CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 7
Photo de PAPAPOUSS
à M. le maréchal duc de Richelieu.
27 Février 1765.
Mon héros, si vous êtes assez sûr de votre fait pour qu’on hasarde de vous envoyer le livre diabolique (1) que vous demandez, les gens que j’ai consultés disent qu’ils vous en feront tenir un exemplaire par la voie de Lyon ; cela est très rare, mais on en trouvera pour vous. Je serais bien fâché d’ailleurs qu’on me soupçonnât d’avoir la moindre part au Philosophe portatif. M. le duc de Praslin, qui connaît parfaitement mon innocence, a assuré le roi que je n’étais point l’auteur de ce pieux ouvrage ; ainsi n’allez pas, s’il vous plaît, me défendre comme Scaramouche défendait Arlequin, en avouant qu’il était un ivrogne, un gourmand, un débauché attaqué de maladies honteuses, et s’excusant envers Arlequin en lui disant que c’était des fleurs de rhétorique.
Je n’entends rien aux plaintes que les Bretons font de moi ; elles sont apparemment aussi bien fondées que leurs griefs contre M. le duc d’Aiguillon (2). Je n’ai jamais rien écrit de particulier sur la Bretagne, dans mes bavarderies historiques ; les Périgourdins et les Basques seraient aussi bien fondés à se plaindre.
A l’égard du tripot, il est vrai que j’ai demandé mon congé, attendu que je suis entré dans ma soixante-douzième année, en dépit de mes estampes, qui, par un mensonge imprimé, me font naître le 20 de novembre, quand je suis né le 20 de février. Il est vrai que la faction ennemie du conseil de Genève trouva mauvais, il y a quelques années, que les enfants des magistrats de la plus illustre et de la plus puissante république du monde se déshonorassent au point de venir jouer quelquefois la comédie chez moi, dans le petit et profane royaume de France ; mais on se moqua de ces polissons. Ce n’est pas assurément pour eux que j’ai détruit mon théâtre ; c’est pour avoir des chambres de plus à donner, et pour loger votre suite, si jamais vous accompagnez madame la comtesse d’Egmont sur les frontières d’Italie. Je me défais de mes Délices pour une autre raison ; c’est qu’ayant la plus grande partie de mon bien sur M. le duc de Wurtemberg, et mes affaires n’étant pas absolument arrangées avec lui, j’ai craint de mourir de faim aussi bien que de vieillesse. Pardonnez, mon héros, la naïveté avec laquelle je prends la liberté de vous exposer toutes mes pauvres petites misères.
Je vous dirai toujours très véritablement que je m’adressai à Grandval, que c’est à lui seul que j’écrivis, en vertu du privilège que vous m’aviez confirmé, que je mis dans ma lettre ces propres mots : Avec l’approbation de messieurs les premiers gentilshommes de la chambre.
Je vous prie de considérer que je puis avoir besoin avant ma mort de faire un petit voyage à Paris, pour mettre ordre aux affaires de ma famille ; que peut-être c’est un moyen d’exciter quelques bontés pour moi que de procurer quelques petits succès à mes anciennes sottises théâtrales, et que je ne peux obtenir ce succès qu’avec les meilleurs acteurs. Je me mets entièrement sous votre protection. On m’a mandé que Nanine avait été jouée détestablement, et reçue de même. Vous savez que tout dépend de la manière dont les pièces sont représentées, et vous ne voudriez pas m’avilir. Voyez donc si vous voulez me permettre de vous envoyer la distribution de mes rôles d’après la voix publique, qu’il faut toujours écouter. Ayez pitié d’un vieux quinze-vingts qui vous est attaché depuis cinquante années avec le plus tendre respect.
1 – Le Dictionnaire philosophique portatif. (G.A.)
2 – Ils accusaient ce neveu du duc de Richelieu de s’être caché dans un moulin lors de la descente des Anglais, près de Saint-Malo, en 1758. (G.A.)
