CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 24
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DE VOLTAIRE.
Ferney, 7 d’octobre 1762.
Mon cher confrère, mon cher et vrai philosophe, je vous ai envoyé la traduction de cette infâme lettre anglaise insérée dans les papiers de Londres du mois de juin. C’est la même que M. le duc de Choiseul a eu la bonté de me faire parvenir. Si je vous avais écrit une pareille lettre, il faudrait me pendre à la porte des Petites-Maisons ; et il serait très triste pour vous d’être en correspondance avec un malhonnête homme si insensé.
Après y avoir bien rêvé, je crois que vous n’avez autre chose à faire qu’à m’envoyer, sous l’enveloppe de M. le duc de Choiseul, la lettre que je vous écrivis au mois de mai ou d’avril, sur laquelle on a mis cette abominable broderie. Je crois que c’était un billet en petit papier ; que ce billet était ouvert et que je l’avais adressé chez M. d’Argental, ou chez M. Damilaville, ou chez M. Thieriot. Je me souviens que je vous instruisais de l’affaire des Calas, et que je vous disais très librement mon avis sur les huit juges de Toulouse, qui, malgré les remontrances de cinq autres, ont fait un service solennel à un jeune protestant, comme à un martyr, et ont roué un père innocent, comme un parricide. J’ai pu vous dire ce que je pensais de ces juges, ainsi que quinze avocats de Paris et un avocat du conseil l’ont dit et imprimé dans leurs mémoires. J’ai pris, comme je le devais, le parti d’un vieillard que je connaissais, et dont les enfants sont chez moi.
J’ai pu vous parler avec peu de respect pour les juges, comme je leur parlerais à eux-mêmes ; mais il paraît essentiel que M. de Choiseul voie si le roi et les ministres sont mêlés si indignement et si mal à propos dans ma lettre, et si j’ai écrit les bêtises, les absurdités, et les horreurs qu’on a si charitablement ajoutées à mon billet. Cherchez-le, je vous en conjure ; vous devez à vous et à moi la preuve de la vérité qu’on demande : c’est la seule manière de confondre une telle imposture, et il est bon que le ministère voie combien on calomnie les gens de lettres. Il y a soixante ans que j’y suis accoutumé ; mais je n’y suis pas encore entièrement fait. Tâchez, encore une fois, de retrouver mon billet ; envoyez, je vous en supplie, l’original de ma main à M. le duc de Choiseul, et à moi copie. S’il y a quelque chose de trop fort dans ce billet, je veux bien en porter la peine : je n’ai point d’ailleurs fait serment de fidélité aux juges de Toulouse ; je l’ai fait au roi, je me crois un de ses plus fidèles sujets, et je pense que quiconque a écrit ce qui se trouve dans la lettre anglaise mérite une punition exemplaire.
Pour une cour de judicature, c’est autre chose ; je ne lui dois rien que des épices quand j’ai des procès. En un mot, je vous supplie de chercher ce billet, et de l’envoyer à M. le duc de Choiseul, à mes risques, périls, et fortune.
Il y a un Méhéghan (1), place Sainte-Geneviève, Anglais ou Irlandais d’origine, travaillant au Journal encyclopédique ; il est à portée de découvrir l’auteur de la sotte et coupable lettre, d’autant plus que le Journal encyclopédique y est maltraité, et qu’il doit connaître ses ennemis. Je le récompenserai bien, s’il en vient à bout. Joignez-vous à moi, je vous en supplie ; vous en voyez l’importance.
Je ne vous écris pas de ma main ; je suis malade, j’ai peur d’être assez sot pour être malade de chagrin ; mais que mes ennemis ne le sachent pas !
1 – Né en 1721, mort en 1766. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, 26 d’octobre 1762.
