LE PHILOSOPHE IGNORANT - Partie 10

Publié le par loveVoltaire

LE PHILOSOPHE IGNORANT - Partie 10

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LE PHILOSOPHE IGNORANT

 

 

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CINQUANTIÈME QUESTION.

 

 

Autres questions.

 

 

 

 

          Je sais que les hommes sont quelquefois malades du cerveau. Nous avons eu un musicien qui est mort fou (1), parce que sa musique n’avait pas paru assez bonne. Des gens ont cru avoir un nez de verre ; mais s’il y en avait d’assez attaqués pour penser, par exemple, qu’ils ont toujours raison, y aurait-il assez d’ellébore pour une si étrange maladie ?

 

          Et si ces malades, pour soutenir qu’ils ont toujours raison, menaçaient du dernier supplice quiconque pense qu’ils peuvent avoir tort ; s’ils établissaient des espions pour découvrir les réfractaires ; s’ils décidaient qu’un père, sur le témoignage de son fils, une mère sur celui de sa fille, doit périr dans les flammes, etc., ne faudrait-il pas lier ces gens-là, et les traiter comme ceux qui sont attaqués de la rage ?

 

 

1 – Mouret, surintendant de la musique de la duchesse du Maine ; mort à Charenton en 1738. (G.A.)

 

 

 

 

 

CINQUANTE-ET-UNIÈME QUESTION.

 

 

Ignorance.

 

 

 

 

          Vous me demandez à quoi bon tout ce sermon si l’homme n’est pas libre ? D’abord je ne vous ai point dit que l’homme n’est pas libre ; je vous ai dit que sa liberté consiste dans son pouvoir d’agir, et non pas dans le pouvoir chimérique de vouloir vouloir. Ensuite je vous dirai que tout étant lié dans la nature, la Providence éternelle me prédestinait à écrire ces rêveries, et prédestinait cinq ou six lecteurs à en faire leur profit, et cinq à six autres à les dédaigner et à les laisser dans la foule immense des écrits inutiles.

 

          Si vous me dites que je ne vous ai rien appris, souvenez-vous que je me suis annoncé comme un ignorant.

 

 

 

 

 

 

CINQUANTE-DEUXIÈME QUESTION.

 

 

Autres ignorances.

 

 

 

 

          Je suis si ignorant que je ne sais pas même les faits anciens dont on me berce ; je crains toujours de me tromper de sept à huit cents années au moins quand je cherche en quel temps ont vécu ces antiques héros qu’on dit avoir exercé les premiers vols et le brigandage dans une grande étendue de pays ; et ces premiers sages qui adorèrent des étoiles, ou des poissons, ou des serpents, ou des morts, ou des êtres fantastiques.

 

          Quel est celui qui le premier imagina les six Gahambârs (1), et le pont de Tshinavar, et le Dardaroth, et le lac de Karon ? en quel temps vivaient le premier Bacchus, le premier Hercule, le premier Orphée ?

 

          Toute l’antiquité est si ténébreuse jusqu’à Thucydide et Xénophon, que je suis réduit à ne savoir presque pas un mot de ce qui s’est passé sur le globe que j’habite, avant le court espace d’environ trente siècles ; et dans ces trente siècles, encore, que d’obscurités ! que d’incertitudes ! que de fables !

 

 

1 – Génies des Parsis. (G.A.)

 

 

 

 

 

CINQUANTE-TROISIÈME QUESTION.

 

 

Plus grande ignorance.

 

 

 

 

          Mon ignorance me pèse bien davantage, quand je vois que ni moi ni mes compatriotes, nous ne savons absolument rien de notre patrie. Ma mère m’a dit que j’étais né sur les bords du Rhin, je le veux croire. J’ai demandé à mon ami, le savant Apédeutès, natif de Courlande, s’il avait connaissance des anciens peuples du Nord ses voisins, et de son malheureux pays : il m’a répondu qu’il n’en avait pas plus de notions que les poissons de la mer Baltique.

