CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 16

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 16

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à M. le marquis de Florian.

 

Ferney, 2 mai 1766.

 

 

          Vous faites très bien, monsieur, de n’aller qu’à la mi-mai à Hornoy. La nature est retardée partout, après le long et terrible hiver que nous avons essuyé. Les trois quarts de mes arbres sont sans feuilles, et je ne vois encore que de vastes déserts.

 

          La grande place de l’homme qui juge, sur le Panégyrique du Dauphin, que l’abbé Coyer est un athée, est apparemment une place aux Petites-Maisons, et je présume que votre ami le calculateur doit être de son conseil. Je réduis tout net ce calculateur à zéro. M. de Beauteville me paraît d’une autre pâte. Je ne sais s’il connaît bien encore les Génevois ; ils ne sont bons Français qu’à dix pour cent ; Nous verrons comment la médiation finira le procès, et si on condamnera le conseil à être fouetté avec des lanières tirées du cul des citoyens.

 

          Il n’y a pas longtemps que messieurs du conseil me présentèrent leur terrier, par lequel ils me demandent un hommage-lige pour un pré. Je leur ferai certainement manger tout le foin du pré, avant de leur faire hommage-lige. Ces gens-là me paraissent avoir plus de perruques que de cervelle.

 

          Avant que vous partiez pour Hornoy, mon cher monsieur, permettez que je vous fasse souvenir du factum de M. de Lally, que vous avez eu la bonté de me promettre. Je suis bien curieux de lire ce procès ; je connais beaucoup l’accusé, et je m’intéresse à tout ce qui se passe dans l’Inde, à cause des brames mes bons amis, qui sont les prêtres de la plus ancienne religion qui soit au monde, mais non pas de la plus raisonnable. Si je pouvais, par votre crédit, avoir le mémoire de Lally et celui des Sirven, vous feriez ma consolation.

 

          Comme je suis extrêmement curieux, je voudrais bien aussi savoir quelque chose de M. de La Chalotais (1). Vous me paraissez toujours bien informé. J’ai recours à vous dans les derniers jours où vous serez à Paris. Je suis plus Languedochien que jamais ; mais mon affection ne va pas jusqu’au parlement de Toulouse. Il se forme bien des philosophes dans vos provinces méridionales ; il y en a moins pourtant que de pénitents blancs, bleus et gris. Le nombre des sots et des fous est toujours le plus grand.

 

          Notre Ferney est devenu charmant tout d’un coup. Tous les alentours se sont embellis, nous avons, comme dans toutes les églogues, des fleurs, de la verdure, et de l’ombrage ; le château est devenu un bâtiment régulier de cent douze pieds de face ; nous avons acquis des bois, nous nageons dans l’utile et dans l’agréable ; il ne manque rien à cette terre que d’être en Picardie.

 

          Allez donc à Hornoy, messieurs ; jouissez en paix d’une heureuse tranquillité, buvez quelquefois à ma santé, et puissé-je vous embrasser tous avant de mourir !

 

 

1 – Enfermé dans la citadelle de Saint-Malo. (G.A.

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

A Ferney, 4 mai 1766.

 

 

          Vous aimez, monsieur, à citer juste ; et moi qui suis barbouilleur d’histoire, j’aime à citer juste aussi. Vous avez raison quand vous dites qu’il y a un article dans le mémoire à consulter donné aux avocats de Paris (1), lequel qualifie les citoyens de Genève souverains législateurs. Mais aussi je n’ai pas tort quand je dis que, dans le même mémoire, on trouve ces paroles : « On peut considérer que les citoyens et bourgeois sont souverains conjointement avec tous les conseils quand ils sont assemblés en corps de république. »

 

          Ce que vous me dites à notre dernière entrevue me laissa, comme vous le croyez bien, le poignard dans le cœur. Je me croyais accusé cruellement par devant le grand-juge des anecdotes, M. le chevalier de Taulès ; toute ma réputation d’amateur de la vérité était perdue. Ma douleur m’a fait relire ce vieux mémoire à consulter que j’avais entièrement oublié.

 

          Vous voyez évidemment qu’un des articles s’explique par l’autre, et qu’il n’y a que des théologiens qui puissent tronquer un passage d’un auteur pour le condamner. Je vous demande donc justice et réparation d’honneur. Je crois que ce mémoire était si mal griffonné, que ni vous, ni M. le chevalier de Taulès, n’avez lu l’article où je m’explique catégoriquement.

 

          Voilà comme on juge les pauvres auteurs ; voilà comme on a dit à la cour que M. Thomas était athée, parce qu’il a loué M. le dauphin de n’être pas persécuteur ; on n’a ni la justice ni le temps de confronter les passages. Confrontez-moi donc avec moi-même, et vous verrez combien mon cœur est à vous.

