CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 20

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 20

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à M. de Varennes,

 

RECEVEUR DES TAILLES A MONTARGIS.

 

 

 

          M. Clairaut, monsieur, n’eut aucune part à la philosophie leibnitzéenne, dans laquelle madame du Châtelet mit autant de clarté que Leibnitz avait jeté d’obscurité. Elle la rendit même si claire, que presque tous les lecteurs furent désabusés des imaginations de Leibnitz. Il n’en fut pas de même du commentaire algébrique sur Newton. Comme il ne s’agissait que de vérités, madame du Châtelet consulta M. Clairaut ; il vérifia tous les calculs ; il travailla beaucoup avec elle : mais madame du Châtelet eut la gloire d’avoir travaillé seule à la traduction des principes de Newton, ouvrage qui aurait fait honneur à un académicien.

 

          J’ai retrouvé la copie d’une lettre que j’écrivis à M. Clairaut il y a quelques années (1). Je vous l’envoie ; elle pourra figurer dans les notes de votre ouvrage. C’est la même que vous me citez dans votre avant-dernière lettre : elle sera du moins un témoignage de l’amitié qui me liait à l’illustre M. Clairaut. Cette amitié me flattait, et je ne croyais pas lui survivre. Nous avons fait une grande perte ; mais le public ne la sent pas assez. Il ne sait pas combien les gens de mérite, en ce genre, sont en petit nombre. Nous avons tout au plus trois ou quatre géomètres astronomes ; s’ils manquaient, on serait tout étonné de n’avoir pas un seul homme qui sût faire une observation ; et il y a mille personnes qui lisent les feuilles périodiques, contre une qui s’instruit dans les ouvrages de M. Clairaut.

 

          Je m’intéresse au monument que vous élevez à sa gloire ; il méritait d’être célébré par vous.

 

 

1 – 27 Août 1759. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

5 Juin 1765.

 

 

          Mon cher et vertueux ami, j’ai reçu votre lettre du 29 de mai. Si vous êtes quatre à la tête de la bonne œuvre de faire graver une estampe au profit de la famille Calas, je suis le cinquième ; si vous êtes trois, je suis d’un quart ; si vous êtes deux, je me mets en tiers. Vous pouvez prendre chez M. Delaleu l’argent qu’il faudra : il vous le fera compter à l’inspection de ma lettre.

 

          Ma santé est toujours très faible, mais il faut mourir en faisant du bien. On s’adresse fort mal quand on veut faire venir de Genève la Philosophie de l’Histoire. M. de Barrière s’est avisé de m’écrire et de me prier de lui faire avoir ce livre. Il n’est point imprimé à Genève, mais en Hollande, et il se passe trois mois avant qu’on puisse tirer un paquet d’Amsterdam ; d’ailleurs je n’aime point ces commissions. Les jansénistes s’imaginent que, dans les pays étrangers, tout ce qu’on imprime est contre eux, et on se fait des tracasseries quand on cherche à rendre ce service. Je suis si las de jésuites, de jansénistes, de remontrances, de démissions, et de toutes les pauvretés qui rendent la nation ridicule, que je ne songe qu’à vivre en paix dans mon obscure retraite, au pied des Alpes.

 

          J’ai envoyé à M. de Beaumont un mémoire pour les Sirven. Cette malheureuse famille me fait une pitié que je ne peux exprimer. La mère vient d’expirer de douleur ; elle nous était bien nécessaire pour constater des faits importants. Vous voyez les malheurs horribles que le fanatisme cause !

 

          Adieu ; je vous embrasse tristement. Vous devez avoir reçu deux lettres auxquelles j’attends réponse.

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

5 Juin 1765 (1).

 

 

          Mon cher et aimable philosophe, M. le marquis de Charas est aussi aimable par son esprit que par sa figure ; il vous dira combien la petite famille de Ferney vous est attachée.

 

          Vous avez fait une bien bonne œuvre en faisant imprimer la lettre concernant les Calas et les Sirven. Nous venons de perdre la femme de Sirven, qui enfin est morte de chagrin, en protestant de son innocence. Nous n’entreprendrons pas moins le procès. Le factum de M. de Beaumont est déjà tout dressé ; mais nous sommes enchaînés à des formalités qui sont bien longues ; nous ne nous décourageons point, et Beaumont espère la même justice pour les Sirven que pour les Calas.

 

          Voici un petit paquet qu’on m’a prié de vous envoyer. Quand vous m’écrirez, adressez votre lettre sous l’enveloppe de M. Camp, banquier à Lyon. Il y a quelquefois des curieux qu’il faut dérouter.

 

          Mille tendres respects à M. votre frère comme à vous ; le tout pour ma vie.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

A Genève, 7 Juin.

 

 

          Je ne sais, mon digne et vertueux ami, si je vous ai mandé que la femme de Sirven est morte, en prenant, comme Calas, Dieu à témoin de son innocence. La douleur a abrégé ses jours. Le père est au désespoir ; cela ne nous empêchera pas de faire toutes nos diligences pour fournir au généreux Beaumont toutes les pièces nécessaires.