Je crois, mon cher et illustre confrère, avoir fait encore mieux que vous ne me paraissez désirer. Vous me demandiez, il y a huit jours, copie de la lettre que vous m’avez écrite le 29 de mars, et je vous ai envoyé l’original même. Vous me priez aujourd’hui d’envoyer l’original à M. le duc de Choiseul ; vous êtes à portée de le lui faire parvenir, si vous le jugez à propos. Quant à moi, comme il ne m’est rien revenu de sa part sur cette ridicule et atroce imputation qu’on nous fait à tous deux, j’ai supposé qu’il en avait fait le cas qu’elle mérite : je me suis tenu, et me tiendrai tranquille, et j’ai trop bonne opinion, comme je vous l’ai déjà dit, de l’équité du gouvernement, pour croire qu’il ajoute foi si légèrement à de pareilles infamies. Il faudrait avoir aussi peu de lumières que de goût, et se connaître aussi mal en style qu’en hommes, pour vous croire capable d’écrire une aussi plate et aussi indigne lettre, et moi de la faire courir, de quelque part que je l’eusse reçue ; pour imaginer que vous donniez des éloges à un aussi mauvais poème que celui du Balai (1), que vous vous déchaîniez indignement contre la majesté royale, dont vous n’avez jamais parlé ni écrit qu’avec le respect qui lui est dû, et que vous vouliez manquer grossièrement et bêtement à des ministres dont vous avez tout lieu de vous louer (2). Il vous est trop facile, mon cher et illustre maître, de confondre la calomnie, pour être aussi affecté que vous me le paraissez de l’impression qu’elle peut faire. Quant à moi, je fais comme Horace, je m’enveloppe de ma vertu ; je ne crains ni n’attends rien de personne ; ma conduite et mes écrits parlent pour moi à ceux qui voudront les écouter. Je défie la calomnie, et je la mets à pis faire.
Nous sommes fort heureux, vous et moi, que l’imbécile et impudent faussaire ait conservé quelques phrases de votre lettre du 29 de mars ; il vous a fourni les moyens, en produisant l’original, de mettre l’imposture à découvert. Il est certain, mon cher confrère, qu’il a couru des copies de ce véritable original ; j’en ai vu une, il y a trois ou quatre mois, entre les mains de l’abbé Trublet. On les vendait manuscrites, à ce qu’il m’a dit lui-même, à la porte des Tuileries, où il avait acheté la sienne. De vous dire comment ces copies ont couru, c’est ce que j’ignore ; ce qu’il y a de certain, c’est que je n’en ai donné ni laissé prendre à personne ; mais d’ailleurs il n’y a pas grand mal à cela, puisqu’il y a une différence énorme entre l’original et la lettre infâme qu’on vous impute, et que l’on vous met à portée de vous justifier pleinement de l’autre. Si vous avez traité messieurs de Toulouse comme le méritent des pénitents blancs, je n’imagine pas que Versailles puisse vous en faire un crime ; la canaille fanatique, tant jésuitique que parlementaire, est ici-bas pour le menu plaisir des sages ; il faut s’en amuser comme de chiens qui se battent.
Il me paraît bien difficile, pour ne pas dire impossible, de remonter jusqu’au fabricateur de la lettre en question : on pourrait savoir de l’auteur du journal anglais où elle a été imprimée, de qui il l’a reçue. Pour moi, j’imagine que c’est l’ouvrage de quelque maraud de Français réfugié à Londres, qui me paraît avoir eu principalement en vue de rendre la religion catholique et la nation française odieuses à toute l’Europe. Je lui abandonne de tout mon cœur la religion catholique, et même une grande partie de la nation, comme qui dirait la classe du parlement et la hiérarchie ecclésiastique, aussi méprisables l’une que l’autre : mais je respecte le roi, et j’aime ma patrie, et je crois l’avoir prouvé aux dépens de ma fortune. La Prusse et la Russie peuvent me rendre ce témoignage, et méritent bien autant d’en être crues qu’un faussaire obscur sans esprit et sans pudeur.
Adieu, mon cher et illustre philosophe ; vous ne mériteriez pas ce dernier nom, si une plate calomnie, facile à confondre, avait pu vous rendre malade : j’aime mieux en accuser le travail et le changement de saison que la bêtise et l’imposture. Je me garderai vraiment bien de convenir qu’une pareille cause ait pu altérer votre santé ; ce serait bien le cas de dire :
Et vous, heureux Romains, quel triomphe pour vous.
RACINE, Mithridate.
Adieu ; le ciel vous tienne en paix et en joie ! Quand aurons-nous Corneille, la suite du Czar, Olympie, etc. ? Voilà ce qui mérite de vous occuper, et non pas des atrocités absurdes.
1 – Par Dulaurens. (G.A.)
2 – Dans la lettre du 29 mars, il n’y a, en effet, rien de tout cela. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
Aux Délices, 1er de novembre 1762.