 

 

1 – Mémoire de Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lacombe.

 

5 Mai 1766 (1).

 

 

          On ne peut s’intéresser plus que moi, monsieur, à un homme qui honore comme vous la profession que vous avez daigné embrasser. Mandez-moi comment je pourrais vous faire tenir la nouvelle édition, en deux volumes, d’un livre intitulé, mal à propos, Dictionnaire philosophique ; lequel a occasionné encore plus mal à propos beaucoup de contradictions. Si vous n’avez pas l’édition des œuvres du même auteur, faite à Genève, et les trois volumes de Mélanges qui viennent de paraître, on vous les adressera par la voie que vous indiquerez. Vous trouverez aisément dans ces trois volumes, dans la collection de Genève et dans les deux volumes du Dictionnaire philosophique, de quoi faire un recueil de chapitres par ordre alphabétique. Vous trouverez plusieurs chapitres sur le même sujet ; mais, comme ils sont différemment traités, ces variétés pourront n’être que plus piquantes. Tous ces ouvrages imprimés sont remplis de fautes typographiques, qui ne se retrouveront plus dans votre édition.

 

          Un homme de mes amis, qui veut être inconnu, m’a communiqué une tragédie (2), laquelle m’a paru très singulière, et qui n’est ni dans le style ni dans les mœurs d’aujourd’hui. Elle est accompagnée de notes que je crois curieuses et intéressantes, et d’un morceau historique qui l’est encore davantage. Cela pourra faire un juste volume. Il faudrait non seulement garder le profond secret qu’on exige de moi, mais, en cas que l’ouvrage se vendît, il faudrait faire un petit présent d’une quinzaine de louis d’or à un comédien (3) qu’on vous indiquerait et en donner trois ou quatre autres à une personne qu’on vous indiquerait encore.

 

          Ne doutez pas, monsieur, de mon empressement à vous marquer, dans toutes les occasions, les sentiments dont je suis pénétré pour vous.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Le Triumvirat. (G.A.)

3 – Lekain. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la duchesse de Grammont.

 

A Ferney, près de Genève, 5 mai 1766.

 

 

          Madame, votre département dans le ministère est toujours de faire du bien. Je ne puis vous séparer de M. le duc, votre frère.

 

          Souffrez donc que je vous supplie, madame, de lire cette lettre (1), qui n’est point une lettre du bureau des affaires étrangères, mais du bureau des bienfaits. J’ose vous prier de la lui faire lire quand il ne travaille point, supposé qu’il y ait de tels moments.

 

          Soyez toujours ma protectrice auprès de mon protecteur.

 

          Nous sommes à vos pieds, Marie Corneille et moi, son vieux père adoptif.

 

          Agréez, madame, le profond respect et la reconnaissance de votre très humble, très obéissant, et très obligé serviteur. VOLTAIRE.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre au duc de Choisieul. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Servan.

 

9 Mai 1766.

 

 

          Enfin, monsieur, on a retrouvé Moïse sous un tas de fumier, et il est sauvé des mains des muletiers, comme de celles de Pharaon. Les Conjectures sur la Genèse (1) sont actuellement dans ma bibliothèque ; mais je vous assure que je fais plus de cas du discours que vous avez la bonté de m’envoyer. L’auteur a dû se complaire dans son œuvre, et voir que cela était bon ; mais il est trop modeste pour le dire, et moi je suis trop véridique pour lui cacher ce que j’en pense.

 

          Je vous demande en grâce, monsieur, de vouloir bien honorer mon petit cabinet de livres de tout ce qui partira de votre plume ; j’ai des recueils qui assurément ne vaudront pas celui-là. Je vous avouerai franchement que je ne connais, parmi les discours prononcés au parlement de Paris, rien qui mérite d’être lu, excepté deux ou trois discours de M. Daguesseau : tout ce qu’on a fait depuis lui est sec et mal écrit ; tout ce qu’on a fait auparavant est de l’éloquence de Thomas Diafoirus. J’ai déjà eu l’honneur de vous dire qu’en qualité de provincial, j’aimais fort à voir le bon goût renaître en province. Vous et moi nous sommes Allobroges : je m’intéresse à vos succès, comme compatriote ; et, en cette qualité, je vous demande la continuation de vos bontés. Autrefois la cour donnait le ton à Paris, et Paris aux provinces ; il me paraît que c’est à présent tout le contraire, à cela près qu’il n’y a plus de ton à Versailles : je ne suis pas, au reste, comme les autres vieillards qui vantent toujours ce qu’ils ont vu dans leur jeunesse ; je vous jure que je n’ai vu que des sottises ; le bon temps était le siècle de Louis XIV, dont je n’ai vu que la lie. Cependant il faut être juste : j’avoue qu’il n’y a en France aujourd’hui aucun grand talent, dans quelque genre que ce puisse être, pas même à l’Opéra-Comique, qui est devenu le spectacle de la nation ; mais, en récompense, il y a beaucoup de philosophie, et voilà ce qui me console.