 

          Je suis toujours malade auprès de M. Tronchin ; mais quand je serais à la mort, je ne négligerais pas de servir une famille si infortunée.

 

          J’ai reçu vos lettres du 29 mai et du 31, mais je n’ai pu encore démêler si vous avez reçu par M. Gaudet la lettre que l’Ecrlinf vous adressa le 22. Je vous supplie de vouloir bien faire parvenir à M. Briasson le petit mémoire ci-joint. Je serais curieux d’avoir les ouvrages que l’abbé Bazin a donnés de son vivant. C’était un homme qui écrivait dans un style un peu précieux, à peu près dans le goût de l’Histoire de la Philosophie, de des Landes. Briasson est fort au fait de tous ces livres rares, et il pourrait me les faire tenir. Je vous serai très obligé de lui recommander de les faire chercher dans la librairie.

 

          Plusieurs lettres parlent avec beaucoup d’éloges du sermon de M. l’archevêque de Toulouse (1), à l’ouverture de l’assemblée du clergé ; cette modération et cette douceur doivent plaire beaucoup au roi, dont il seconde la sagesse.

 

          J’ai chez moi l’auteur de Warwick (2) ; il va faire une tragédie (3) tirée de l’histoire de France ; mais il est à craindre qu’il ne lui arrive la même chose qu’aux bûcherons qui prétendaient tous recevoir une cognée d’or, parce que Mercure en avait donné une d’or à un de leurs compagnons pour une de bois. Les sujets tirés de l’histoire de son pays sont très difficiles à traiter. Je lui donnerai du moins mes petits conseils ; et, ne pouvant plus travailler, je tâcherai d’encourager ceux qui se consacrent au métier dangereux des lettres. Il ne m’a jamais produit que des chagrins ; je souhaite aux autres un sort plus heureux.

 

          Avez-vous fait commencer l’estampe des Calas ? Il ne faut pas laisser refroidir la chaleur du public ; il oublie vite, et il passe aisément du procès des Calas à l’Opéra-Comique.

 

          De quoi se mêle le parlement de Pau de donner aussi sa démission ? Pour moi, j’ai donné la mienne des vers et de la prose ; et, pourvu que la calomnie me laisse en paix, je mourrai tout doucement. En attendant, je vis pour vous aimer.

 

          Je vous embrasse, mon cher ami, avec la plus grande tendresse ; mandez-moi surtout comment va votre gorge.

 

 

1 – Loménie de Brienne. (G.A.)

2 – La Harpe. (G.A.)

3 – Pharamond. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Villette.

 

7 Juin 1765.

 

 

          Vous êtes encore plus aimable que je ne disais. M. de La Harpe vient de me donner votre paquet ; votre lettre me fait plus de plaisir que le testament (1) que vous m’envoyez. Il se pourra bien faire que vous aspiriez un jour à l’honneur d’être père de famille, et que vous soyez docteur in utroque jure (2). Ce sera à vous de voir s’il vaut mieux vivre en philosophe que de donner des enfants à l’Etat ; c’est une grande question qu’il ne m’appartient pas de décider.

 

          Je suis infiniment touché de la bonté que vous avez eue de me confier le testament ; je le trouve furieusement noble.

 

          Non, je ne me flatte pas de vous voir à Ferney ; c’est un bonheur qui passerait mes espérances. Comment pourrez-vous aller dans votre terre de Bourgogne, au milieu des affaires dont vous devez être surchargé ? J’ai peur que vous n’attendiez la tenue des états ; car il faudra bien venir vous faire recevoir et prendre séance. C’est alors que j’oserais compter sur une des plus grandes consolations que je puisse recevoir en ma vie. M. de La Harpe partagerait bien ma joie. Je vous assure que je ferai votre paix avec M. de Ximenès ; cela ne sera pas difficile ; il sait trop ce que vous valez pour être longtemps fâché contre vous.

 

          Le parlement de Besançon n’a point du tout envie de se démettre ; il n’a démis que nos vaches, auxquelles il a défendu, par un arrêt solennel, d’aller paître dans la Franche-Comté. Elles ont eu beau présenter leur requête et faire valoir la maxime d’Aristote : « Que chacun se mêle de son métier, les vaches seront bien gardées, » on les a condamnées au bannissement du ressort du parlement.

 

          Vous ne devez rien à M. D… ; tous vos comptes sont faits. Je souhaite que ceux de l’extraordinaire des guerres se rendent aussi promptement, et que vous soyez débarrassé au plus vite de tout ce tracas, qui n’est fait ni pour votre humeur ni pour vos grâces.