à M. Damilaville.
A Ferney, 4 Mars 1765 (1).
Mon cher frère, je crois que je ne pourrai faire partir la réponse de M. Tronchin que mercredi 6 de ce mois. Je serai bien étonné s’il vous ordonne autre chose que des adoucissants et du régime ; mais ce qui est sûr, c’est qu’il s’intéressera bien vivement à votre santé. Il est philosophe, et il sait que vous l’êtes. Nous sommes tous frères. Saint Luc était le médecin des apôtres, et Tronchin est le nôtre. Il me semble toujours que c’est une extrême injustice, dans le meilleur des mondes possibles, que je ne vous connaisse que par lettres. Je vous assure que, si je pouvais m’échapper, je viendrais faire une petite course à Paris incognito, souper trois ou quatre fois avec vous et les plus discrets des gens de bien, et m’en retourner content.
J’ai vu quelques échantillons de la pièce dont vous me parlez (2) ; Apparemment que l’on n’a pas choisi ce qu’il y a de meilleur, et que le nouvelliste n’est pas l’intime ami de l’auteur. Je m’intéresse fort à son succès : c’est un homme de mérite, et qui n’est pas à son aise.
La Destruction doit arriver bientôt : faites bien mes compliments, je vous prie, au destructeur, encouragez-le à détruire. On m’a parlé d’un manuscrit de feu l’abbé Bazin, intitulé la Philosophie de l’Histoire (3), dans lequel l’auteur prouve que les Egyptiens, et surtout les Juifs, sont un peuple très nouveau. On dit qu’il y a des recherches très curieuses dans cet ouvrage. Je crois qu’on achève actuellement de l’imprimer en Hollande, et que j’en aurai bientôt quelques exemplaires. Je vous prépare une petite cargaison pour le mois de mai.
J’ai quelque espérance dans l’Histoire de la destruction des Jésuites ; mais on n’a coupé qu’une tête de l’hydre. Je lève les yeux au ciel, et je crie : Ecr. l’inf…
1 – On trouvera la lettre à Damilaville sur les Calas, les Sirven, 1er Mars 1765. (G.A.)
2 – Le Siège de Calais. (G.A.)
3 – Voyez l’introduction à l’Essai sur les mœurs. (G.A.)
à M. le docteur Tronchin.
A Ferney, 4 Mars 1765 (1).
Mon cher Esculape, la philosophie se met entre vos mains ; le meilleur ami que j’aie parmi les philosophes vous supplie de vouloir bien donner vos avis. Il me paraît qu’il sera plus aisé à guérir que votre république.
Etendez du moins vos bontés sur mon philosophe, et conservez-moi celles dont vous m’avez toujours comblé et qui font le charme de ma vie.
P.S. – Je vous envoie le livre très chrétien (2) que vous demandez et que les lâches ont fait brûler, à ce qu’on dit, pour faire plaisir à des fripons. Il y a un chapitre ou deux de M. Abauzit, qui est, comme vous savez, un excellent chrétien. Il y en a d’autres d’un pasteur de la sainte Eglise réformée. Vous avez demandé ce livre en qualité d’excellent chrétien, et moi, comme excellent chrétien, je me prive des deux seuls exemplaires que j’aie, afin de faire passer en vous la grâce qui surabonde en moi.
Je suis bien fâché qu’Esculape, Hippocrate, Asclépiade, Andronicus Musa, Celse, Galien, etc., n’aient pas été aussi d’excellents chrétiens. Car vous sentez bien qu’il est impossible d’être bon médecin sans être chrétien. Je vous embrasse le plus chrétiennement du monde.
Mes compliments, je vous prie, au bon chrétien Deluc (3) et à tous les saints de cette espèce.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Le Dictionnaire philosophique. (G.A.)
3 – Voyez une note du chant IV de la Guerre civile de Genève. (G.A.)
à M. Bordes.
A Ferney, 4 Mars 1765 (1).
