MÉLANGES LITTÉRAIRES - LETTRE CURIEUSE

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MÉLANGES LITTÉRAIRES - LETTRE CURIEUSE

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LETTRE CURIEUSE

 

 

DE M. ROBERT COVELLE, CÉLÈBRE CITOYEN DE GENÈVE,

 

A LA LOUANGE

 

DE M. VERNET, PROFESSEUR EN THÉOLOGIE DANS LADITE VILLE.

 

 

 – 1766 –

 

 

 

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[Un professeur de théologie à Genève, Jacques Vernet, qui avait été longtemps en relation avec Voltaire, avait publié en 1761 deux Lettres critiques d’un voyageur anglais sur l’article GENEVE du Dictionnaire encyclopédique, et sur la lettre de D’Alembert à M. Rousseau touchant les spectacles. Jacques s’y prononçait pour Jean-Jacques. Réimprimée en 1763 avec quatre lettres de supplément, sa brochure fut encore augmentée de sept lettres en 1766 : J. Vernet y critiquait Hume, Voltaire, et cette fois Rousseau lui-même, à cause de ses Lettres de la montagne. C’était au moment des troubles de Genève, Voltaire arquebusa Vernet avec la Lettre curieuse de Robert Covelle, qui n’est pas un personnage imaginaire, non plus que mademoiselle Ferbot et le capitaine Durost. Voyez sur tous ces personnages le poème de la Guerre civile de Genève, et les Questions sur les miracles, tome VI.] (G.A.)

 

 

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          Il y a quelque temps que le vénérable M. Vernet, digne professeur en théologie, nous fit l’honneur de nous consulter, M. Muller, M. le capitaine Durost, et moi, sur un livre de sa façon, qu’il voulait, disait-il, mettre en lumière. Nous lûmes son ouvrage, et ensuite nous nous assemblâmes chez mademoiselle Ferbot, qui reçoit très poliment les gens de lettres : mademoiselle Levasseur s’y trouva, et quand nous fûmes assemblés M. Vernet vint recueillir nos avis.

 

          Il est bon que je fasse ici connaître tous les personnages. M. Muller est un gentilhomme anglais très instruit, qui dit tout ce qu’il pense avec franchise : le capitaine joint à la même sincérité une nuance de cynisme qui est excusé par la bonté de son caractère : mademoiselle Ferbot a l’esprit fin et délicat, et joint aux grâces d’une femme qui a fait l’amour (1) la solidité d’une personne qui ne le fait plus : mademoiselle Levasseur est la gouvernante de M. Jean-Jacques Rousseau ; c’est une philosophe très décidée. Elle fut légèrement lapidée avec son maître à Moitié-Travers, sur la réquisition du vénérable M. de Montmolin, et se retira depuis à Genève comme une martyre de la philosophie : elle y cultive les belles-lettres avec mademoiselle Ferbot et moi, et est toujours tendrement attachée à M. Rousseau (2).

 

          Pour le vénérable Vernet, tout le monde le connaît assez dans cette ville.

 

          Son manuscrit était intitulé, Lettres critiques, etc., troisième édition. Nous lui dîmes tout d’une voix que nous étions fort aises de voir enfin un manuscrit qui lui appartint, mais que, pour qu’il y eût une troisième édition, il fallait qu’il y en eût eu deux auparavant. Il nous répondit qu’à la vérité on n’avait jamais imprimé son livre, mais qu’il en avait paru deux feuilles l’une après l’autre ; que personne ne s’en souvenait, et que pour éveiller l’attention du public il prétendait mettre troisième édition à sa brochure, parce qu’en effet deux feuilles imprimées et son manuscrit sont trois. Je ne vous conseille pas de calculer ainsi, lui dit M. Muller ; on vous accusera, plus que jamais, de quelque méprise sur le nombre de trois (3). Vraiment, dit mademoiselle Ferbot, du temps que j’avais un amant, s’il avait manqué deux fois au rendez-vous et qu’enfin il eût réparé une seule fois sa faute, je n’aurais pas souffert qu’il eût appelé sa tentative troisième édition ; je ne puis approuver la fausseté ni en amour ni en livres.

