TRAITÉ SUR LA TOLÉRANCE - Chapitre XII
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TRAITÉ SUR LA TOLÉRANCE
A L’OCCASION DE LA MORT DE JEAN CALAS.
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CHAPITRE XII.
Si l’intolérance fut de droit divin dans le judaïsme,
et si elle fut toujours mise en pratique.
On appelle, je crois, droit divin, les préceptes que Dieu a donnés lui-même. Il voulut que les Juifs mangeassent un agneau cuit avec des laitues, et que les convives le mangeassent debout, un bâton à la main, en commémoration du Phasé (1) ; il ordonna que la consécration du grand-prêtre se ferait en mettant du sang à son oreille droite, à sa main droite et à son pied droit, coutumes extraordinaires pour nous, mais non pas pour l’antiquité ; il voulut qu’on chargeât le bouc Hazarel des iniquités du peuple ; il défendit qu’on se nourrît de poisson sans écailles, de porcs, de lièvres, de hérissons, de hiboux, de griffons, d’ixions, etc.
Il institua les fêtes, les cérémonies. Toutes ces choses, qui semblaient arbitraires aux autres nations, et soumises au droit positif, à l’usage, étant commandées par Dieu même, devenaient un droit divin pour les Juifs, comme tout ce que Jésus-Christ, fils de Marie, fils de Dieu, nous a commandé, est de droit divin pour nous.
Gardons-nous de rechercher ici pourquoi Dieu a substitué une loi nouvelle à celle qu’il avait donnée à Moïse, et pourquoi il avait commandé à Moïse plus de choses qu’au patriarche Abraham, et plus à Abraham qu’à Noé. Il semble qu’il daigne se proportionner aux temps et à la population du genre humain ; c’est une gradation paternelle : mais ces abîmes sont trop profonds pour notre débile vue. Tenons-nous dans les bornes de notre sujet ; voyons d’abord ce qu’était l’intolérance chez les Juifs.
Il est vrai que dans l’Exode, les Nombres, le Lévitique, le Deutéronome, il y a des lois très sévères sur le culte, et des châtiments plus sévères encore. Plusieurs commentateurs ont de la peine à concilier les récits de Moïse avec les passages de Jérémie et d’Amos, et avec le célèbre discours de saint Etienne, rapporté dans les Actes des apôtres. Amos dit que les Juifs adorèrent toujours dans le désert Moloch, Rempham et Kium. Jérémie dit expressément que Dieu ne demanda aucun sacrifice à leurs pères quand ils sortirent d’Egypte. Saint Etienne, dans son discours aux Juifs, s’exprime ainsi : « Ils adorèrent l’armée du ciel ; ils n’offrirent ni sacrifices ni hosties das le désert pendant quarante ans ; ils portèrent le tabernacle du dieu Moloch, et l’astre de leur dieu Rempham. »
D’autres critiques infèrent du culte de tant de dieux étrangers, que ces dieux furent tolérés par Moïse, et ils citent en preuves ces paroles du Deutéronome : « Quand vous serez dans la terre de Canaan, vous ne ferez point comme nous faisons aujourd’hui, où chacun fait ce qui lui semble bon. »
Ils appuient leur sentiment sur ce qu’il n’est parlé d’aucun acte religieux du peuple dans le désert, point de pâque célébrée, point de pentecôte, nulle mention qu’on ait célébré la fête des tabernacles, nulle prière publique établie ; enfin la circoncision, ce sceau de l’alliance de Dieu avec Abraham, ne fut point pratiquée.
Ils se prévalent encore de l’histoire de Josué. Ce conquérant dit aux Juifs : « L’option vous est donnée, choisissez quel parti il vous plaira, ou d’adorer les dieux que vous avez servis dans le pays des Amorrhéens, ou ceux que vous avez reconnus en Mésopotamie. » Le peuple répond : « Il n’en sera pas ainsi, nous servirons Adonaï. » Josué leur répliqua : « Vous avez choisi vous-mêmes ; ôtez donc du milieu de vous les dieux étrangers. » Ils avaient donc eu incontestablement d’autres dieux qu’Adonaï sous Moïse.
