CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 20
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental. (1)
L’idée de faire imprimer le tout par Cramer m’était venue par deux raisons : la première, que j’évitais le honteux désagrément de passer par les mains de la police, qui peut-être se serait rendue difficile sur l’histoire des proscriptions, depuis les vingt-trois mille Juifs égorgés pour un veau, jusqu’aux massacres commis par les Camisards des Cévennes. La seconde raison est que sur l’inspection d’une feuille imprimée, je corrige toujours vers et prose. Les caractères imprimés parlent aux yeux bien plus fortement qu’un manuscrit. On voit le péril bien plus clairement ; on y court, on fait de nouveaux efforts, on corrige, et c’est ma méthode.
Je renonce cependant à ma méthode favorite pour satisfaire un libraire de Paris (2), qui est un véritable homme de lettres, fort au-dessus de sa profession, et dont je veux me faire un ami.
M. le duc de Praslin vous aura sans doute envoyé tout le manuscrit avant que vous receviez ma lettre, et vous serez en état de juger en dernier ressort. Je vous supplie très instamment de passer au petit ex-jésuite ces vers de Fulvie :
Après m’avoir offert un criminel amour,
Ce Protée à ma chaîne échappa sans retour.
Act. I, sc. I.
J’ai eu dessein d’exprimer les débauches qui régnaient à Rome dans ces temps illustres et détestables ; c’est le fondement des principales remarques. Je veux couler à fond la réputation d’Auguste ; j’ai une dent contre lui depuis longtemps pour avoir eu l’insolence d’exiler Ovide, qui valait mieux que lui. Quoi ! l’aimable Ovide exilé en Scythie ! ah, le barbare ! Brutus, où étais-tu ?
Où êtes-vous, mes divins anges ? Il fait froid : que je me fourre sous vos ailes (3).
1 – Cette lettre ou ce fragment de lettre avait été jusqu’ici cousu à d’autres fragments et placé à la fin de l’année 1765. (G.A.)
2 – Lacombe. (G.A.)
3 – Ce dernier alinéa n’appartient pas à cette lettre. (G.A.)
à M. Damilaville.
13 Juin 1766.
Mon cher ami, en vous remerciant de prendre si généreusement le parti du président de Thou. Je crois que vous prendrez aussi le parti du livre attribué à Fréret (1). Si ce livre est d’un capitaine au régiment du roi, comme on le dit, ce capitaine est assurément le plus savant officier de l’Europe, et en même temps le meilleur raisonneur. Il cite toujours à propos, et il prouve d’une manière invincible. Il est impossible que tant de bons ouvrages qu’on nous donne coup sur coup ne rendent les hommes plus sages et meilleurs.
Vous m’affligez beaucoup de m’apprendre que le gardien des capucins est un Othon et un Caton. Je me flattais que ses moines lui auraient coupé la gorge, et que cette aventure serait fort utile aux pauvres laïques.
Quant à Lally, je suis très sûr qu’il n’était point traître, et qu’il était impossible qu’il sauvât Pondichéry.
Le parlement n’a pu le condamner à mort que pour concussion. Il serait donc à désirer qu’on eût spécifié de quelle espèce de concussion il était coupable. La France, encore une fois, est le seul pays où les arrêts ne soient point motivés, comme c’est aussi le seul où l’on achète le droit de juger les hommes.
Voici, mon cher ami, une lettre pour Protagoras.
Bonsoir, mon cher frère ; ma faiblesse augmente tous les jours, mais mes sentiments ne diminuent point. Ecr. l’inf…
1 – Il était de Lévesque de Burigny. (G.A.)
à M. le baron Grimm.
Ferney, 13 Juin 1766.
Je demande une grâce à mon cher prophète : c’est de vouloir bien me donner les noms et les adresses des personnes raisonnables et respectables d’Allemagne qui ont exercé leur générosité envers les Calas, et qui pourraient répandre sur les Sirven quelques gouttes du baume qu’elles ont versé sur les blessures des innocents infortunés. J’attends de jour en jour un factum de M. de Beaumont en faveur de la famille Sirven. Je ne sais s’il obtiendra justice pour elle ; mais je suis très sûr qu’il démontrera son innocence. C’est le public que je prends toujours pour juge : il se trompe quelquefois au théâtre, et ce n’est que pour un temps ; mais dans les affaires qui intéressent la société, il prend toujours le bon parti. Deux parricides imputés coup sur coup pour cause de religion sont, à mon avis, un objet bien intéressant et bien digne de notre philosophie. Mes tendres respects à ma philosophe. (1).
1 – Madame d’Epinay. (G.A.)
à M. le marquis de Villevieille.
14 Juin 1766 (1).
Il est vrai, monsieur, que je n’ai point reçu les six exemplaires (2) dont vous m’avez gratifié, par la voie du premier secrétaire de l’intendance de Besançon. Il se nomme M. Ethis ; j’ai écrit à cet Ethis : il faut qu’il soit dévot ; il ne m’a point répondu. Mais d’honnêtes gens, qui ne sont point dévots, m’ont apporté quatre exemplaires. C’est assurément le plus beau présent que vous puissiez me faire. Je suis pénétré de reconnaissance.
Je vois par l’excès de vos bontés que vous vous intéressez à l’auteur et à l’ouvrage ; cet ouvrage me paraît excellent. On n’a jamais ni cité avec plus de fidélité, ni raisonné avec plus de justesse. J’aime passionnément l’auteur, quel qu’il soit. Je voudrais être assez heureux pour vous tenir avec lui dans mon ermitage. Je sais bien que l’auteur n’est pas prêtre. ; mais je voudrais le prendre pour mon confesseur. Je n’ai pas longtemps à vivre ; je trouverais fort doux d’être assisté à la mort par un pareil chrétien. J’ai lu le livre deux fois, je le relirai une troisième, et je vous remercierai tout ma vie. – V.