 

          M. Vernet ne se rendit pas ; mais il demanda de quel titre on lui conseillait de décorer son ouvrage. Ma foi, lui dit le capitaine, je l’intitulerais Fatras de Vernet. Quel pot-pourri avez-vous fait là ? n’avons-nous pas assez de livres inutiles ? Tout ce que vous dites de vous-même sur Rome est faux ; le peu qu’il y a de vrai a été ressassé mille fois ; on vous reprochera d’être ignorant et plagiaire. J’aime mon prochain, vous m’avez ennuyé, je ne veux pas qu’il s’ennuie ; croyez-moi, pour mettre votre livre en lumière, jetez-le au feu ; c’est le parti que je prendrais à votre place. Vous prenez bien mal votre temps pour écrire contre les catholiques, vous qui êtes encore sujet du roi de France ; et on vous trouvera fort impertinent de faire une sortie contre des spectacles honnêtes que des médiateurs plénipotentiaires (4) daignent introduire dans Genève.

 

          M. Muller entra dans de plus grands détails. Mon cher Vernet, lui dit-il, votre ouvrage est un recueil de lettres que vous feignez d’écrire à un pair d’Angleterre ; cette mascarade est usée, vous deviez plutôt écrire à vos pairs les vénérables ; et il serait encore mieux de ne rien écrire du tout. A quoi bon vos invectives contre M. d’Alembert, contre M. Hume, mon compatriote, contre tous les auteurs d’un dictionnaire immense et utile, rempli d’articles excellents en tout genre, contre l’auteur de la Henriade, et contre M. Rousseau ? Votre dessein a-t-il été d’imiter ce fou qui attaquait ce qu’il y avait de plus célèbre, ut magnis inimiciliis claresceret ? Et à l’égard de M. Rousseau, n’est-ce pas assez qu’il soit malheureux pour que vous ne l’insultiez point ? ne savez-vous pas que res est sacra miser, qu’un infortuné est un homme sacré, et que rien n’est plus lâche que de déchirer les blessures d’un homme qui souffre (5) ?

 

          Comment ! s’écria alors mademoiselle Levasseur, comment, monsieur Vernet, vous attaquez mon maître ! c’est que vous avez ouï dire qu’il était dans une île : si mon maître était dans le continent, vous n’oseriez paraître devant lui ; vous êtes un poltron qui menacez de loin votre vainqueur, je vais l’en instruire ; je vous réponds qu’il vous apprendra à vivre.

 

          Je pris alors la parole ; je remontrai combien il était indécent au sieur Vernet de mal parler de l’Essai sur les Mœurs, etc., lui qui avait écrit vingt lettres à l’auteur pour obtenir d’en être l’éditeur. Moi, dit-il, moi avoir voulu jamais imprimer cet ouvrage ! Oui, vous, lui répliquai-je ; vous aviez fait votre marché avec un libraire pour corriger les feuilles ; vous ne vous déchaînez aujourd’hui que parce que vous avez été refusé ; et cela n’est pas vénérable.

 

          Vernet pâlit : il avait la tête penchée sur le côté gauche, il la pencha sur le côté droit, et dit qu’il n’avait jamais voulu imprimer l’Essai sur les Mœurs, etc. ; qu’il n’avait jamais écrit de lettres à ce sujet, et qu’il était prêt à en faire serment.

 

          Mademoiselle Ferbot, qui a la conscience timorée, se leva alors ; elle courut chercher les fatales lettres de Vernet, que l’auteur de l’Essai m’avait confiées, et que j’avais mises en dépôt chez elle : Tenez, monsieur, dit la belle Ferbot au cou tors (6) ; tenez, reconnaissez-vous votre écriture ? Voici une lettre de votre propre main, du 9 Février 1754, dans laquelle, après avoir parlé d’une édition très incorrecte déjà faite d’une petite partie de ce grand ouvrage, vous vous exprimez ainsi :

 

          « Il me semble, monsieur, que ce serait l’occasion de reprendre une pensée que vous aviez eue, qui est de m’adresser votre Essai sur l’Histoire ; je le ferai imprimer correctement et à votre gré. Cela se pourrait faire avec tout le secret que vous désireriez, etc. »

 

          Voici une autre lettre par laquelle il est évident que vous-même vous avez été l’éditeur de la première édition fautive de ce même livre que vous vouliez imprimer encore.