Il est très inutile de réfuter ici les critiques qui pensent que le Pentateuque ne fut pas écrit par Moïse ; tout a été dit dès longtemps sur cette matière ; et quand même quelque petite partie des livres de Moïse aurait été écrite du temps des juges ou des pontifes, ils n’en seraient pas moins inspirés et moins divins.
C’est assez, ce me semble, qu’il soit prouvé par la sainte Ecriture que malgré la punition extraordinaire attirée aux Juifs par le culte d’Apis, ils conservèrent longtemps une liberté entière : peut-être même que le massacre que fit Moïse de vingt-trois mille hommes pour le veau érigé par son frère lui fit comprendre qu’on ne gagnait rien par la rigueur, et qu’il fut obligé de fermer les yeux sur la passion du peuple pour les dieux étrangers.
Lui-même semble bientôt transgresser la loi qu’il a donnée. Il a défendu tout simulacre, cependant il érige un serpent d’airain. La même exception à la loi se trouve depuis dans le temple de Salomon ; ce prince fait sculpter douze bœufs qui soutiennent le grand bassin du temple ; des chérubins sont posés dans l’arche ; ils ont une tête d’aigle et une tête de veau ; et c’est apparemment cette tête de veau mal faite, trouvée dans le temple par les soldats romains, qui fit croire longtemps que les Juifs adoraient un âne.
En vain le culte des dieux étrangers est défendu ; Salomon est paisiblement idolâtre. Jéroboam, à qui Dieu donna dix parts du royaume, fait ériger deux veaux d’or, et règne vingt-deux ans, en réunissant en lui les dignités de monarque et de pontife. Le petit royaume de Juda dresse sous Roboam des autels étrangers et des statues. Le saint roi Asa ne détruit point les hauts lieux. Le grand-prêtre Urias érige dans le temple, à la place de l’autel des holocaustes, un autel du roi de Syrie. On ne voit, en un mot, aucune contrainte sur la religion. Je sais que la plupart des rois juifs s’exterminèrent, s’assassinèrent les uns les autres ; mais ce fut toujours pour leur intérêt, et non pour leur croyance.
Il est vrai que parmi les prophètes il y en eut qui intéressèrent le ciel à leur vengeance. Elie fit descendre le feu céleste pour consumer les prêtres de Baal ; Elisée fit venir des ours pour dévorer quarante-deux petits enfants qui l’avaient appelé tête chauve : mais ce sont des miracles rares, et des faits qu’il serait un peu dur de vouloir imiter.
On nous objecte encore que le peuple juif fut très ignorant et très barbare. Il est dit que, dans la guerre qu’il fit aux Madianites, Moïse ordonna de tuer tous les enfants mâles et toutes les mères, et de partager le butin. Les vainqueurs trouvèrent dans le camp 675,000 brebis, 72,000 bœufs, 61,000 ânes et 32,000 jeunes filles ; ils en firent le partage, et tuèrent tout le reste. Plusieurs commentateurs même prétendent que trente-deux filles furent immolées au Seigneur : « Cesserunt in partem Domini triginta duæ animæ. »
En effet, les Juifs immolaient des hommes à la divinité, témoin le sacrifice de Jephté, témoin le roi Agag coupé en morceaux par le prêtre Samuel. Ezéchiel même leur promet, pour les encourager, qu’ils mangeront de la chair humaine : « Vous mangerez, dit-il, le cheval et le cavalier ; vous boirez le sang des princes. » Plusieurs commentateurs appliquent deux versets de cette prophétie aux Juifs mêmes, et les autres aux animaux carnassiers. On ne trouve, dans toute l’histoire de ce peuple, aucun trait de générosité, de magnanimité, de bienfaisance ; mais il s’échappe toujours, dans le nuage de cette barbarie si longue et si affreuse, des rayons d’une tolérance universelle.
