CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 3
Photo de PAPAPOUSS
à M. Collenot.
A Ferney, 21 Janvier 1765.
La personne que M. Collenot a consultée sent très bien qu’elle ne mérite pas de l’être. Elle croit qu’il ne faut consulter sur l’éducation de ses enfants que leurs talents et leurs goûts. Le travail et la bonne compagnie sont les deux meilleurs précepteurs que l’on puisse avoir. L’éducation des collèges et des couvents a toujours été mauvaise, en ce qu’on y enseigne la même chose à cent enfants qui ont tous des talents différents. La meilleure éducation est sans doute celle que peut donner un père qui a autant de mérite que M. Collenot. Voilà tout ce qu’un vieux malade peut avoir l’honneur de lui répondre.
à M. de Fleurieu.
ANCIEN COMMANDANT, ET PRÉVÔT DES MARCHANDS DE LYON.
Au château de Ferney, 21 Janvier 1765.
Monsieur, je vous supplie de vouloir bien présenter mes respects à l’Académie ; j’y ajoute mes regrets de n’avoir pu assister à ses séances depuis dix ans : mais un vieux malade ne peut guère se transplanter. Si vous êtes mon doyen académique, je crois que j’ai l’honneur d’être le vôtre dans l’ordre de la nature. Je crois qu’elle vous a mieux traité que moi : vous écrivez de votre main, et c’est ce que je ne puis faire. Vous voyez toute votre aimable famille prospérer sous vos yeux, et moi je n’ai pas l’honneur d’avoir des enfants : madame Denis, qui m’en tient lieu, vous fait les plus sincères compliments.
Il y a bien des fautes dans le Corneille que j’ai eu l’honneur de présenter à l’Académie. Cet ouvrage aurait dû être imprimé à Lyon plutôt qu’à Genève. Corneille aurait été une des meilleures étoffes de vos manufactures ; elle durera, quoique ancienne, et quoique j’y aie mis une bordure. Pour moi, je ne m’occupe qu’à planter des arbres dont je ne verrai pas l’ombrage ; j’ai trouvé que c’était là le sûr moyen de travailler pour la postérité.
J’ai eu l’honneur de voir quelquefois MM. vos fils dans la petite chaumière que j’ai bâtie, et dans les petites allées que j’ai alignées. Mon bonheur eût été complet si j’y avais vu le père. J’ai l’honneur d’être très respectueusement, monsieur, etc.
à M. l’abbé de Sade.
Au château de Ferney, 23 Janvier 1765.
Le second volume (1) m’est arrivé, monsieur : je vous en remercie de tout mon cœur ; mais M. Fréron vous doit encore plus de remerciements que moi. Il doit être bien glorieux : vous l’avez cité (2), et c’est assurément la première fois de sa vie qu’on l’a cru sur sa parole. Mais, comme je suis plus instruit que lui de ce qui me regarde, je puis vous assurer que je n’ai pas seulement lu cet extrait de Pétrarque dont vous me parlez. Il faut que ce Fréron soit un bien bon chrétien, puisqu’il a tant de crédit en terre papale. Vous m’avez traité comme un excommunié. Si la seconde édition de l’Histoire générale était tombée entre vos mains, vous auriez vu mes remords et ma pénitence d’avoir pris (3) la rime quartenaire pour des vers blancs. Ces rimes de quatre en quatre n’avaient pas d’abord frappé mon oreille, qui n’est point accoutumée à cette espèce d’harmonie. Je prends d’ailleurs actuellement peu d’intérêt aux vers, soit anciens, soit modernes : je suis vieux, faible, malade.
Nunc itaque et versus et cætera ludicra pono.
HOR., lib. I, ep. I.
Je n’en dis pas de même de votre amitié et de l’envie de vous voir : ce sont deux choses pour lesquelles je me sens toute la vivacité de la jeunesse.
J’ai l’honneur d’être, monsieur, du meilleur de mon cœur, et sans cérémonie, votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Des Mémoires pour la vie de Pétrarque. (G.A.)
2 – Fréron avait écrit que Voltaire était l’auteur de l’article qui avait paru dans la Gazette littéraire sur le livre de l’abbé de Sade ; et cet abbé, dans un préambule, déclarait être de l’opinion de Fréron. (G.A.)
3 – Dans le chapitre LXXXII. (G.A.)
à M. Damilaville.