 

          « Il est arrivé que j’ai été trop tard à corriger le premier tome ; et pour le second même, me trouvant d’ailleurs fort occupé, je ne fis que les premières corrections, etc. »

 

          Cela n’est pas trop français, et il y a quelque apparence que M. de Voltaire ne fut pas assez content de votre style pour se servir de vous ; mais enfin vous voilà, monsieur, bien convaincu que vous avez été son éditeur.

 

          Vous dirai-je encore quelque chose de plus fort ? c’est vous qui fîtes la préface. La preuve en est dans la lettre de l’imprimeur Claude Philibert, du 15 avril 1754. « Vous avez vu, monsieur, la préface de M. Vernet ; elle suffit, ce me semble, pour me disculper. »

 

          Enfin, lorsque vous apprîtes que MM. Cramer se disposaient à imprimer cette même histoire, vous écrivîtes à M. de Voltaire en ces mots : « Voici encore un de nos libraires qui mettent la faucille dans notre moisson, c’est que la moisson est bonne ; et la denrée se débitera si bien qu’aucun libraire n’en souffrira de préjudice. Quant à vous, monsieur, il n’y a que de l’honneur à voir vos ouvrages si répandus, etc. »

 

          Je vous demande à présent, vénérable homme, comment le petit dépit de n’avoir pas été choisi par M. de Voltaire pour son éditeur et pour son correcteur d’imprimerie a pu vous porter non seulement à écrire deux volumes d’injures contre lui et contre MM. d’Alembert et Hume, si estimés dans l’Europe, mais à faire toutes les manœuvres dont vous vous êtes rendu coupable depuis plusieurs années. Pensez-vous que, si l’auteur de La Henriade a négligé de vous punir, et s’il vous a oublié dans la foule, il vous oubliera toujours ?

 

          Oh ! dit Vernet, je n’ai rien à craindre ; il me méprise trop pour me répondre. Ne vous y fiez pas, répliqua mademoiselle Ferbot ; on écrase quelquefois ce qu’on dédaigne : il n’a jamais attaqué personne, mais il est dangereux quand on l’attaque. Et on m’a parlé d’un certain poème sur l’Hypocrisie.

 

          Parbleu, dit alors le capitaine, votre procédé n’est pas d’un honnête homme ; vous allez tomber dans la plus triste situation où un professeur puisse se mettre en se déshonorant ; brûlez votre ouvrage, vous dis-je, comme tout le monde vous le conseille ; respectez M. d’Alembert et M. Hume, dont vous n’êtes pas digne de parler. Songez-vous bien ce que c’est qu’un professeur de théologie qui dit des injures sous un nom supposé, qui se loue sous un nom supposé, et qui avertit qu’ayant assuré autrefois que la révélation n’était qu’utile, il va imprimer bientôt qu’elle est nécessaire ? Votre ouvrage est un libelle ; vous mettez tous les intéressés en droit de vous couvrir d’opprobre ; vous vous préparez une confusion qui vous accablera pour le reste de votre vie.

 

          Nous joignîmes tous nos prières aux remontrances de monsieur le capitaine. Le vénérable nous promit de supprimer son libelle. Le lendemain il courut le faire imprimer ; et, pour comble de malheur, sa conduite est connue sans que son livre puisse l’être, etc. etc.

 

 

 

 

 

1 – Elle avait eu un enfant de Robert Covelle. (G.A.)

 

2 – Jean-Jacques était parti sans elle en Angleterre. (G.A.)

 

3 – Allusion au dogme de la Trinité, auquel ne croyaient guère, suivant d’Alembert, les pasteurs de Genève. (G.A.)

 

4 – Envoyés pour apaiser les troubles. (G.A.)

 

5 – « Je ne souffrirai pas, écrivait Voltaire à d’Alembert, qu’il (Vernet) attaque impunément notre saint-père le pape, et vous, et frère Hume, et frère Marmontel, et même faux frère Rousseau, et la comédie. (G.A.)

 

6 – Il y a une grande dispute parmi les savants sur cette phrase, dit la belle Ferbot au cou tors. On demande si c’est la belle Ferbot qui a le cou tors, comme on dit Junon aux yeux de bœuf, Vénus aux belles fesses ; ou si c’est le professeur qui a le cou tors : il est évident que c’est le professeur, par la notoriété publique.

 

 

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