Jephté, inspiré de Dieu, et qui lui immola sa fille, dit aux Ammonites : « Ce que votre dieu Chamos vous a donné ne vous appartient-il pas de droit ? Souffrez donc que nous prenions la terre que notre Dieu nous a promise. » Cette déclaration est précise : elle peut mener bien loin : mais au moins elle est une preuve évidente que Dieu tolérait Chamos. Car la sainte Ecriture ne dit pas : Vous pensez avoir droit sur les terres que vous dites vous avoir été données par le dieu Chamos ; elle dit positivement : « Vous avez droit, » tibi jure debentur : ce qui est le vrai sens de ces paroles hébraïques : Otho thirasch.
L’histoire de Michas et du lévite, rapportée aux XVIIe et XVIIIe chapitres du livre des Juges, est bien encore une preuve incontestable de la tolérance et de la liberté la plus grande, admise alors chez les Juifs. La mère de Michas, femme fort riche d’Ephraïm, avait perdu onze cents pièces d’argent ; son fils les lui rendit : elle voua cet argent au Seigneur, et en fit faire des idoles ; elle bâtit une petite chapelle. Un lévite desservit la chapelle, moyennant dix pièces d’argent, une tunique, un manteau par année, et sa nourriture ; et Michas s’écria : « C’est maintenant que Dieu me fera du bien, puisque j’ai chez moi un prêtre de la race de Lévi. »
Cependant six cents hommes de la tribu de Dan, qui cherchaient à s’emparer de quelque village dans le pays, et à s’y établir, mais n’ayant point de prêtre lévite avec eux, et en ayant besoin pour que Dieu favorisât leur entreprise, allèrent chez Michas, et prirent son éphod, ses idoles et son lévite, malgré les remontrances de ce prêtre, et malgré les cris de Michas et de sa mère. Alors ils allèrent avec assurance attaquer le village nommé Laïs, et y mirent tout à feu et à sang selon leur coutume. Ils donnèrent le nom de Dan à Laïs, en mémoire de leur victoire ; ils placèrent l’idole de Michas sur un autel ; et, ce qui est bien plus remarquable, Jonathan, petit-fils de Moïse, fut le grand-prêtre de ce temple, où l’on adorait le Dieu d’Israël et l’idole de Michas.
Après la mort de Gédéon, les Hébreux adorèrent Baal-bérith pendant près de vingt ans, et renoncèrent au culte d’Anodaï, sans qu’aucun chef, aucun juge, aucun prêtre, criât vengeance. Leur crime était grand, je l’avoue ; mais si cette idolâtrie même fut tolérée, combien les différences dans le vrai culte ont-elles dû l’être :
Quelques-uns donnent pour une preuve d’intolérance, que le Seigneur lui-même ayant permis que son arche fût prise par les Philistins dans un combat, il ne punit les Philistins qu’en les frappant d’une maladie secrète ressemblant aux hémorrhoïdes, en renversant la statue de Dagon, et en envoyant une multitude de rats dans leurs campagnes ; mais, lorsque les Philistins, pour apaiser sa colère, eurent renvoyé l’arche attelée de deux vaches qui nourrissaient leurs veaux, et offert à Dieu cinq rats d’or, et cinq anus d’or, le Seigneur fit mourir soixante et dix anciens d’Israël et cinquante mille hommes du peuple pour avoir regardé l’arche. On répond que le châtiment du Seigneur ne tombe point sur une croyance, sur une différence dans le culte, ni sur aucune idolâtrie.
