CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 1
Photo de PAPAPOUSS
à M. Bertrand.
A Ferney, 1er Janvier 1765.
Mon cher philosophe, je vous assure que je ne prends aucun intérêt au livre (1) dont vous me parlez. Je cultive mes champs, et je m’embarrasse fort peu de ce qu’on écrit et de ce qu’on fait ailleurs. Je suis assez embarrassé de mes affaires sérieuses, et je n’ai guère le temps de me mêler des petits amusements dont vous me faites part. Tout ce que je sais bien certainement, c’est que le livre en question est de plusieurs mains. Il y a plus de deux mois que le hasard a fait tomber entre les miennes quelques manuscrits de l’ouvrage.
Un de ces articles est écrit de la propre main d’un des premiers pasteurs de votre religion réformée, ou prétendue réformée. Tout cela vous regarde, et non pas moi : je ne suis qu’un pauvre cultivateur qui vous aime tendrement, et qui ne dispute jamais. Quand vous serez Turc, je chanterai Allah ! avec vous ; quand vous serez païen, je sacrifierai avec vous aux Muses : tous les hommes sont frères, et les meilleurs frères sont ceux qui cultivent les lettres.
Je suis très fraternellement à vous pour ma vie.
à M. Bordes.
A Ferney, 4 Janvier 1765.
Vous savez à présent, mon cher monsieur, que l’abbé de Condillac est ressuscité ; et ce qui fait qu’il est ressuscité, c’est qu’il n’était pas mort. On ne pouvait s’empêcher de le croire mort, puisque M. Tronchin l’assurait. On peut douter, à toute force, des décisions d’un médecin, quand il assure qu’un homme est vivant ; mais quand il le dit mort, il n’y a pas moyen de douter : ainsi nous avons regretté l’abbé de Condillac de la meilleure foi du monde. On avait désespéré de sa vie à Parme avec beaucoup de raison, puisque M. Tronchin n’avait pu le voir dans sa maladie. Dieu merci, voilà un philosophe que la nature nous a conservé. Il est bon d’avoir un loquiste de plus dans le monde, lorsqu’il y a tant d’asinistes, de jansénistes, etc., etc.
Je suis bien aise que vous ayez lu l’APOCALYPSE (1) d’Abauzit. On ne doutera plus, après cette épreuve, que le Dictionnaire philosophique ne soit de plusieurs mains. Les articles CHRISTIANISME et MESSIE sont faits par deux prêtres. L’arche est abandonnée par les lévites.
Vous ne me parlez plus de votre comédie ; elle aurait fait la clôture de mon théâtre, que je vais détruire. Je suis trop vieux pour être acteur, et les Génevois ne méritent guère qu’on leur donne du plaisir. Jean-Jacques, que vous avez si bien réfuté (2), met tout en combustion dans sa petite république ; il traite le petit conseil de Genève comme il avait traité l’Opéra de Paris. Il avait voulu persuader au parterre que nous n’avions point de musique, et il veut persuader à la ville de Genève qu’elle n’a que des lois ridicules. Je n’ai point encore lu son livre (3), que les magistrats trouvent très séditieux, et que le peuple trouve très bon. Diogène fut chassé de la ville de Sinope, mais il ne la troubla pas.
Adieu, monsieur ; s’il vous prend jamais envie de venir passer quelques jours sur les bords du lac, vous nous comblerez de joie. Vous savez que mes yeux ne me permettent pas d’écrire de ma main.
1 – Voyez la section Ire de l’article APOCALYPSE. (G.A.)
2 – Discours sur les avantages des sciences et arts. (G.A.)
3 – Lettres écrites de la montagne. (G.A.)
à M. Damilaville.
4 Janvier 1765.
Vraiment, mon cher frère, la lettre dont vous m’avez envoyé copie n’est pas une lettre de Pline, et les vers qui la paraphrasent ne sont pas de Catulle. Tout cela, en vérité, est de même parure et digne du siècle.
