CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 28
Photo de PAPAPOUSS
à Mademoiselle Clairon.
16 Septembre 1765.
Mes yeux, mademoiselle, ne sont pas si heureux à présent qu’ils l’étaient quand ils avaient le bonheur de vous voir. Ils pouvaient alors le disputer à mes oreilles ; mais actuellement ils sont si malades, que je ne peux avoir l’honneur de vous écrire de ma main.
Vous m’ordonnez de vous écrire à Aix, cela me fait craindre que vous n’ayez pas reçu la lettre que je vous écrivis à Marseille (1). Je vous y rendais compte de l’empressement de M. le maréchal de Richelieu à savoir des nouvelles de votre santé. Le roi s’en était informé lui-même. Je vous confiais que j’avais instruit M. le maréchal de Richelieu de la vérité ; je lui disais que vous vous étiez trouvée fort mal de l’effort que vous aviez fait de représenter Electre et Aménaïde sur mon petit théâtre, et que M. Tronchin avait déclaré qu’il y allait de votre vie, mais que vous ne balanceriez pas de la risquer quand il s’agirait de plaire au roi. Si ma première lettre est perdue, celle-ci servira de supplément.
L’amitié que vous me témoignez me fait encore plus de plaisir que les talents inimitables que je vous ai vue déployer. Je m’intéresse à votre bonheur autant qu’à votre gloire. Vous ferez les délices de vos amis comme vous avez fait celles du public ; et, en vérité, le public ne vaut pas des amis.
Toute ma famille vous fait les compliments les plus tendres et les plus sincères. Ne m’oubliez pas, je vous en supplie, auprès de M. le comte de Valbelle ; il ne m’appartient pas d’envier sa place, mais j’envie celle de M. Neledenski, puisqu’il vous accompagne.
Si vous êtes à Aix, voulez-vous bien me recommander aux bontés de M. le duc de Villars ? Je ne le fatigue point de mes inutiles lettres, mais je lui serai attaché toute ma vie.
Adieu, mademoiselle ; si j’avais de la santé, vous me trouveriez à Lyon sur votre passage.
1 – Celle du 30 auguste. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Genève, 16 Septembre 1765.
Vous vous êtes donc mis, monseigneur, à ressusciter les morts ? Vous avez déterré je ne sais quelle Adélaïde morte en sa naissance, et que j’avais empaillée pour la déguiser en Duc de Foix. Vous lui avez donné la plus belle vie du monde. Tronchin n’approche pas de vous, quelque grande médecin qu’il soit ; il ne peut me faire autant de bien que vous en faites à mes enfants. Je ne désespère pas, tandis que vous êtes en train, que vous ne ressuscitiez aussi la Femme qui a raison. On prétend qu’il y a quelques ordures, mais les dévotes ne les haïssent pas. Que sait-on même si un jour vous ne ferez pas jouer la Princesse de Navarre ? La musique du moins en est très belle, et je suis sûr qu’elle ferait grand plaisir : cela vaudrait bien un opéra-comique.
Je ne sais si mademoiselle Clairon rajuste sa santé dans le beau climat de Provence. Je crois que le public ferait en elle une perte irréparable. Vous aurez trouvé que j’ai poussé l’enthousiasme un peu loin dans certains petits versiculets (1) ; mais si vous aviez vu comme elle a joué Electre dans mon tripot, vous me pardonneriez.
Vous allez vous occuper de plaisirs à Fontainebleau ; ces plaisirs-là sont de ma compétence, mais il ne m’appartient pas de les goûter à votre cour. J’ai environ deux douzaines d’enfants qui se produisent quelquefois sous votre protection ; mais pour le père, il fait fort bien d’aimer sa retraite et de ne pas désirer autre chose ; il ne regrette que le bonheur qu’il a eu si longtemps de vous approcher et d’admirer votre gaieté au milieu de vos affaires de toute espèce. Ses yeux, pochés par le vent du nord, ne lui permettent pas de vous écrire de sa main à quel point il est pénétré de respect pour vous, et combien il prend la liberté de vous aimer.
1 – L’Epître à mademoiselle Clairon. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
17 Septembre 1765.
Mes divins anges, je vois bien que je ne connaissais pas encore ce public inconstant que je croyais connaître. Je ne me doutais pas qu’il dût approuver avec tant de transports ce qu’il avait condamné avec tant de mépris. Vous souvenez-vous qu’autrefois, lorsque Vendôme disait à la dernière scène : Es-tu content, Coucy ? les plaisants répondaient : Couci-Couci ! J’ai retrouvé ici, dans mes paperasses, deux tragédies d’Adélaïde ; elles sont toutes deux fort différentes, et probablement la troisième, qu’on a jouée à la Comédie, diffère beaucoup des deux autres. Je fais toujours mon thème en plusieurs façons. Il est à croire que Lekain fera imprimer à son profit cette Adélaïde qu’on vient de représenter ; mais je pense qu’il conviendrait qu’il m’envoyât une copie bien exacte, afin qu’en la conférant avec les autres, je pusse en faire un ouvrage supportable à la lecture, et dont le succès fût indépendant du mérite des acteurs. C’est sur quoi je vous demande vos bons offices auprès de Lekain, car je vous demande toujours des grâces.