Si le Seigneur avait voulu punir l’idolâtrie, il aurait fait périr tous les Philistins qui osèrent prendre son arche, et qui adoraient Dagon ; mais il fit périr cinquante mille soixante et dix hommes de son peuple, uniquement parce qu’ils avaient regardé son arche, qu’ils ne devaient pas regarder : tant les lois, les mœurs de ce temps, l’économie judaïque, diffèrent de tout ce que nous connaissons ; tant les voies inscrutables de Dieu sont au-dessus des nôtres. « La rigueur exercée, dit le judicieux dom Calmet, contre ce grand nombre d’hommes ne paraîtra excessive qu’à ceux qui n’ont pas compris jusqu’à quel point Dieu voulait être craint et respecté parmi son peuple ; et qui ne jugent des vues et des desseins de Dieu qu’en suivant les faibles lumières de leur raison. »
Dieu ne punit donc pas un culte étranger, mais une profanation du sien, une curiosité indiscrète, une désobéissance, peut-être même un esprit de révolte. On sent bien que de tels châtiments n’appartiennent qu’à Dieu dans la théocratie judaïque. On ne peut trop redire que ces temps et ces mœurs n’ont aucun rapport aux nôtres.
Enfin, lorsque dans les siècles postérieurs Naaman l’idolâtre demanda à Elisée s’il lui était permis de suivre son roi dans le temple de Remnon, et d’y adorer avec lui, ce même Elisée, qui avait fait dévorer les enfants par les ours, ne lui répondit-il pas, Allez en paix ?
Il y a bien plus ; le Seigneur ordonne à Jérémie de se mettre des cordes au cou, des colliers et des jougs, de les envoyer aux roitelets, ou melchim de Moab, d’Ammon, d’Edom, de Tyr, de Sidon ; et Jérémie leur fait dire par le Seigneur : « J’ai donné toutes vos terres à Nabuchodonoror, roi de Babylone, mon serviteur. » Voilà un roi idolâtre déclaré serviteur de Dieu et son favori.
Le même Jérémie, que le melk ou roitelet juif Sédécias avait fait mettre au cachot, ayant obtenu son pardon de Sédécias, lui conseille, de la part de Dieu, de se rendre au roi de Babylone : « Si vous allez vous rendre à ses officiers, dit-il, votre âme vivra. » Dieu prend donc enfin le parti d’un roi idolâtre ; il lui livre l’arche, dont la seule vue avait coûté la vie à cinquante mille soixante et dix Juifs ; il lui livre le Saint des saints, et le reste du temple qui avait coûté à bâtir cent huit mille talents d’or, un million dix-sept mille talents en argent, et dix mille drachmes d’or, laissés par David et ses officiers pour la construction de la maison du Seigneur ; ce qui, sans compter les deniers employés par Salomon, monte à la somme de dix-neuf milliards soixante-deux millions, ou environ, au cours de ce jour. Jamais idolâtrie ne fut plus récompensée. Je sais que ce compte est exagéré, qu’il y a probablement erreur de copiste ; mais réduisez la somme à la moitié, au quart, au huitième même, elle vous étonnera encore. On n’est guère moins surpris des richesses qu’Hérodote dit avoir vues dans le temple d’Ephèse. Enfin, les trésors ne sont rien aux yeux de Dieu ; et le nom de son serviteur, donné à Nabuchodonosor, est le vrai trésor inestimable.
Dieu ne favorise pas moins le Kir, ou Koresh, ou Kosroès que nous appelons Cyrus ; il l’appelle son Christ, son oint, quoiqu’il ne fût pas oint, selon la signification commune de ce mot, et qu’il suivît la religion de Zoroastre ; il l’appelle son Pasteur, quoiqu’il fût usurpateur aux yeux des hommes : il n’y a pas dans toute la sainte Ecriture une plus grande marque de prédilection.
Vous voyez dans Malachie que « du levant au couchant le nom de Dieu est grand dans les nations, et qu’on lui offre partout des oblations pures. » Dieu a soin des Ninivites idolâtres comme des Juifs ; il les menace, et il leur pardonne. Melchisédech, qui n’était point Juif, était sacrificateur de Dieu. Balaam idolâtre était prophète. L’Ecriture nous apprend donc que non-seulement Dieu tolérait tous les autres peuples, mais qu’il en avait un soin paternel : et nous osons êtres intolérants !
1 – La pâque. (G.A.)