 

          Soyez toujours, monsieur, ma plus grande consolation, et comptez sur la tendre et respectueuse estime de, etc.

 

 

1 – Ouvrage d’Astruc. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

12 Mai 1766.

 

 

          Mon cher frère, j’ai mis l’estampe des Calas au chevet de mon lit, et j’ai baisé, à travers la glace, madame Calas et ses deux filles. Je leur en rends compte dans la petite lettre que je vous envoie. On se plaint beaucoup de la gravure ; on trouve que les doigts ressemblent à des griffes d’oiseau mal faites, et les bras à des cotrets ; mais pour moi, je suis si content d’avoir cette famille sous mes yeux, que je pardonne tout, et que je trouve tout bien.

 

          Je console, autant que je puis, les Sirven ; je leur fais espérer qu’ils auront incessamment le mémoire qui les justifie. Vous voyez sans doute quelquefois M. Elie, et vous avez eu la bonté de lui dire combien je m’intéresse à sa santé. J’ai peine à croire qu’il ne réussisse pas dans cette affaire. Je pense toujours que le conseil lui sera favorable. On n’est pas, ce me semble, assez content des parlements pour craindre celui de Toulouse ; et je ne crois pas qu’une compagnie qui n’a voulu recevoir de la main du roi ni son commandant (1) ni son premier président (2), doive avoir à la cour un crédit immense.

 

          Je trouve que le sieur Le Breton a fait une haute sottise d’aller porter à Versailles des Encyclopédies lorsque le clergé s’assemblait. Le ministère a fait très prudemment de s’emparer des exemplaires, et de prévenir par là des clameurs qui eussent été aussi dangereuses qu’injustes. On a mis dans les gazettes que l’article PEUPLE (3) avait indisposé beaucoup le ministère ; je ne le crois pas ; il me semble que tout ministre sage devrait signer cet article.

 

          Je suis bien fâché que l’auteur de POPULATION et de VINGTIÈME (4) n’en ait pas fait davantage. Je voudrais raccommoder ce bon citoyen avec le grand Colbert. Il lui reproche d’avoir fait baisser le prix des blés ; mais il baissa de même en Angleterre et ailleurs dans le même temps. Le grand malheur de Colbert est d’avoir vu ses mesures toujours traversées par les entreprises de Louis XIV. La guerre injuste et ridicule de 1672 obligea le ministre le plus grand que nous ayons jamais eu à se comporter d’une manière directement opposée à ses sentiments ; et cependant il ne laissa, en mourant, aucune dette de l’Etat qui fût exigible. Il créa la marine, il établit toutes les manufactures qui servent à la construction et à l’équipement des vaisseaux. On lui doit l’utile et l’agréable.

 

          Si vous connaissez l’auteur de l’article où on le traite un peu mal, je vous prie de demander la grâce de Colbert à cet auteur. Nous en parlerons, si jamais vous êtes assez bon pour revenir à Ferney. Mon petit château sera enfin entièrement bâti : mes paysans augmentent leurs cabanes, à mon exemple ; leurs terres et les miennes sont bien cultivées ; tout cet affreux désert s’est changé en paradis terrestre.

 

          J’ai eu la consolation de trouver un petit bailli qui pense tout aussi sensément que nous. Vous m’avouerez que c’est trouver une perle dans du fumier, car il est d’un pays où l’on ne pense point du tout.

 

          Vous ne me parlez point de Bigex ; vous ne me consolez point dans ce temps de disette de bons ouvrages. Ne pourriez-vous point me faire avoir le mémoire de M. de Lally (5) ? M. de Florian ne vous en a-t-il pas donné un ? Songez à moi, je vous en prie, et croyez que je ne m’oublie pas, et que je ne perds pas mon temps.

 

          Je viens de recevoir une lettre charmante (6) du philosophe d’Alembert. Bonsoir, mon cher frère ; buvez à ma santé avec Platon.

 

 

N.B. – Je compte vous envoyer mardi prochain, par la diligence de Lyon, le buste d’un de vos amis. Il est dans le goût antique, et assurément mieux fait que l’estampe des Calas. Ayez la bonté, je vous en supplie, de ne point écrire aux sculpteurs, et de n’avoir aucun commerce avec eux. Laissez-moi faire mon devoir, sans quoi je me brouille avec vous.

 

 

1 – Le duc de Fitz-James. (G.A.)

2 – Bastard. (G.A.)

3 – Par Jaucourt. (G.A.)

4 – Articles de Damilaville. (G.A.)

5 – Exécuté le 6 mai. (G.A.)

6 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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