Il est vrai que Jean-Jacques écrit mieux ; mais, en vérité, c’est un homme d’esprit qui se conduit comme un sot. Toutes les apparences sont qu’on le fera repentir d’avoir voulu mettre le feu dans la parvulissime qu’il a quittée. Vous avez vu, par ma dernière lettre, combien il est méchant. Je ne reviens point de mon étonnement qu’un homme, qui s’est dit philosophe, joue publiquement le rôle d’un délateur et d’un calomniateur. Vous m’avez incendié, dit-il ; incendiez donc aussi mon confrère. J’ai fait mal, mais il a fait pis. Ce n’est pas ainsi, ce me semble, que Socrate parlait aux Athéniens. Je vois que le grand défaut de Jean-Jacques est d’être enragé contre le genre humain : il a là une bien vilaine passion.
Je suis toujours bien surpris que vous n’ayez pas reçu encore le paquet du médecin anglais. J’espère qu’il ne tardera pas, et que vous en aurez d’autres incessamment. Omer est longtemps à s’échafauder : je ne désespère pas que Jean-Jacques ne lui écrive pour le prier de se hâter un peu.
Vous devez à présent avoir reçu des nouvelles de la Destruction de Jérusalem (1), avec une petite lettre pour Archimède-Protagoras.
Je vous embrasse en 1765 comme en 1764.
1 – L’Ecrit de d’Alembert sur la destruction des jésuites. (G.A.)
à M. de la Fargue.
A Ferney, 9 Janvier 1765.
Je n’ai jamais tant souhaité de lire, monsieur, que depuis que vous avez bien voulu m’envoyer vos ouvrages. Je perds la vue ; mais on me fait espérer que je ne serai pas aveugle, et alors je vous verrai de très bon œil. Ce que je connais déjà de vous me prévient favorablement pour le reste, et vos vers auraient des charmes pour moi, quand vous ne m’auriez pas loué si délicatement. Vous êtes dans une maison (1) où l’esprit, la science et la vertu sont héréditaires ; et vous n’avez pas peu contribué à les y perpétuer. L’état où je suis ne me permet pas de longues lettres, mais ne m’empêche pas de sentir tout votre mérite. Recevez mes remerciements et les sentiments d’estime et d’attachement avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.
1 – La maison d’Ormesson. (G.A.)
à M. Damilaville.
9 Janvier (1).
Mon cher frère, le médecin anglais m’étonne et m’afflige. Cependant il se peut faire qu’il se soit arrêté dans les provinces plus longtemps qu’il ne croyait. Je vous promets d’ailleurs qu’à la première occasion je réparerai sa négligence. Je souffre un peu, ma lettre ne sera pas longue : ma santé m’abandonne comme mes yeux. Je vous embrasse et je vous remercie de toutes vos attentions charmantes. Ayez la bonté, je vous prie, de mettre un petit pain à cette lettre pour frère Protagoras. Vous y verrez une partie de la conduite de Jean-Jacques envers moi. Ce nom de Rousseau n’est pas heureux pour la vertu. Je vous souhaite cent bonnes années.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
à Madame la maréchale de Luxembourg.
9 Janvier 1765.
Madame, l’honneur que j’ai eu de vous faire ma cour plusieurs années, vos bontés, mon respectueux attachement, me mettent en droit d’attendre de vous autant de justice que vous accordez de protection à M. Rousseau de Genève.
Il publie un livre qui jette un peu de trouble dans sa patrie ; mais qui croirait que dans ce livre il excite le conseil de Genève contre moi ? Il se plaint que ce conseil condamne ses ouvrages et ne condamne pas les miens, comme si ce conseil de Genève était mon juge. Il me dénonce publiquement, ainsi qu’un accusé en défère un autre. Il dit que je suis l’auteur d’un libelle intitulé, Sermon des Cinquante, libelle le plus violent qu’on ait jamais fait contre la religion chrétienne, libelle imprimé, depuis plus de quinze ans, à la suite de l’Homme-machine, de La Mettrie (1).
