CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 22
Photo de PAPAPOUSS
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
1er Juillet 1766 (1).
Je puis vous assurer, monsieur, que ceux qui imputent à M. de La Barre et à son camarade d’extravagance le discours qu’on leur fait tenir à M. Pasquier (2), ont débité l’imposture la plus odieuse et la plus ridicule. De jeunes étourdis que la démence et la débauche ont entraînés jusqu’à des profanations publiques, ne sont pas gens à lire des livres de philosophie. S’ils en avaient lu, ils ne seraient pas tombés dans de pareils excès ; ils y auraient appris à respecter les lois et la religion de notre patrie. Toutes les nouvelles qu’on a débitées dans votre pays sont extrêmement fausses. Non seulement l’arrêt n’a pas été exécuté, mais il n’a pas été signé, et il n’a passé qu’à la majorité de trois voix. On a pris le parti de ne point faire signer cet arrêt, pour prendre à loisir les mesures convenables qui en empêcheront l’exécution (3). La peine n’aurait pas été proportionnée au délit. Il n’est pas juste de punir la démence comme on punit le crime.
M. Boursier compte vous faire incessamment un petit envoi. Il vous est toujours très tendrement attaché, et conservera ces sentiments jusqu’au dernier jour de sa vie.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Conseiller au parlement de Paris, rapporteur de l’affaire La Barre. (G.A.)
3 – On peut juger par cette phrase de quel étonnement, de quelle fureur sera saisi Voltaire quand il apprendra le sanglant dénouement. (G.A.)
à M. Lacombe.
1erJuillet 1766 (1).
Je fais partir, monsieur, par la diligence de Lyon, à votre adresse, les trois volumes de Mélanges de philosophie et d’histoire qui sont devenus un peu rares à Paris. Cet ouvrage ayant été débité avec une permission tacite, je ne puis croire que la chambre syndicale vous refuse votre exemplaire.
J’attends tous les jours la tragédie de mon ami (2), que je ne manquerai pas aussi de vous envoyer. Il me parut, à la première lecture que j’en fis, que les remarques historiques dont cette pièce est accompagnée pourraient lui procurer un très grand débit. Si, en attendant, vous êtes toujours dans le dessein d’imprimer les petits chapitres par ordre alphabétique, on vous fera tenir des additions. Vous observerez, s’il vous plaît, qu’il se trouve plusieurs chapitres sur la même matière ; il ne vous sera pas difficile de conformer les titres aux objets qui sont traités dans chaque chapitre, et de mettre le tout dans un ordre convenable.
Je vous supplie, s’il en est temps, monsieur, de vouloir bien ôter l’annonce de Genève à la poétique que vous avez imprimée à Paris. Vous m’avez honoré d’une préface qui est trop à mon avantage ; il n’est pas juste qu’on croie que j’ai fait imprimer mes louanges à Genève. Mais, si ce que je vous demande n’est plus praticable, rendez-moi du moins, par vous et par vos amis, la justice que je mérite. J’ai à cœur que l’on sache combien vous m’avez fait d’honneur, et qu’on ne m’accuse pas d’avoir voulu m’en faire à moi-même. Je regarderai toujours comme un honneur très flatteur d’être imprimé par vous.
Ne doutez point des sentiments d’estime, d’amitié et de reconnaissance que je vous ai voués.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Le Triumvirat. (G.A.)
à M. le chevalier de Taulès.
A Ferney, 3 Juillet 1766.
Voulez-vous bien, monsieur, que je vous adresse cette réponse que je dois à M. Thomas ? Je crois que je l’aime autant que vous l’aimez, sans que je l’aie jamais vu. Vous êtes dans le temple de la Discorde, tandis que je suis dans celui de la Paix ; mais je quitterais volontiers mon temple pour venir vous embrasser dans le vôtre, si j’avais une heure de santé. Donnez-moi la consolation, je vous en prie, de présenter mes respectueux hommages à M. l’ambassadeur : je me flatte que sa santé est entièrement raffermie, et qu’il a, comme vous, un corps, digne de son âme ; la mienne, toute languissante qu’elle est, vous est bien véritablement attachée.
