CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 18
Photo de PAPAPOUSS
à M. Damilaville.
21 Mai 1766.
En réponse à votre lettre du 15, mon cher ami, je vous dirai que je viens de lire l’article dont vous m’avez parlé. Tout mon petit troupeau et moi nous en sommes transportés. J’ai fait l’acquisition, dans mon bercail, d’un jeune avocat (1) qui est notre bailli, et qui est homme à plaider vigoureusement contre les intolérants.
Le buste en ivoire d’un homme très tolérant partit à votre adresse le 13 de ce mois. Il est vrai que c’est un vieux et triste visage, mais ce morceau de sculpture est excellent.
Je ne sais si vous avez lu une Vie de Henri IV, par un M. de Bury, qui s’est avisé, je ne sais pourquoi, de comparer notre héros à Philippe, roi de Macédoine, auquel il ne ressemble pas plus qu’à Pharaon. Je vous ai déjà dit que cet homme s’était déchaîné dans sa préface contre le président de Thou. Nous avons trouvé un vengeur (2) : un de mes amis s’est chargé de la cause de Thou contre Bury. Il a inséré dans cette défense quelques anecdotes assez curieuses. Je crois que cet ouvrage peut s’imprimer à Paris. Je le ferai transcrire, je vous l’enverrai, et vous en pourrez gratifier l’enchanteur Merlin.
Je n’ai point encore pu parvenir à me procurer un exemplaire du Philosophe ignorant. On dit qu’il est imprimé à Londres. Dès que je l’aurai, je ne manquerai pas de vous le faire parvenir.
Les tracasseries de Genève continuent toujours ; je crois qu’on ne s’en soucie guère à Paris, et je commence à ne m’en plus soucier du tout. Genève est une grande famille qui faisait fort mauvais ménage, et à qui le roi a fait beaucoup d’honneur en daignant lui envoyer un plénipotentiaire ; mais il sera aussi difficile d’inspirer la concorde aux Génevois que de remplacer mademoiselle Clairon à Paris.
Croyez-vous qu’en effet madame Calas vienne faire un tour à Genève ? Voici un petit mot pour son défenseur et celui de Sirven. Nos pauvres Sirven trouveront la pitié du public bien épuisée ; mais enfin nous serons contents, si nous obtenons quelque justice. Ayez encore la bonté de faire tenir cet autre billet à du Molard.
J’attends les mémoires pour et contre Lallu, et le factum pour M. de La Luzerne. J’attends surtout le Fréret dont vous m’avez tant parlé.
Votre amitié sert, dans toutes les occasions, à la consolation de ma vie. Vous ne sauriez croire à quel point je vous regrette.
1 – Christin. (G.A.)
2 – Voyez l’article IV des FRAGMENTS D’HISTOIRE, le Président de Thou justifié. (G.A.)
à M. Élie de Beaumont.
21 Mai 1766 (1).
Mon cher Cicéron, je suis pénétré de vos attentions, et très affligé de la maladie que vous avez essuyée. Je vous félicite de n’avoir point été chargé de la cause de Lally qui a été si malheureuse. Vous n’êtes fait que pour les triomphes.
J’augure très bien du procès de M. de La Luzerne, puisque vous l’avez entrepris ; quant à celui des Sirven, le mémoire paraîtra toujours assez tôt pour faire un très grand effet dans le public. Ce public est toujours juge en première et dernière instance. Un mémoire attachant, éloquent, bien raisonné, le persuade ; et quand le cri public s’élève et persévère, il force les juges à faire justice. D’ailleurs, ce mémoire pour les Sirven ne se borne pas à une seule famille ; tous les pères de famille y sont intéressés ; c’est la cause de la nation, c’est celle de la tolérance, c’est le combat de la raison contre le fanatisme. Vous écrasez la dernière tête de l’hydre. Enfin je suis toujours persuadé que votre factum mettra le sceau à la grande réputation que vous vous êtes déjà faite. Je ne sais quel sentiment m’intéresse davantage, ou la pitié pour les Sirven, ou mon zèle pour votre gloire.