Mon très digne philosophe, n’est-ce pas Mécène qui disait : Non omnibus dormio ? Et moi, chétif, je vous dis : Non omnibus œgrito. J’étais du moins fort aise que M. le duc de Choiseul sût à quel point il m’avait chagriné : il avait pu me soupçonner d’être ingrat. Je lui ai les plus grandes obligations ; c’est à lui seul que je dois les privilèges de ma terre (1). Toutes les grâces que je lui ai demandées pour mes amis il me les a accordées sur-le-champ ; je suis d’ailleurs attaché depuis vingt ans à M. le comte de Choiseul. Il faudrait que je fusse un monstre pour parler mal du ministère dans de telles circonstances. Vous avez parfaitement senti combien cette infâme accusation retombait sur vous. On voulait nous faire regarder nous et nos amis comme de mauvais citoyens, et rendre notre correspondance criminelle ; cette abominable manœuvre a dû m’être infiniment sensible. Mon cœur en a été d’autant plus pénétré que, dans le temps même que M. le duc de Choiseul me faisait des reproches, il daignait accorder, à ma recommandation, le grade de lieutenant-colonel à un de mes amis : c’était Auguste qui comblait Cinna de faveurs. J’en ai le cœur percé, et je ne lui pardonne pas encore de nous avoir pris pour des conjurés. Je ne conçois pas comment il a pu imaginer un moment que cette infâme et sotte lettre fût de moi. Je lui ai envoyé la véritable avec votre petit billet. Il verra à qui il a affaire, et que nous sommes dignes de son estime et de ses bontés.
Je persiste à croire que le parlement de Toulouse doit réparation à la famille des Calas, qu’Omer doit faire amende honorable à la philosophie, et que ce n’est pas assez d’abolir les jésuites quand on a tant d’autres moines.
Nous sommes au sixième tome de Corneille le sublime et le rabâcheur. Sa nièce joue la comédie très joliment, et me fait plus de plaisir que son oncle. Nous avons à Ferney des spectacles toutes les semaines, et en vérité d’excellents acteurs. Il y a beaucoup à travailler à l’Olympie ; l’ouvrage des six jours était fait pour que l’auteur se repentît. Il m’a fallu mettre un an à polir ce qu’une semaine avait ébauché. Les difficultés ont été grandes ; nous verrons si j’en serai venu à bout. Au bout du compte, il est assez plaisant de faire les pièces, le théâtre, les acteurs, les spectateurs. Les déserts du pays de Gex sont fort étonnés. L’Infâme commence à y être fort bafouée. Rendez-lui toujours le petit service de la montrer dans tout son ridicule et dans toute sa laideur. Le curé d’Etrepigni (2) fait de merveilleux effets en Allemagne. J’ai lu le Dictionnaire des hérésies ; je connais quelque chose d’un peu plus fort (3). Dieu nous aidera.
Adieu ; je vous embrasse tendrement.
1 – Terre de Ferney. (G.A.)
2 – C’est-à-dire l’Extrait du Testament de Jean Meslier, par Voltaire. (G.A.)
3 – Le Dictionnaire philosophique portatif, qu’on imprimait alors. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, le 17 Novembre 1762.
Vous auriez eu très grand tort, mon cher et illustre maître, de faire une satire contre un ministre à qui vous avez, dites-vous, de si grandes obligations ; vous auriez même eu tort de l’outrager, quand vous eussiez été intéressé dans la comédie des Philosophes, dont il a procuré et favorisé la représentation. Il ne faut jamais attaquer plus fort que soi. D’ailleurs c’est peine perdue que l’éloge ou la satire d’un homme en place, parce que toutes ses actions étant pour ainsi dire au soleil, il n’y a personne qui ne sache par soi-même ce qu’il peut mériter de louange ou de blâme ; et j’ai toujours remarqué qu’à cet égard le public était très juste, et sait bien mettre à leur place les auteurs ou les objets de l’éloge ou de la critique. Quant à moi, qui par bonheur, ou par malheur (comme il vous plaira), n’ai pas la plus petite obligation à aucun de ceux qui gouvernent aujourd’hui, et à qui ils n’ont fait proprement ni bien ni mal, j’ai pris pour devise, à leur égard, ce beau passage de Tacite (1) : « Mihi Galba, Otho, Vitellius, nec beneficio, nec injuriâ cogniti….., sed incorruptam fidem professis, nec amore quisquam, et sine odio dicendus est. » J’aurais été très fâché que l’on m’eût soupçonné d’être le bureau d’adresse des satires qu’on s’avise de faire contre le gouvernement, dont je n’ai ni à me louer, ni à me plaindre, et dont je ne voudrais d’ailleurs me venger, si j’en étais persécuté, que par une conduite qui fît rougir les persécuteurs. Mais de quoi je suis bien étonné, c’est qu’on ait pu vous attribuer un moment une rapsodie où il n’y a ni goût, ni style, ni finesse, et où on a même eu l’esprit de défigurer le peu qu’on a conservé de votre véritable lettre. Je crois en effet que M. de Choiseul doit voir à présent que nous sommes dignes de son estime ; à l’égard de ses bontés, je vous en souhaite la continuation. Vous devriez l’engager, puisqu’il vous écoute et vous aime, à accorder quelque protection aux pauvres roués de Toulouse. La veuve vint me voir, il y a quelques jours, et m’apporter son mémoire ; ce spectacle me fit grande pitié. Il ne faut pas se plaindre d’être malheureux quand on voit une famille qui l’est à ce point-là. Je parlerai et crierai même en leur faveur, c’est tout ce que je puis faire ; mais s’ils sont innocents, comme j’en suis persuadé, et qu’on ne force pas le parlement de Toulouse à leur faire réparation, je ne pourrai m’empêcher de dire : Dans quel pays sommes-nous ?