 

          Pour moi, tout ce que je sais de mon pays, c’est que César dit, il y a environ dix-huit cents ans, que nous étions des brigands, qui étions dans l’usage de sacrifier des hommes à je ne sais quels dieux pour obtenir d’eux quelque bonne proie, et que nous n’allions jamais en course qu’accompagnés de vieilles sorcières qui faisaient ces beaux sacrifices.

 

          Tacite, un siècle après, dit quelques mots de nous, sans nous avoir jamais vus ; il nous regarde comme les plus honnêtes gens du monde, en comparaison des Romains ; car il assure que quand nous n’avions personne à voler, nous passions les jours et les nuits à nous enivrer de mauvaise bière dans nos cabanes.

 

          Depuis ce temps de notre âge d’or, c’est un vide immense jusqu’à l’histoire de Charlemagne. Quand je suis arrivé à ces temps connus, je vois dans Goldast (1) une charte de Charlemagne datée d’Aix-la-Chapelle, dans laquelle ce savant empereur parle ainsi :

 

          « Vous savez que, chassant un jour auprès de cette ville, je trouvai les thermes et le palais que Granus, frère de Néron et d’Agrippa, avait autrefois bâtis. »

 

          Ce Granus et cet Agrippa, frères de Néron, me font voir que Charlemagne était aussi ignorant que moi, et cela soulage.

 

 

1 – Goldast de Heiminsfeld, né en 1576, mort en 1635, a publié entre autres ouvrages une Collection des constitutions impériales, 4 vol. in-folio, 1613. (G.A.)

 

 

 

 

 

CINQUANTE-QUATRIÈME QUESTION.

 

 

Ignorance ridicule.

 

 

 

 

          L’histoire de l’Eglise de mon pays ressemble à celle de Granus, frère de Néron et d’Agrippa, et est bien plus merveilleuse. Ce sont de petits garçons ressuscités, des dragons pris avec une étole comme des lapins avec un lacet ; des hosties qui saignent d’un coup de couteau qu’un juif leur donne ; des saints qui courent après leurs têtes quand on les leur a coupées. Une des légendes les plus avérées dans notre histoire ecclésiastique d’Allemagne est celle du bienheureux Pierre de Luxembourg, qui, dans les deux années 1388 et 89, après sa mort, fit deux mille quatre cents miracles, et, les années suivantes, trois mille de compte fait, parmi lesquels on ne nomme pourtant que quarante-deux morts ressuscités.

 

          Je m’informe si les autres Etats de l’Europe ont des histoires ecclésiastiques aussi merveilleuses et aussi authentiques. Je trouve partout la même sagesse et la même certitude.

 

 

 

 

 

 

CINQUANTE-CINQUIÈME QUESTION.

 

 

Pis qu’ignorance.

 

 

 

 

          J’ai vu ensuite pour quelles sottises inintelligibles les hommes s’étaient chargés les uns les autres d’imprécations, s’étaient détestés, persécutés, égorgés, pendus, roués, et brûlés ; et j’ai dit : S’il y avait eu un sage dans ces abominables temps, il aurait donc fallu que ce sage vécût et mourût dans les déserts.

 

 

 

 

 

 

CINQUANTE-SIXIÈME QUESTION.

 

 

Commencement de la raison.

 

 

 

 

          Je vois qu’aujourd’hui, dans ce siècle qui est l’aurore de la raison, quelques têtes de cette hydre du fanatisme renaissent encore. Il paraît que leur poison est moins mortel, et leurs gueules moins dévorantes. Le sang n’a point coulé pour la grâce versatile, comme il coula si longtemps pour les indulgences plénières qu’on vendait au marché ; mais le monstre subsiste encore : quiconque recherchera la vérité risquera d’être persécuté. Faut-il rester oisif dans les ténèbres ? ou faut-il allumer un flambeau auquel l’envie et la calomnie rallumeront leurs torches ? Pour moi, je crois que la vérité ne doit pas plus se cacher devant ces monstres, que l’on ne doit s’abstenir de prendre de la nourriture dans la crainte d’être empoisonné.

 

 

 

 

 

 

 

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