ont bien promis de n’entendre de sermon de leur vie. On a dû vous donner Macare et Thélème (3), je crois d’ailleurs que Macare est votre meilleur ami, et vous le méritez bien.
N.B. – Galatin était chargé pour vous de deux exemplaires cachetés. Ecr. l’inf… vous dis-je.
1 – Voyez le chapitre XIII du Traité de la tolérance. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à Richelieu, du 8 octobre 1766. (G.A.)
3 – Voyez les CONTES EN VERS. (G.A.)