Mille respects à votre illustre et aimable compagne.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
23 Mai 1766.
J’aime beaucoup mieux, mes divins anges, vous parler des proscriptions de Rome que des tracasseries de Genève, qui probablement vous ennuient beaucoup. Mon petit ex-jésuite craint qu’il n’en arrive autant aux tracasseries de Fulvie. Il y avait longtemps qu’il était embarrassé de cette Fulvie et de ce petit Pompée, qui manquaient tous deux leur coup au même moment. Nous avions sur cela, l’un et l’autre, beaucoup de scrupule. Enfin nous avons changé cet endroit, et je crois que nous nous sommes tirés d’affaire assez passablement. Nous avons soigné le style autant que nous l’avons pu. Nous sommes assez contents des notes, qui nous paraissent instructives et intéressantes pour ceux qui aiment l’histoire romaine. Nous retouchons la préface, ou plutôt nous l’accourcissons beaucoup. Nous comptons, dans quinze jours, soumettre le tout à votre tribunal ; mais nous sommes persuadés que ce ne sera qu’à la longue que l’ouvrage pourra parvenir, je ne dis pas à être goûté, mais un peu connu du public.
Les affaires de Genève ne fourniront jamais un sujet de tragédie, pas même celui d’une farce. Vous savez que j’ai toujours été extrêmement éloigné de jouer ma partie dans ce tripot ; vous savez que, dès que vous eûtes la bonté de m’envoyer la consultation de votre avocat (1), je la remis à M. Hennin dès le moment de son arrivée ; je ne voulais que la paix, sans prétendre à l’honneur de la faire. Il est bien ridicule que j’aie eu depuis des tracasseries pour un compliment (2) ; mais quand on a affaire à des esprits effarouchés et inquiets, on s’expose à voir les démarches les plus simples et les plus honnêtes produire les soupçons les plus injustes. Je vous prédis encore que jamais on ne parviendra à la plus légère conciliation entre les esprits génevois. On pourra leur donner des lois, mais on ne leur inspirera jamais la concorde. Je ne change point d’opinion sur la manière dont tout cette affaire doit finir ; mais je me garde bien de vous presser d’être de mon avis.
Je compte toujours sur la protection de MM. de Praslin et de Choiseul, dont je vous ai l’obligation, et c’est une obligation assez grande. J’attendrai tranquillement la décision des plénipotentiaires ; et quelque intéressé que je sois, par bien des raisons, à l’arrêt qu’ils doivent rendre, je ne chercherai pas même à pressentir leur manière de penser. Je voudrais trouver un moyen de vous envoyer la petite collection qu’on a faite des lettres de M. Baudinet et de M. Covelle ; cela me paraît plus amusant que les querelles sur le droit négatif. Je vous jure, avec un ton très affirmatif, mes chers anges, que vos bontés font la consolation et le charme de ma vie.
1 – Voyez la lettre à Hennin du 17 décembre 1765. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à Taulès du 30 avril. (G.A.)
à M. Damilaville.
23 Mai 1766.
C’est pour vous dire, mon cher ami, que M. Boursier vous a envoyé, sous l’enveloppe de M. de Courteilles, la défense de l’illustre de Thou contre les accusations du sieur Bury. Je soupçonne que le manuscrit est plein de fautes ; mais la faiblesse de mes yeux et mon état un peu languissant ne m’ont pas permis de les corriger. Je pense que vous trouverez dans cet écrit des anecdotes curieuses et instructives. Si votre Merlin ne peut l’imprimer, vous pourriez la faire parvenir au Journal encyclopédique, en l’envoyant contre-signée à un M. Rousseau, auteur de ce journal, à Bouillon. Ce Bury mérite assurément quelque petite correction pour avoir traité un excellent historien, un digne magistrat, et un très bon citoyen, de pédant et de médisant satirique.
Vous recevrez probablement la semaine prochaine le buste d’ivoire ; il est à la diligence de Lyon, à votre adresse, comme je vous l’ai déjà mandé.
Vous avez sans doute reçu ma petite lettre pour du Molard, et une autre pour mon cher Beaumont. Est-il vrai que les capucins ont assassiné leur gardien (1) à Paris ? Pourquoi, lorsqu’on a chassé les jésuites, conserve-t-on des capucins ? pourquoi ne pas les avoir fait tirer à la milice, au lieu des enfants des avocats ?
On prétend que l’assemblée du clergé sera longue. J’en suis fâché pour les évêques, qui auront le malheur d’être séparés de leur troupeau, et de ne pouvoir instruire et édifier leurs diocésains. Ils aiment trop leurs devoirs pour ne pas finir leurs affaires le plus tôt qu’ils pourront.