Est-il possible, madame, qu’un homme qui se vante de votre protection joue ainsi le rôle de délateur et de calomniateur ? Il n’est point d’excuse, sans doute, pour une action si coupable et si lâche ; mais quelle peut en être la cause ? La voici, madame :
Il y a cinq ans que quelques Génevois venaient chez moi représenter des pièces de théâtre ; c’est un exercice qui apprend à la fois à bien parler et à bien prononcer, et qui donne même de la grâce au corps comme à l’esprit. La déclamation est au rang des beaux-arts. M. d’Alembert alors fit imprimer, dans le Dictionnaire encyclopédique, un article sur Genève, dans lequel il conseillait à cette ville opulente d’établir chez elle des spectacles. Plusieurs citoyens se récrièrent contre cette idée ; on disputa, la ville se partagea. M. Rousseau, qui venait de donner un opéra et des comédies à Paris, écrivit de Montmorency contre les spectacles.
Je fus bien surpris de recevoir alors une lettre de lui conçue en ces termes : « Monsieur, je ne vous aime point, vous corrompez ma république, en donnant chez vous des spectacles : est-ce là le prix de l’asile qu’elle vous a donné ? »
Plusieurs personnes virent cette lettre singulière ; elle l’était trop pour que j’y répondisse je le contentai de le plaindre ; et même, en dernier lieu, quand il fut obligé de quitter la France, je lui fit offrir pour asile cette même campagne qu’il me reprochait d’avoir choisie près de Genève. Le même esprit qui l’avait porté, madame, à m’écrire une lettre si outrageante l’avait brouillé en ce temps-là avec le célèbre médecin M. Tronchin, comme avec les autres personnes qui avaient eu quelques liaisons avec lui.
Il crut qu’ayant offensé M. Tronchin et moi, nous devions le haïr ; c’est en quoi il se trompait beaucoup. Je pris publiquement son parti quand il fut condamné à Genève ; je dis hautement qu’en jugeant son roman d’Emile, on ne faisait pas assez d’attention que les discours du Vicaire savoyard, regardés comme si coupables, n’étaient que des doutes auxquels ce prêtre même répondait par une résignation qui devait désarmer ses adversaires : je dis que les objections de l’abbé Houteville contre la religion chrétienne sont beaucoup plus fortes et ses réponses beaucoup plus faibles ; enfin, je pris la défense de M. Rousseau. Cependant M. Rousseau vous dit, madame, et fit même imprimer que M. Tronchin et moi nous étions ses persécuteurs. Quels persécuteurs qu’un malade de soixante et onze ans, persécuté lui-même jusque dans sa retraite, et un médecin consulté par l’Europe entière, uniquement occupé de soulager les maux des hommes, et qui certainement n’a pas le temps de se mêler dans leurs misérables querelles !
Il y a plus de dix ans que je suis retiré à la campagne auprès de Genève, sans être entré quatre fois dans cette ville ; j’ai toujours ignoré ce qui se passe dans cette république ; je n’ai jamais parlé de M. Rousseau que pour le plaindre. Je fus très fâché que M. le marquis de Ximenès l’eût tourné en ridicule (2). J’ai été outragé par lui, sans lui jamais répondre ; et aujourd’hui il me dénonce juridiquement, il me calomnie dans le temps même que je prends publiquement son parti. Je suis bien sûr que vous condamnez un tel procédé, et qu’il ne s’en serait pas rendu coupable s’il avait voulu mériter votre protection. Je finis, madame, par vous demander pardon de vous importuner de mes plaintes ; mais voyez si elles sont justes, et daignez juger entre la conduite de M. Rousseau et la mienne.
Agréer le profond respect et l’attachement inviolable avec lequel je serai toute ma vie, madame, etc.
Je ne peux avoir l’honneur de vous écrire de ma main, étant presque entièrement aveugle.
1 – Il y a, en effet, une édition au millésime de 1749 qu’on croit antidatée. (G.A.)
2 – C’est sous le nom de Ximenès que les Lettres sur la Nouvelle Héloïse avaient paru. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
10 Janvier 1765.
Je suis affligé que le tyran (1) du tripot se brouille avec vous. Voilà un beau sujet de guerre ; cela est bien ridicule, bien petit. Ah ! que de faiblesses chez nous autres humains ! Mais existe-t-il un tripot ? On dit qu’il n’y a plus que celui de l’Opéra-Comique, et que c’est là que tout l’honneur de la France s’est réfugié.