25 Janvier 1765.
Mon cher frère, chaque feuille imprimée qu’on m’apporte de la Destruction m’édifie de plus en plus. Ce petit ouvrage fera beaucoup de bien, ou je suis fort trompé. Voilà de ces choses que tout le monde entend. Vous devriez engager vos autres amis à écrire dans ce goût. Déchaînez des dogues d’Angleterre contre le monstre qu’il faut assaillir de tous côtés.
Avez-vous reçu quelque chose de Besançon ? Je vous embrasse bien tendrement.
à M. le marquis de Fraigne.
Ferney, 25 Janvier 1765 (1).
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Nous avons, dans ce moment-ci, une petite esquisse à Genève de ce qu’on nomme liberté, qui me fait aimer passionnément mes chaînes. La république est dans une combustion violente. Le peuple, qui se croit le souverain, veut culbuter le pauvre petit gouvernement, qui assurément mérite à peine ce nom. Cela fait, de Ferney, un spectacle assez agréable. Ce qui le rend plus piquant, c’est de comparer la différente façon de penser des hommes, et les motifs qui les font agir : souvent ces motifs ne font pas honneur à l’humanité. Le peuple veut une démocratie décidée ; le parti qui s’y oppose n’est point uni, parce que l’envie est le vice dominant de cette petite ruche, où l’on distille du fiel au lieu de miel. Cette querelle n’est pas prête à finir, la démocratie ne pouvant subsister quand les fortunes sont trop inégales. Ainsi je prédis que la ruche bourdonnera jusqu’à ce qu’on vienne manger le miel.
C’est Rousseau qui a fait tout ce tapage. Il trouve plaisant, du haut de sa montagne, de bouleverser une ville, comme la trompette du Seigneur qui renversa les murs de Jéricho…
1 – Cette lettre, selon d’autres, aurait été adressée au duc de Choiseul et se terminerait ainsi : « Ma réponse aurait suivi votre lettre de plus près, si je n’avais pas attendu que je pusse vous envoyer tous les écrits qui ont animé cette petite république, qui veut aussi être quelque chose. Je souhaite que vous soyez meilleur prophète que moi. Je suis, avec toute la reconnaissance et le respect, monseigneur, etc. » (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 27 Janvier 1765.
Mon héros, permettez que je prenne la liberté de me vanter auprès de vous de l’honneur que j’ai d’être ami de M. d’Hermenches, fils d’un gros diable de général au service de Hollande, qui s’est battu pendant quarante ans contre les Français ; le fils a mieux aimé se battre pour vous. Il est actuellement dans votre service, et il a désiré, comme de raison, d’être présenté au général qui a le mieux soutenu la gloire de la France. Vous pouvez d’ailleurs le faire votre aide de camp auprès de mademoiselle d’Epinay, ou de mademoiselle Doligny, ou de mademoiselle Luzy, attendu que vous ne pouvez pas tout faire par vous-même. De plus, je dois vous certifier que c’est l’homme du monde qui se connaît le mieux en bonne déclamation. J’ai eu l’honneur de jouer le vieux bon homme Lusignan avec lui. Il faisait Orosmane à mon grand contentement, et je le prends pour arbitre quand on m’accusera injustement d’avoir donné des préférences à des filles. Il sait plus que personne avec quel enthousiasme je vous suis attaché. Il sait que vous êtes la première de toutes mes passions, et combien je lui envie le bonheur qu’il a de vous faire sa cour.
Agréez, monseigneur, le tendre et profond respect de votre vieux courtisan.
à M. le comte d’Argental.
28 Janvier 1765.
Mon cher ange, d’abord comment va la toux de madame d’Argental, et pourquoi tousse-t-elle ? ensuite je remercie très humblement M. le duc de Praslin du passe-port (1).
Ensuite vous saurez que je bataille toujours avec le tyran du tripot ; mais vous sentez bien que je serai battu. Il y a de l’aigreur ; on ne m’en a jamais dit la raison.
Il me semble, au sujet des roués, qu’il ne serait pas mal d’attendre Pâques. Peut-être l’acteur dont vous me parlez (2) aura déployé alors des talents qui encourageront le petit ex-jésuite.