Pour la philosophie, je ne crois pas qu’Omer et Palissot lui fassent réparation sitôt ; mais, en attendant, on fait justice de ses ennemis. Cependant, il y a, dit-on, vingt-quatre jésuites retirés à Versailles ; ce sont les vingt-quatre vieillards des Provinciales (2) ou de l’Apocalypse, comme il vous plaira. Le parlement ne les y voit pas de bon œil, et se propose, dit-on, dès qu’il sera rentré, d’enfumer le terrier où se sont accroupis ces renards, ou plutôt ces vieux lapins, car ils ne sont plus guère renards. L’abbé de Chauvelin (3) sera dans cette chasse le basset à jambes torses.
Eh bien ! que dites-vous de la paix ? et croyez-vous pour le coup que votre ancien disciple s’en tire ? Ce serait un grand malheur pour la philosophie que la maison d’Autriche, encore superstitieuse, fût la maîtresse de l’Allemagne, où la vigne du Seigneur ne laisse pas de fructifier. On dit que pour dédommager la maison de Saxe, qui a bien l’air de payer les frais, on donnera un évêché en France où en Allemagne au prince Clément ; ce sera une maison crossée et mitrée. A propos de ceux qui la crossent, avez-vous des nouvelles de la czarine ? On a mis dans le Journal encyclopédique une lettre où l’on parle des propositions qu’elle a eu la bonté de me faire ; les journalistes ont ajouté une note où ils disent assez mal à propos que je suis aussi cher à la France qu’à la Russie ; je crois bien être cher à quelques Français qui me le sont aussi ; mais cher à la France, tout me prouve que je n’ai pas l’honneur de l’être.
Je vois, par ce que vous me mandez, que nous ne tarderons pas à avoir le Corneille. N’oubliez pas de le louer beaucoup quand il est sublime, et quand il est rabâcheur, faites-le sentir sans le dire : vous y gagnerez et l’art y gagnera, parce que vous direz vrai et ne blesserez personne. Je vous félicite au surplus de tous les plaisirs dont vous jouissez ; je ne doute point, sur ce que vous m’en dites, de la bonté de vos acteurs ; je crois pourtant que vous aimeriez bien autant Clairon et Préville, si vous les aviez. On vient de m’apporter le billet d’enterrement du pauvre Sarrazin (4) que vous m’avez entendu si bien contrefaire. Vous pourriez me dire comme Phèdre :
Seigneur, il n’est point mort, puisqu’il respire en vous.
Acte II, scène II.
A l’égard de l’infâme, si les dégoûts qu’on lui donne continuent, il ne sera pas nécessaire de lui arracher le masque, il tombera de lui-même ; en tout cas je crois trop dangereux de l’arracher, mais très bien fait de le décoller peu à peu.
Plus fait douceur que violence.
LA FONT., liv VI, fab. III.
Adieu, mon cher et illustre philosophe ; portez-vous bien, moquez-vous de tout, et même des méchancetés qu’on veut vous faire, et aimez-moi comme je vous aime. Je vous embrasse de tout mon cœur. Je serai bien content de voir Olympie régénérée ; je crois qu’elle en avait besoin : il n’y a que Candide au monde qui puisse trouver que tout soit bien dans l’ouvrage des six jours. J’ai bien entendu parler de ce Dictionnaire des hérésies dont vous ne me dites qu’un mot (5), et j’ai grande envie de le voir ; la mine est précieuse et abondante.
1 – Histoires, liv. I, chap. I.
2 – Voyez la cinquième des Lettres provinciales. (G.A.)
3 – Conseiller au parlement. C’est lui qui fit en 1761 le Compte-rendu de la doctrine des jésuites. (G.A.)
4 – Acteur de la Comédie-Française, retiré depuis 1759. (G.A.)
5 – Il s’agit du Dictionnaire philosophique portatif, qu’on imprimait alors. (G.A.)