Ah ! monsieur, vous voyez bien que Jean-Jacques ressemble à un philosophe comme un singe ressemble à l’homme ; il me paraît que ses livres et lui ont été reconnus sous le masque. On est revenu de ses sophismes, et sa personne est en horreur à tous les honnêtes gens qui ont approfondi son caractère. Quel philosophe qu’un brouillon et qu’un délateur ! Comment a-t-on pu imaginer que les Corses lui avaient écrit ? Je vous assure qu’il n’en est rien (2) ; il ne lui manquait que ce nouveau ridicule. Abandonnons ce malheureux à son opprobre. Les philosophes ne le comptent point parmi leurs frères.
Vous voyez bien que j’ai eu raison de détruire mon théâtre, puisque je n’ai point votre comédie. Je fais bâtir des chambres au lieu de loges. Ne serai-je jamais assez heureux pour vous en voir occuper une, et pour vous dire du fond de mon cœur à quel point je vous estime et je vous aime ?
Il me sera impossible d’aller à Lyon ce carême ; je suis entouré d’ouvriers. Ma petite colonie de Ferney demande tous mes soins, et ma misérable santé ne me permet plus les voyages.
Adieu, monsieur ; conservez-moi une amitié dont je sens bien vivement tout le prix.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Voltaire se trompe. Buttafuoco lui avait écrit. (G.A.)
à M. Duclos.
4 Mars 1765 (1).
J’ai reconnu sur-le-champ, mon cher et illustre confrère, votre portrait et votre style (2). Je vous assure que je suis bien content de l’un et de l’autre. Puisque vous écrivez si bien sur les mœurs, j’aurais voulu que vous en eussiez inspiré d’un peu plus douces à Jean-Jacques Rousseau. Les siennes ne l’ont pas rendu heureux. Il faut avouer que la maison d’Aristippe valait mieux que le tonneau de Diogène.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Duclos lui avait envoyé la seconde édition de ses Considérations sur les mœurs. (G.A.)
à M. de Belloy.
6 Mars 1765.
Si je suis presque entièrement aveugle, monsieur, j’ai encore des oreilles, et les cris de la renommée m’ont appris vos grands succès. J’ai un cœur qui s’y intéresse. Je joins mes acclamations à celles de tout Paris. Jouissez de votre bonheur et de votre mérite. Il ne vous manque que d’être dénigré par Fréron, pour mettre le comble à votre gloire. Je vous embrasse sans cérémonie, il n’en faut point entre confrères.
à M. le comte d’Argental.
6 Mars 1765 (1).
Mon cher ange, je dois des compliments à M. de Belloy, que vous protégez. Me permettrez-vous de vous les adresser ? Est-il vrai que l’ami Fréron a frisé le Fort-l’Evêque ? Il me semble que Bicêtre était plus son fait.
Vous ai-je dit combien j’ai été content du mémoire d’Elie de Beaumont ? Que je vous suis obligé, mon cher ange, de l’avoir encouragé ! Vous n’aurez pas peu contribué à la justification des Calas. C’est une action bien méritoire et bien digne de vous.
Un officier suisse fort aimable se charge d’un petit paquet pour vous ; je vous supplierai de le partager avec M. Damilaville.
Respect et tendresse aux anges.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Damilaville.
6 Mars 1765 (1).
Voici, mon cher frère, la réponse de l’oracle d’Epidaure. Il me paraît qu’il a raison dans tout ce qu’il vous dit.
Vous serez de son avis sur Jean-Jacques. Il connaît mieux que personne la méchanceté de ce misérable, dont le cœur est aussi mal fait que l’esprit. C’est le chien de Diogène qui est attaqué de la rage.
Ne songez à présent, mon cher frère, qu’à guérir vos amygdales ; conservez votre santé ; elle est précieuse aux gens qui pensent, et surtout à moi, qui attache une partie de mon existence à la vôtre.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)