 

          Il y aurait un gros livre à faire sur tout ce que vous m’avez écrit. Les fermiers-généraux ne sont plus aujourd’hui les financiers de Molière ; les Patin et les Turcaret ont disparu ; les Watelet, les Helvétius ont pris leur place. Ce n’est pas de ces messieurs que je me plains ; je voudrais seulement qu’ils sussent, comme moi, de quels délits ils se rendent coupables.

 

          Un jambon est confisqué à Auxonne, parce qu’il a été salé en Franche-Comté avec du sel blanc, et qu’il entre en Bourgogne, où l’on sale les jambons avec du sel gris.

 

          Un chef-d’œuvre de mécanique destiné pour le roi, une sphère mouvante est saisie sur les confins de la Lorraine par les employés, parce que cette machine était l’exécution en horlogerie du système de Copernic, et que les montres y paient des droits.

 

          Voilà pourtant ce qui se fait au nom de gens de fort bonne compagnie, dont plusieurs se fâcheraient s’ils en étaient les témoins. Ils ne doivent donc pas trouver étrange que je travaille de toutes mes forces à repousser cette inquisition hors de ma banlieue. Le moyen que cela se passe à ma porte et de rimer des tragédies !

 

          Adieu, très aimable maréchal-des-logis. Puisse quelque jour mon heureuse destinée vous amener dans ma chaumière ! tout ce qui est à Ferney vous est presque aussi tendrement attaché que le vieux malade.

 

 

1 – Villette père, trésorier de l’extraordinaire des guerres, venait de mourir. (G.A.)

2 – Voltaire fait allusion aux goûts antiphysique du marquis de Villette, et à l’épigramme :

 

Chaud de boissons, certain docteur en droit, etc.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

Ne suis-je pas docteur in utroque ?

 

(Beuchot.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

15 Juin 1765.

 

 

          Heureusement, monsieur, le gouverneur de Pierre-Encise est un officier rempli d’honneur, et qui a les mœurs les plus aimables ; il n’est occupé que d’adoucir le sort de ceux qu’il est obligé de recevoir dans le château, et la personne dont vous me parlez ne pouvait être en de meilleures mains. Vous aurez pu recevoir un petit paquet que M. le marquis de Charas doit vous remettre ; c’est un jeune homme qui m’a paru bien digne de l’amitié que vous avez pour lui. Je suis un peu tombé en décadence depuis que je n’ai eu l’honneur de vous voir. Les longues maladies ont précipité chez moi la décrépitude. Je ne crois pas que j’aie longtemps à vivre ; mais vous pouvez compter que les sentiments que vous m’avez connus s’affermiront dans moi  jusqu’au dernier moment, et je vous aimerai toujours avec la même tendresse. Il ne me sied plus de vous parler de pâtés de perdrix ; mais quand vous voudrez donner quelques ordres, adressez-les à M. Wagnière, chez M. Souhai, à Genève.

 

P.S. – Je n’ai jamais lu ni le n° 13 ni le n° 20 de ce misérable Fréron, ni aucun de ses numéros. Je sais seulement, par la voix publique, que l’arithmétique ne suffit pas pour nombrer ses sottises et ses calomnies. Je ne vois pas d’ailleurs qu’il me soit convenable de lui répondre, car il faudrait le lire, et je ne peux supporter tant d’ennui. Il est toujours d’assez mauvaise grâce de faire sa propre apologie et de récriminer ; mais ce qui serait avilissant dans moi est bien louable dans vous. Je sens, avec la plus tendre reconnaissance, toute l’étendue de votre générosité ; et s’il est décent à moi de me taire, il est bien beau à vous de parler en faveur d’un homme que vous aimez : le nom d’un pareil avocat fera bien de l’honneur à son client.

 

          Vous savez avec quels sentiments je vous suis dévoué pour toute ma vie.

 

 

 

 

 

à Mademoiselle Clairon.

 

21 Juin 1765.

 

 

          Il y a des gens, mademoiselle, qui sont aussi curieux de voir ce qu’on vous écrit, que le public l’est de vous entendre. Je confie ce petit billet à M. Cramer, qui vous le fera tenir par une voie sûre. M. le comte de Valbelle, que j’ai eu l’honneur de recevoir dans ma petite retraite, a pu vous instruire de l’intérêt extrême que je prends à tout ce qui vous regarde.

 

          S’il est vrai qu’une dame de vos amies (1) vienne à Genève pour sa santé, je me flatte que vous l’engagerez à prendre à la campagne le même appartement que M. de Valbelle a bien voulu occuper. Vous ne trouverez dans cette maison que des partisans, des admirateurs et des amis. On y honore les beaux-arts et surtout le vôtre ; on y déteste ceux qui en sont les ennemis ; c’est un temple où l’encens fume pour vous.

 

          Il est vrai que ce temple est un peu bouleversé par des maçons qui s’en sont emparés ; mais votre nom est parvenu jusqu’à eux, et ils disent qu’ils ne vous feront point de bruit.

 

 

1 – Clairon elle-même. (G.A.)

 

 

 

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