A l’égard des roués, j’attends toujours votre paquet et vos ordres ; le petit jésuite a sa préface toute prête ; mais il dit qu’il ne faut pas s’attendre à de grands mouvements de passions dans un triumvir, et que cette pièce est plus faite pour des lecteurs qui réfléchissent, que pour des spectateurs qu’il faut animer. Il sait de plus que le pardon d’Octave à Pompée ne peut jamais faire l’effet du pardon d’Auguste à Cinna, parce que Pompée a raison et que Cinna a tort, et surtout parce que ceux qui sont venus les premiers ne laissent point de place à ceux qui viennent les seconds.
Je sais bien que j’ai été un peu trop loin avec mademoiselle Clairon ; mais j’ai cru qu’il fallait un tel baume sur les blessures qu’elle avait reçues au For-l’Evêque. Elle m’a paru d’ailleurs aussi changée dans ses mœurs que dans son talent ; et plus on a voulu l’avilir, et plus j’ai voulu l’élever.
J’espère qu’on me pardonnera un peu d’enthousiasme pour les beaux-arts ; j’en ai dans l’amitié, j’en ai dans la reconnaissance.
à M. le comte d’Argental.
Septembre.
Je crois à présent l’un de mes anges gardiens quitte de tous les tristes devoirs que la perte de l’infant a exigés de lui. Je le supplie de vouloir bien faire donner cette lettre à Lekain ; en la lisant, vous me trouverez bien curieux.
On m’a dit que la santé de M. le duc de Praslin n’était pas bonne et qu’il parlait de se retirer. Je souhaite passionnément qu’il se porte bien, et qu’il demeure en place ; et je le souhaite très indépendamment des dîmes que la sainte Eglise dispute à Genève et à moi. Quand il aura nommé un résident à Genève, je vous prie d’avoir la bonté de m’en instruire.
J’attends toujours vos instructions et votre paquet pour le communiquer au petit ex-jésuite, et je me mets au bout des ailes de mes anges.
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
20 Septembre (1).
Vous ne faites que de bonnes actions, monsieur, vous protégez l’innocence des Calas contre un scélérat ; et vous mariez mademoiselle votre fille à un bon gentilhomme. J’espère que vous aurez des petits-fils qui seront bons serviteurs du roi, et bons philosophes comme vous. C’est bien dommage que nos terres soient si loin des vôtres : nous vous donnerions la comédie pour les noces. Permettez-moi de présenter mes respects à madame votre femme et à M. votre frère. Tout ce qui a eu le bonheur de vous voir à Ferney vous fait les plus tendres compliments.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le marquis Albergati Capacelli.
Ferney, 20 Septembre (1).
Vous auriez dû, monsieur, venir passer vos trois mois de retraite chez moi ; vous m’auriez consolé de ma vieillesse et de mes souffrances, et j’aurais fait mon possible pour vous consoler de vos chagrins. Mais vous avez trouvé dans vous-même, dans votre philosophie, dans votre goût pour la littérature, des ressources plus sûres qu’on ne pourrait vous en présenter. Le sujet de votre peine n’était d’ailleurs qu’un malheur très commun aux gens heureux, et c’est un malheur que vous avez peut-être déjà réparé. Ceux qui perdent ont possédé. Pour moi, il y a longtemps que j’ai le malheur de n’avoir rien à perdre.
Je n’ai jamais reçu les traductions de M. Cesarotti ; mais son nom m’est fort connu, et je sais que c’est un homme digne de votre amitié. Si vous voulez bien, monsieur, l’assurer de ma respectueuse estime, lorsque vous lui écrirez, ce sera une nouvelle obligation que je vous aurai. Vous savez combien je vous suis tendrement attaché pour le reste de ma vie.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
21 Septembre 1765.
Mes divins anges, tout le monde croit que j’ai bien du crédit dans votre cour céleste ; tout le monde demande la place de Montpéroux ; tout le monde s’adresse à moi. Madame de La Chabalerie, sœur de M. de Chabanon, que vous protégez, veut obtenir la résidence de Genève pour son mari, qui est officier, et qui a la croix de Saint-Louis. Elle m’a ordonné de vous en écrire, et j’obéis à ses ordres. Je suis persuadé que M. de Chabanon vous en aura déjà parlé ; mais je suis persuadé aussi qu’il lui sera plus aisé de faire une bonne pièce que d’obtenir pour son beau-frère cette place, que vous m’avez dit être destinée à ceux qui ont servi dans les affaires étrangères.