Voulez-vous que je vous envoie un Portatif sous le couvert de M. le duc de Praslin ? Je ne m’aviserais pas de prendre ces libertés sans vos ordres précis. Les auteurs de cet ouvrage n’ont pas été assez loin ; ils n’ont fait qu’effleurer les premiers temps du christianisme. Vous savez bien que Paul était une tête chaude mais savez-vous qu’il était amoureux de la ville de Gamaliel ? Ce Gamaliel était fort sage ; il ne voulut point d’un fou pour son gendre. Il (3) avait à la vérité de larges épaules, mais il était chauve, et avait les jambes torses ; son grand vilain nez ne plaisait point du tout à mademoiselle Gamaliel. Il se tourna du côté de sainte Thècle, dont il fut directeur ; mais en voilà trop sur cet animal.
Mon cher ange, vivez gaiement, aimez le plus que borgne.
1 – Pour Moultou et son fils. (G.A.)
2 – Du Villiers ou Marsan, tous deux débutants. (G.A.)
3 – Paul. (G.A.)
à M. Lekain.
28 Janvier 1765 (1).
Mon cher grand acteur, je suis bien paresseux ; mais je songe toujours à vous. J’ai parlé à notre ex-jésuite ; je l’ai trouvé malade et un peu dégoûté des vanités de ce monde. Il vous rendra dans quelque temps des réponses plus positives. Il vous aimera toujours bien tendrement ; voilà ce qui est très certain. Il voit avec douleur Melpomène abandonnée pour la Foire. Il dit que les jours de la décadence sont arrivés. Il prétend qu’à moins de quelque prodige, qu’il n’est pas permis d’attendre, votre théâtre restera désert. Pour moi, j’ai détruit celui où vous avez joué si bien Tancrède avec madame Denis. Je me suis réduit à la vie philosophique ; les plaisirs bruyants ne sont plus faits pour moi. Vous penserez de même, quand vous aurez mon âge.
Adieu, je vous embrasse ; je vous souhaite un autre siècle, d’autres auteurs, d’autres acteurs et d’autres spectateurs.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Damilaville.
28 Janvier 1765.
Mon cher frère, mon cher philosophe, en vérité Jean-Jacques ne ressemble pas plus à Thémistocle que Genève ne ressemble à Athènes, et un rhéteur à Démosthène. Jean-Jacques est un méchant fou qu’il faut oublier ; c’est un chien qui a mordu ceux qui lui ont présenté du pain. Tout ce que j’ai craint, c’est que son infâme conduite n’ait fait tort au nom de philosophe, dont il affectait de se parer. Les vrais sages ne doivent songer qu’à être plus unis et plus fermes ; mais je crains leur tiédeur autant que les persécutions. Si nous avions une douzaine d’âmes aussi zélées que la vôtre, nous ne laisserions pas de faire du bien au monde ; mais les philosophes demeurent tranquilles quand les fanatiques remuent ; c’est là l’éternel sujet de nos saintes afflictions.
Il sera difficile de vous faire parvenir des Evangiles (1) ; j’ai ouï dire qu’il n’y en avait plus. Les auteurs du Portatif, qui sont très cachés, et qu’on ne connaît pas, vous enverront incessamment un exemplaire de la nouvelle édition d’Amsterdam ; mais ils veulent savoir auparavant si vous avez reçu un paquet de Besançon.
Mandez-moi, je vous prie, si vous avez fait voir à M. d’Argental ma lettre à madame la duchesse de Luxembourg.
On m’a parlé d’un livre intitulé le Fatalisme (2) qui a paru il y a deux ans, et qu’on attribue à un abbé Pluquet. Je vous supplie de vouloir bien le faire chercher par l’enchanteur Merlin, et de l’adresser par la diligence de Lyon à M. Camp, banquier à Lyon, pour celui qui vous chérira tendrement jusqu’au dernier moment de sa vie.
1 – Evangile de la raisons. (G.A.)
2 – Examen du fatalisme, ou Exposition des différents systèmes de fatalisme. (G.A.)
à M. Fabry.
28 Janvier 1765, à Ferney (1).
Monsieur, en vous remerciant de vos bons avis ; nous allons nous mettre sur la défensive (2). Père Adam ne tire pas mal son coup de fusil. J’ai une petite baïonnette d’environ quatre pouces et demi, dont je ne laisserai pas de m’escrimer. Nous mettrons tous nos petits garçons sous les armes. Madame Denis vous remercie sensiblement. Je fais planter actuellement des arbres. Je vous demanderai vos ordres, demain ou après-demain, pour les possesseurs des terrains qui bordent le chemin jusqu’à Sacconex.
J’ai l’honneur d’être avec le plus tendre attachement, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
2 – Voyez, plus loin, le Mémoire à M. Rougeot. (G.A.)