Autre sujet d’affliction, mais légère : la discorde est toujours à Genève. Rousseau a trouvé le secret d’allumer le flambeau du haut de sa montagne, sans qu’en vérité il y ait le moindre fondement à la querelle. Le peuple est insolent, et le conseil faible ; voilà tout le sujet de la guerre. Le plaisant de l’affaire c’est, comme je l’ai déjà dit, que le peuple de Calvin prétend qu’un citoyen de Genève a le droit d’écrire tant qu’il veut contre le christianisme, sans que le conseil soit en droit de le trouver mauvais ; et, pour rendre la farce complète, les ministres du saint Evangile sont du parti de Jean-Jacques, après qu’il s’est bien moqué d’eux. Cela paraît incompréhensible, mais cela est très vrai. Il faudrait cette fois recourir à la médiation de Spinosa. Ce petit magot de Rousseau a écrit un gros livre contre le gouvernement, et son livre enchante la moitié de la ville. Il dit, en termes formels, qu’il faut avoir perdu le bon sens pour croire les miracles de Jésus-Christ (2). Malheureusement il m’a fourré là très mal à propos. Il dit (3) au conseil que j’ai fait le Sermon des Cinquante. Ah ! Jean-Jacques, cela n’est pas du philosophe : il est infâme d’être délateur, il est abominable de dénoncer son confrère, et de le calomnier aussi injustement. En un mot, mon cher ange, vous pouvez compter qu’on est aussi ridicule dans mon voisinage qu’on l’était à Paris du temps des billets de confession ; mais le ridicule est d’une espèce toute contraire.
1 – Richelieu. (G.A.)
2 – Lettres de la montagne, partie Ire, lettre 3. (G.A.)
3 – De l’écrit de d’Alembert sur les jésuites, imprimé par Cramer. (G.A.)
à M. Damilaville.
12 Janvier 1765.
Quelle horreur ! quelle abomination, mon cher frère ! il y a donc en effet des diables ? vraiment je ne le croyais pas. Comment peut-on imaginer une telle absurdité ? Suis-je un prêtre ? Suis-je un ministre ? En vérité cela fait pitié. Mais ce qui fait plus de pitié encore, c’est l’affreuse conduite de Jean-Jacques : on ne connaît pas ce monstre.
Tenez, voilà deux feuillets de ses Lettres de la montagne, et voilà la lettre que j’ai été forcé d’écrire à madame la maréchale de Luxembourg, qu’il a eu l’adresse de prévenir contre moi. Je vous prie de n’en point tirer de copie, mais de la faire lire à M. d’Argental ; c’est toute la vengeance que je tirerai de ce malheureux. Quel temps, grand Dieu, a-t-il pris pour rendre la philosophie odieuse ! le temps même où elle allait triompher.
Je me flatte que vous montrerez à Protagoras-Archimède la copie que je vous envoie. Je vous avoue que tous ces attentats contre la philosophie par un homme qui se disait philosophe me désespèrent.
Frère Gabriel doit avoir envoyé une petite lettre de change payable à Archimède. Je verrai lundi les premières épreuves (1), il sera servi comme il mérite de l’être. Si vous voulez être informé de toutes les horreurs de Jean-Jacques, écrivez à Gabriel, il vous en dira des nouvelles. Le nom de Rousseau n’est pas heureux pour la bonne morale et la bonne conduite.
Au reste, mon cher frère, je serais très fâché que mes Lettres prétendues secrètes fussent débitées à Paris. Quelle rage de publier des lettres secrètes ! J’ai prié instamment M. Marin de renvoyer ces rogatons en Hollande, d’où ils sont venus. Je suis bien las d’être homme public, et de me voir condamné aux bêtes comme les anciens gladiateurs et les anciens chrétiens. L’état où je suis ne demande que le repos et la retraite. Il faut mourir en paix mais, afin que je meure gaiement, écr. l’inf…
1 – De l’écrit de d’Alembert sur les jésuites, imprimé par Cramer. (G.A.)