ARTICLES DE JOURNAUX - Sur la population de la Suède
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ARTICLES DE JOURNAUX.
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SUR LA POPULATION DE LA SUÈDE.
Gazette littéraire, 4 Novembre 1764.
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Je vois, messieurs, par une de vos dernières gazettes (t. III, p. 80) que le gouvernement de la Suède a, depuis plus de vingt ans, persévéré dans l’entreprise utile de connaître à fond les forces du pays, et de commencer par un dénombrement exact. Il est dit qu’on a trouvé dans toute l’étendue de la Suède, sans compter la Poméranie, deux millions trois cent quatre-vingt-trois mille habitants. Ce calcul étonne. La Suède avec la Finlande est deux fois aussi étendue que la France, qui passe pour contenir environ vingt millions (1) de personnes ; il est même constant, par le relevé de tous les intendants du royaume, en 1698, qu’on trouva à peu près de nombre, et la Lorraine n’était point encore ajoutée à la France. Comment un pays qui n’est que la moitié d’un autre peut-il avoir environ dix fois plus de citoyens ?
A territoire égal, il faudrait que la France fût dix fois meilleure que la Suède ; et le territoire n’étant que la moitié, il faut que la France soit vingt fois meilleure.
Considérons d’abord qu’on doit retrancher de la carte de la Suède la mer Baltique, le golfe de Finlande, et le golfe de Bothnie, qui remplissent près de la moitié de ce qui constitue la Suède. Otons-en le Lapmark et la Laponie, que l’on doit compter pour rien ; retranchons encore des lacs immenses, et il se trouvera que le territoire habitable de la France sera plus grand d’un tiers que le terrain habitable de la Suède.
Or ce terrain habitable étant au moins dix fois plus fertile, il n’est pas étonnant qu’il ait dix fois plus de citoyens.
Ce qui me paraît mériter beaucoup d’attention, c’est que dans la Gothie, province la plus méridionale et la plus fertile de la Suède, il y a mille deux cent quarante-huit habitants par chaque lieue carrée de Suède. Or la lieue carrée de France de vingt-cinq au degré comme quatre et deux tiers environ est à un.
Il résulte du dénombrement de la France fait par les intendants du royaume, en 1698, que la France a six cent trente-six personnes par lieue carrée.
Or, si la lieue carrée de France, qui est à la lieue carrée de Suède comme un est à quatre et deux tiers environ, a six cent trente-six habitants, et la lieue carrée suédoise en a douze cent quarante-huit, il est clair que la lieue carrée de Gothie, qui devrait avoir quatre fois et deux tiers autant de colons, en nourrit à peine le double ; donc la même étendue de terrain en France a moitié plus (2) de colons ou d’habitants que la même étendue n’en a dans la Gothie.
Cette prodigieuse supériorité d’un pays sur un autre peut-elle, avec le temps, être réduite à l’égalité ? Oui, si les habitants du climat disgracié peuvent trouver le secret de changer la nature de leur sol, et de se rapprocher du tropique.
Le pays pourrait-il être peuplé du double, du triple ? Oui, si l’on faisait deux fois, trois fois plus d’enfants ; mais qui les nourrirait, si la terre ne rend pas deux ou trois fois davantage ?
Au défaut d’une récolte triple pour nourrir ce triple d’habitants, il faudrait donc avoir un commerce par le bénéfice duquel on pût acquérir deux ou trois fois plus de denrées qu’on n’en consomme aujourd’hui. Mais comment faire ce commerce avantageux, si la nature refuse de quoi exporter à l’étranger ?
La commission établie pour rendre compte aux états assemblés de la dépopulation de la Suède affirme dans son Mémoire, sur des preuves historiques, que le pays était, il y a trois cents ans, presque trois fois plus peuplé qu’aujourd’hui. Il est de l’intérêt de tous les hommes de connaître les preuves de cette étrange assertion : se pourrait-il que la Suède, sans commerce, sans industrie, et plus mal cultivée qu’à présent, eût pu nourrir trois fois plus d’habitants ?
Il paraît que les pays du nord n’ont jamais été plus peuplés qu’ils ne le sont, parce que la nature a toujours été la même.
César, dans ses Commentaires, dit que les Helvétiens, désertant leur pays pour aller s’établir vers la Saintonge, partirent tous au nombre de trois cent soixante et huit mille personnes. Je ne crois pas que l’Helvétie en ait aujourd’hui davantage ; et si elle rappelait tous ces citoyens répandus dans les pays étrangers, je doute qu’elle eût de quoi leur fournir des aliments.
On parle beaucoup de population depuis quelques années. J’ose hasarder une réflexion. Notre grand intérêt est que les hommes qui existent soient heureux, autant que la nature humaine et l’extrême disproportion entre les différents états de la vie le comportent ; mais si nous n’avons pu encore procurer ce bonheur aux hommes, pourquoi tant souhaiter d’en augmenter le nombre ? est-ce pour faire de nouveaux malheureux ? La plupart des pères de famille craignent d’avoir trop d’enfants, et les gouvernements désirent l’accroissement des peuples ; mais si chaque royaume acquiert proportionnellement de nouveaux sujets, nul n’acquerra de supériorité.
Quand un pays a un superflu d’habitants, ce superflu est employé utilement aux colonies de l’Amérique. Malheur aux nations qui sont obligées d’y envoyer les citoyens nécessaires à l’Etat ! c’est dégarnir la maison paternelle pour meubler une maison étrangère. Les Espagnols ont commencé ; ils ont rendu ce malheur indispensable aux autres nations.
L’Allemagne est une pépinière d’hommes, et n’a point de colonies : que doit-il en résulter ? que les Allemands qui sont de trop chez eux peupleront les pays voisins (3). C’est ainsi que la Prusse et la Poméranie ont réparé la disette des hommes.
Très peu de pays sont dans le cas de l’Allemagne : l’Espagne et le Portugal, par exemple, ne seront jamais fort peuplés ; les femmes y sont peu fécondes, les hommes peu laborieux, et le tiers de la contrée est aride.
L’Afrique fournit tous les ans environ, quarante mille nègres à l’Amérique, et ne paraît pas épuisée. Il semble que la nature ait favorisé les noirs d’une fécondité qu’elle a refusée à tant d’autres nations. Le pays le plus peuplé de la terre est la Chine, sans qu’on y ait jamais fait ni de livres ni de règlements pour favoriser la population, dont nous parlons sans cesse. La nature fait tout sans se soucier de nos raisonnements.
1 – On compte aujourd’hui en France plus de trente-six millions d’habitants, et en Suède près de trois millions. (G.A.)
2 – On lit dans la Gazette : Plus de la moitié. (G.A.)
3 – Ils peuplent aujourd’hui l’Amérique. (G.A.)