à M. Damilaville.
4 Juillet 1766.
C’est un grand hasard, mon cher frère, quand je peux écrire un mot de ma main. J’ai plus de plaisir à vous écrire mes pensées qu’à les dicter ; il me semble qu’alors le commerce en est plus intime. Je vous recommande plus que jamais la cause de ces infortunés Sirven, qui ont le malheur d’être venus trop tard pour exciter le zèle du public, mais qui enfin seront secourus et justifiés. Nous voici dans ce mois de juillet où vous m’avez fait espérer le mémoire du prophète Elie. Il n’a point à travailler à présent au triste procès de M. de La Luzerne : c’est une affaire d’enquête et d’interrogatoire. Du moins, on m’a dit qu’à présent le ministère d’un avocat était inutile. Si cela est vrai, je vous conjure de plaider la cause des Sirven devant Elie.
Je vous prie d’envoyer à frère Grimm ce petit billet.
Je vous avais déjà dit que j’avais vu frère Bergier et plusieurs autres frères. La paix soit sur eux. Avez-vous la préface du roi de Prusse ? C’est dommage qu’il débute par la plus lourde bévue (1).
L’enchanteur Merlin peut-il corriger la sienne ? Cet enchanteur n’entend pas le latin.
Je vous prie, mon cher frère, de pardonner à un vieux malade s’il n’écrit ni plus ni mieux.
1 – Voyez la lettre à d’Alembert du 18 Juillet 1766. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
4 Juillet 1766.
Mon divin ange, voici un homme (1) plus heureux que moi. C’est un de mes compatriotes des déserts de Gex qui a l’honneur de paraître devant vous ; c’est le syndic de nos grands états, c’est le maire de la capitale de notre pays, qui a deux lieues de large sur cinq de long ; c’est le subdélégué de monseigneur l’intendant ; c’est celui qui a posé les limites de la France avec l’auguste république de Genève. M. le duc de Praslin lui avait promis d’orner sa poitrine d’une figure de saint Michel (2) terrassant le diable ; il soupire après ce rare bonheur, et moi j’attends mes roués. Vous avez vu sans doute M. de Chabanon ; je me mets aux pieds de madame d’Argental.
1 – Fabry. (G.A.)
2 – Le cordon de saint-Michel. (G.A.)
à M. Lullin.
CONSEILLER ET SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE GENÈVE.
A Ferney, 5 Juillet 1766.
Monsieur, parmi les sottises dont ce monde est rempli, c’est une sottise fort indifférente au public qu’on ait dit que j’avais engagé le conseil de Genève à condamner les livres du sieur Jean-Jacques Rousseau et à décréter sa personne ; mais vous savez que c’est par cette calomnie qu’ont commencé vos divisions. Vous poursuivîtes le citoyen qui, étant abusé par un bruit ridicule, s’éleva le premier contre votre jugement, et qui écrivit que plusieurs conseillers avaient pris chez moi, et à ma sollicitation, le dessein de sévir contre le sieur Rousseau, et que c’était dans mon château qu’on avait dressé l’arrêt. Vous savez encore que les jugements portés contre le citoyen et contre le sieur Jean-Jacques Rousseau ont été les deux premiers objets des plaintes des représentants : c’est là l’origine de tout le mal.
Il est donc absolument nécessaire que je détruise cette calomnie. Je déclare au conseil et à tout Genève que s’il y a un seul magistrat, un seul homme dans votre ville à qui j’aie parlé ou fait parler contre le sieur Rousseau, avant ou après sa sentence, je consens d’être aussi infâme que les secrets auteurs de cette calomnie doivent l’être. J’ai demeuré onze ans près de votre ville, et je ne me suis jamais mêlé que de rendre service à quiconque a eu besoin de moi ; je ne suis jamais entré dans la moindre querelle ; ma mauvaise santé même, pour laquelle j’étais venu dans ce pays, ne m’a pas permis de coucher à Genève plus d’une seule fois.