Je n’ai encore nulle nouvelle des factums qui doivent m’arriver, ni de l’ouvrage de Fréret. J’attends de vous toutes mes consolations. Adieu, mon cher frère.
1 – Il s’était tué. (G.A.)
à M. le chevalier de Taulès.
A Ferney, 23 Mai 1766.
Le couvent de Ferney a souvent recours à M. le chevalier de Taulès pour savoir des nouvelles de M. l’ambassadeur, s’il est entièrement guéri, s’il mange, s’il digère, s’il dort, s’il se promène. Nous nous intéressons à sa santé plus que tous les Génevois ensemble, dussent-ils en être jaloux. Madame Denis compte avoir l’honneur de le voir dès qu’elle pourra sortir. Pour moi, monsieur, qui n’ai pas mis d’habit depuis trois mois, je suis privé du plaisir de remplir mes devoirs. Vous savez combien il me serait doux de profiter de vos moments de loisir, et de puiser dans vos conversations des connaissances nouvelles. Ne doutez pas des sentiments respectueux que je conserverai pour vous toute ma vie.
à M. Damilaville.
26 Mai 1766.
Il faut aujourd’hui, mon cher ami, que je vous parle d’une petite négociation typographique. Vous savez peut-être qu’un homme d’esprit, qui était de l’ordre des avocats, s’est mis de l’ordre des libraires. Il a rassemblé quelques morceaux de moi qu’il a imprimés fort correctement. Je vous supplie de lui donner une marque de ma reconnaissance, en lui envoyant une collection complète de mes Œuvres. Le libraire en question s’appelle Lacombe. Il est bon d’avoir des philosophes dans tous les états.
à M. le duc de Praslin.
A Ferney, 26 Mai 1766.
Sextus-Pompée (1) était secrétaire d’Etat de la marine ; par conséquent il a le droit de s’adresser à monseigneur le duc de Praslin ; mais le paquet est bien gros, et probablement bien ennuyeux, et je ne veux pas ennuyer mon protecteur.
Qu’il lise ou qu’il ne lise pas ce fatras, je le supplie de vouloir bien l’envoyer à mes anges. Je lui présente mon très tendre et très profond respect.
Ce billet est très bref ; mais à grands seigneurs peu de paroles.
1 – Personnage du Triumvirat. (G.A.)
à M. Lacombe.
A Ferney, 26 Mai 1766.
J’ai été si charmé, monsieur, pour l’honneur des lettres, de voir un homme de votre mérite quitter la profession de Patru pour celle des Estienne ; vos attentions pour moi m’ont tant flatté, que je voudrais n’avoir jamais eu que vous pour éditeur. Si jamais cette entreprise pouvait s’accorder avec celle des Cramer, ce serait peut-être rendre service à la littérature. J’ai corrigé tous mes ouvrages dans ma retraite avec beaucoup de soin, et surtout l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, qui est un fruit de trente ans de travail, conduit à sa maturité autant que mes forces l’ont permis. Je ne sais si vous exécutez le projet dont vous m’aviez parlé ; je souhaite que vous puissiez en venir à bout sans vous compromettre : en ce cas, on vous enverrait plusieurs chapitres nouveaux et quelques additions assez curieuses. Comptez, monsieur, que je m’intéresse véritablement à vous. Je vous prie de me mander si vous êtes content de votre nouvelle profession : je voudrais être à portée de vous marquer par des services l’estime que vous m’avez inspirée.
Je doute que le petit recueil que vous avez bien voulu faire de tout ce que j’ai dit sur la poésie (1) ait un grand cours ; mais du moins ce recueil a le mérite d’être imprimé correctement, mérite qui manque absolument à tout ce qu’on a imprimé de moi. Au reste, vous me feriez plaisir d’ôter, si vous le pouviez, le titre de Genève ; il semblerait que j’eusse moi-même présidé à cette édition, et que les éloges que vous daignez me donner dans la préface ne sont qu’un effet de mon amour-propre. Je me connais trop bien pour n’être pas modeste.
Vous n’avez point changé de profession, monsieur ; vous serez l’avocat de la philosophie. Je voudrais vous donner bien des causes à soutenir ; mais je suis si vieux qu’il ne m’appartient plus d’avoir de procès.
1 – Poétique de M. de Voltaire, ou Observations recueillies de ses ouvrages, concernant la versification française, les différents genres de poésie et de style poétique. (G.A.)