Pour moi, je me borne à obtenir une copie de l’Adélaïde que vous avez fait jouer. Je voudrais surtout savoir si le duc de Nemours est reconnu rival de son frère, au troisième ou au quatrième acte. Voilà les intérêts politiques qui m’occupent. Je vous écris en sortant de Mérope, qu’on a exécutée sur mon petit théâtre de marionnettes, au grand étonnement des Allobroges. Figurez-vous qu’il n’y avait rien chez vous de si brillant ; car madame de Schowalow avait prêté à madame Denis pour deux cent mille écus de diamant et à peu près autant à madame de Florian, pour jouer à la baronne dans Nanine. Ce qui est encore plus étonnant, c’est que M. de Schowalow jouait Egisthe dans Mérope.
Je ne m’attendais pas, quand je fis cette pièce, que je la verrais exécutée par des Russes, près du lac de Genève. Ce monde-ci est une plaisante pièce de théâtre, et MM. du clergé, qui me mêlent dans leurs caquets (2), sont de plaisants comédiens. Respect et tendresse.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Dans les Actes de l’assemblée générale du clergé de France, publiés en septembre, se trouve la condamnation de l’Essai sur les mœurs. (G.A.)
à M. Thomas.
22 Septembre 1765.
Je n’ai reçu qu’aujourd’hui, monsieur, le présent dont vous m’avez honoré (1), et la lettre charmante dont vous l’accompagnez. La mort de notre résident, chez qui le paquet est resté longtemps, a retardé mon plaisir, et je me hâte de vous témoigner ma reconnaissance ; vous ne savez pas combien je vous suis redevable. Ce n’est point là un discours académique, c’est un excellent ouvrage d’éloquence et de philosophie. Autrefois nous donnions pour sujet du prix des textes faits pour le séminaire de Saint-Sulpice ; aujourd’hui les sujets sont dignes de vous. Il est plaisant qu’à la suite d’un écrit si sublime il se trouve une approbation de deux docteurs ; elle ne peut nuire pourtant à votre ouvrage ; il est admirable, malgré leur suffrage.
On ne lit plus Descartes, mais on lira son éloge, qui est en même temps le vôtre. Ah ! monsieur, que vous y montrez une belle âme et un esprit éclairé : quel morceau que l’histoire de la persécution du nommé Voët contre Descartes ! Vous avez employé et fortifié les crayons de Démosthène pour peindre un coquin absurde qui ose poursuivre un grand homme. Vous m’avez fait un grand plaisir de ne pas oublier le petit conseiller de province, qui méprisait le philosophe son frère. Tout votre ouvrage m’enchante d’un bout à l’autre. Je vais le relire dès que j’aurai dicté ma lettre ; car l’état où je suis me permet rarement d’écrire. Vous avez parfaitement séparé le génie de Descartes de ses chimères, et vous avez habilement montré combien l’auteur même des tourbillons était un homme supérieur.
On m’a dit que vous faites un poème épique sur le czar Pierre (2). Vous êtes fait pour célébrer les grands hommes ; c’est à vous à peindre vos confrères. Je m’imagine qu’il y aura une philosophie sublime dans votre poème. Le siècle est monté à ce ton-là, et vous n’y avez pas peu contribué.
Vous faites, dans votre Eloge de Descartes, un éloge de la solitude qui m’a bien touché. Plût à Dieu que vous voulussiez bien partager la mienne, et vivre, avec moi, comme un frère que l’éloquence, la poésie, et la philosophie m’ont donné : J’ai dans ma masure un homme qui est comme moi votre admirateur, et avec qui je voudrais passer le reste de ma vie : c’est M. Damilaville qu’un malheureux emploi de finance rappelle à Paris. Il vous dira quelle obligation je vous aurai, si vous daignez venir tenir sa place. Il est vrai que dans l’été nous avons un peu de monde, et même des spectacles ; mais je n’en suis pas moins solitaire. Vous travailleriez avec le plus grand loisir, vous feriez renaître ces temps que nos petits-maîtres regardent comme des fables, où les talents et la philosophie réunissaient des amis sous le même toit.
J’ai bien peur que ma proposition ne soit aussi une fable ; mais enfin il ne tiendra qu’à vous d’en faire la vérité la plus consolante pour votre serviteur, pour votre admirateur, et, permettez-moi de le dire, pour votre ami.
1 – Eloge de René Descartes, qui a remporté le prix de l’Académie française. (G.A.)
2 – Thomas ne put l’achever. (G.A.)