Je rouvre ma lettre aussi proprement que je le puis pour vous supplier, monsieur, de vouloir bien dire s’il est vrai que le roi ait ordonné que l’on conservât les jésuites en Lorraine. Le livre que vous m’avez envoyé m’apprend à douter de tout ; mais je croirai ce que vous me direz.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – De l’Examen critique. (G.A.)
A Frédéric.
LANDGRAVE DE HESSE-CASSEL.
Ferney, 21 Juin 1766.
Monseigneur, les maladies qui persécutent ma vieillesse sans relâche m’ont privé longtemps de l’honneur de renouveler mes hommages à votre altesse sérénissime. Souffrez que l’amour de la justice et la compassion pour les malheureux m’inspirent un peu de hardiesse. Ce sont vos propres sentiments qui encouragent les miens. J’ai pensé qu’un esprit aussi philosophique que le vôtre, et un cœur aussi généreux, protégeraient une cause qui est celle du genre humain.
Permettez, monseigneur, que votre nom soit publié au premier rang de ceux qui auront daigné aider les défenseurs de l’innocence à la secourir contre l’oppression. Les bienfaiteurs de l’humanité doivent être connus. Leur nom sera cher à tous les esprits tolérants et à toutes les âmes sensibles.
Je suis persuadé que votre altesse sérénissime sera touchée après avoir lu seulement la page qui expose le malheur des Sirven. Plusieurs personnes se sont réunies dans le dessein de poursuivre cette affaire comme celle des Calas. Nous ne demandons qu’un léger secours. Nous savons que vos sujets ont le premier droit à vos générosités. La moindre marque de vos bontés sera précieuse. Que ne puis-je les venir implorer moi-même, et être témoin du bonheur qu’on goûte dans vos Etats ! Je suis réduit à ne vous présenter que de loin le profond respect et le dévouement inviolable avec lequel je serai jusqu’au dernier moment de ma vie, etc.
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
21 Juin 1766 (1).
M. Boursier me mande, mon respectable philosophe, qu’il vous a dépêché par la voie de Lyon et de Limoges un petit paquet de raretés du pays. Je vous en donne avis, quoiqu’il soit vraisemblable que vous recevrez le paquet avant ma lettre. Les paquets vont en droiture, et les lettres passent par Paris, ce qui fait cent lieues de plus, et opère un retardement considérable, sujet à beaucoup d’inconvénients.
M. Boursier m’assure qu’il aura toujours soin de vous faire parvenir toutes les choses que vous paraissez désirer ; il vous est tendrement attaché. Il est vrai qu’on peut lui reprocher un peu de paresse ; mais on doit l’excuser : il traîne une vie fort languissante et est très rarement en état d’écrire.
Je reçois dans ce moment une de vos lettres, par laquelle vous me mandez que princes et princesses peuvent passer dans nos déserts. Ces déserts sont bien indignes d’eux ; il n’y a plus de théâtre : les ailes qu’on bâtit ne sont pas encore achevées ; le prieur du couvent est malade, la prieure aussi ; ils seraient désespérés tous deux de ne pouvoir recevoir de tels hôtes d’une manière qui pût leur plaire. Le voisinage est très triste. Cependant, si les dieux s’avisaient de descendre dans ces hameaux, ils trouveraient encore des Baucis et des Philémons ; mais il vaudrait encore mieux recevoir des philosophes que des princesses.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
A Ferney, par Genève, 21 Juin 1766 (1).
Madame, votre altesse sérénissime sait que mon état me permet bien rarement d’écrire ; elle daigne y compatir. L’occasion qui se présente me rend un peu de force. Il s’agit de faire du bien, de secourir des innocents infortunés et de désarmer la superstition. Qui sera à la tête de cette entreprise, si ce n’est madame la duchesse de Saxe Gotha ? Daignez lire ce mémoire, madame, et votre cœur généreux sera touché.
Permettez que votre auguste nom honore la liste des princes qui veulent bien secourir la famille dont j’ai dû prendre les intérêts. La société humaine bénira tous ceux qui daigneront favoriser une si juste cause.
La ville de Genève, à laquelle votre altesse sérénissime a paru s’intéresser, est toujours dans le même état. Elle attend que les médiateurs décident de sa destinée et qu’ils lui donnent des lois, puisqu’elle n’a pas su s’en donner elle-même. Rien n’est plus divisé et plus tranquille que cette petite république. Les deux partis ennuient leurs juges par des mémoires très longs et très embrouillés. L’animosité et la haine sont respectueuses et honnêtes. Ce sont des plaideurs acharnés qui plaident poliment : ils ne sont pas assez puissants pour s’égorger.
Il en est à peu près de même dans le duché de Virtemberg. C’est tout le contraire, madame, dans vos Etats : tout y est tranquille, parce que vous y êtes adorée.
Je me flatte, madame, que votre santé s’est raffermie dans le printemps, et que vous êtes toujours aussi heureuse que vous méritez de l’être. Toute votre auguste famille contribue à votre félicité ; je fais toujours mille vœux pour elle. Je n’oublie jamais la grande maîtresse des cœurs. Daignez me conserver des bontés qui font la consolation de mes derniers jours et que votre altesse sérénissime daigne agréer le profond respect et l’attachement inviolable que je lui conserverai jusqu’au dernier moment de ma vie.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)