On a poussé l’absurdité et l’imposture jusqu’à dire que j’avais prié un sénateur de Berne de faire chasser le sieur Jean-Jacques Rousseau de Suisse. Je vous envoie, monsieur, la lettre de ce sénateur. Je ne dois pas souffrir qu’on m’accuse d’une persécution. Je hais et méprise trop les persécuteurs pour m’abaisser à l’être. Je ne suis point ami de M. Rousseau, je dis hautement ce que je pense sur le bien ou sur le mal de ses ouvrages ; mais si j’avais fait le plus petit tort à sa personne, si j’avais servi à opprimer un homme de lettres, je me croirais trop coupable.
à Madame Geoffrin.
5 Juillet 1766.
Vous êtes, madame, avec un roi (1) qui seul de tous les rois ne doit sa couronne qu’à son mérite. Votre voyage vous fait honneur à tous deux. Si j’avais eu de la santé, je me serais présenté sur votre route, et j’aurais voulu paraître à votre suite. Je ne peux mieux faire ma cour à sa majesté et à vous, madame, qu’en vous proposant une bonne action : daignez lire et faire lire au roi le petit écrit ci-joint (2). Ceux qui secourent le Sirven, et qui prennent en main leur cause, ont besoin d’être appuyés par des noms respectés et chéris. Nous ne demandons qu’à voir notre liste honorée par ces noms qui encouragent le public. L’aide la plus légère nous suffira. La gloire de protéger l’innocence vaut le centuple de ce qu’on donne. L’affaire dont il s’agit intéresse le genre humain, et c’est en son nom qu’on s’adresse à vous, madame. Nous vous devrons l’honneur et le plaisir de voir un bon roi secourir la vertu contre un juge de village, et contribuer à extirper la plus horrible superstition. J’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Elle était à Varsovie, à la cour de Stanislas Poniatowski. (G.A.)
2 – L’Avis au public, sur les Sirven. (G.A.)
à Madame d’Epinay.
6 Juillet. Partira par Lyon je ne sais quand.
Je bénis la Providence, ma respectable et chère philosophe, de ce que votre pupille va devenir tuteur (1) ; s’il y a un corps qui ait besoin de philosophes, c’est assurément celui dans lequel il va entrer. Les philosophes ne rouent point les Calas, ils ne condamnent point à un supplice horrible des insensés qu’il faut mettre aux Petites-Maisons. De quel front peut-on aller à Polyeucte après une pareille aventure ? Le tuteur, élevé par sa tutrice, sera digne de l’emploi auquel il se destine. On attend beaucoup de la génération qui se forme ; la jeunesse est instruite, elle n’arrive point aux dignités avec les préjugé de ses grands-pères. J’ai, Dieu merci, un neveu (2) dans le même corps, qui a été bien élevé et qui pense comme il faut penser. La lumière se communique de proche en proche ; il faut laisser mourir les vieux aveugles dans leurs ténèbres ; la véritable science amène nécessairement la tolérance. On ne brûlerait pas aujourd’hui la maréchale d’Ancre comme sorcière, on ne ferait pas la Saint-Barthélemy ; mais nous sommes encore loin du but où nous devons tendre ; il faut espérer que nous l’atteindrons. Nous sommes, en bien des choses, les disciples des Anglais ; nous finirons par égaler nos maîtres.
Vous devez à présent, ma chère et respectable philosophe, jouir d’une santé brillante, et moi, je dois être languissant : aussi suis-je. Puisque Esculape est à Paris, que vos bontés me soutiennent.
Permettez que je fasse les plus tendres compliments au tuteur. Tout notre petit ermitage est à vos pieds.
1 – C’est-à-dire membre du parlement de Paris, qui prétendait être tuteur du roi de France. (G.A.)
2 – Mignot. (G.A.)