CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 31
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à M. Damilaville.
A Ferney, 21 septembre 1763.
Je me flatte, mon cher frère, que vous ayez reçu de la cire du conseil d’Etat pour M. Mariette, avec quelques pancartes concernant nos malheureuses dîmes. Si M. le duc de Praslin est notre rapporteur, c’est pour nous un très grand avantage : il connaît les traités sur lesquels notre droit est fondé, et le rapporteur est toujours le maître de l’affaire.
Je conviens que ce vers.
En faisant des heureux, un roi l’est à son tour,
figurerait très bien au bas de la statue de Louis XV ; mais je ne saurais me résoudre ni à me citer, ni à me piller. Si vous n’êtes pas content des quatre vers que je vous ai envoyés, aimeriez-vous mieux ces deux-ci :
Il chérit ses sujets comme il est aimé d’eux :
C’est un père entouré de ses enfants heureux ?
Ou bien :
Heureux père entouré de ses enfants heureux ?
Je ne suis point de l’avis de frère Thieriot, qui veut de la prose : notre prose française est l’antipode du style lapidaire. Je ne haïrais pas les deux vers, et surtout le dernier, et surtout Heureux père, etc. Ils jurent un peu avec les remontrances des parlements ; mais je crois que le roi en serait assez content.
Si vous avez encore de ces ouvrages édifiants (1) dont vous me parlez, je vous prie toujours d’en envoyer à mademoiselle Clairon ; elle est intéressée, plus que personne, à l’avilissement de ceux qui osent condamner son art. On jugera de la sorte d’esprit de madame la duchesse de Choiseul par l’effet que ces petits ouvrages feront sur elle ; si on peut trouver encore quelques exemplaires, on ne manquera pas de les adresser, à mon cher frère : il est fait pour rendre service au genre humain.
Je suppose que personne n’est assez hardi pour débiter le Caloyer publiquement ; c’est bien là le cas de piscis hic non omnium.
J’attends que le philosophe d’Alembert soit revenu de chez Denys de Syracus (2) pour lui écrire. J’embrasse tendrement mon cher frère Thieriot et tous les frères. Ecr. l’inf…
1 – Voyez la lettre à Damilaville du 7 Septembre. (G.A.)
2 – D’Alembert était allé voir Frédéric. (G.A.)
à M. le comte d’Argental. (1)
Je songe qu’une inscription (2) ne peut être salée, c’est un grand malheur ; elle ne doit point être, à mon gré, en prose latine pour un roi de France : elle ne peut être en prose française ; le style lapidaire ne convient point à notre langue chargée d’articles, qui rendent sa marche languissante ; il faut deux vers, mais deux vers français détachés sont toujours froids ; c’est alors que la rime paraît dans toute sa misère. Pourriez-vous souffrir ce distique :
Il chérit ses sujets comme il est aimé d’eux :
C’est un père entouré de ses enfants heureux ?
Ou bien :
Heureux père entouré de ses enfants heureux ?
Dites-moi, je vous en supplie, s’il est vrai que M. le duc de Praslin a la bonté d’être notre rapporteur (3). L’affaire paraît être du ressort de M. le comte de Saint-Florentin, qui a le département de l’Eglise, mais M. le duc de Praslin a le département des traités et de la bienfaisance ; ainsi nous devons être entre ses mains. Pour moi, je me mets toujours sous vos ailes ; il n’y a que là où je suis bien.
Que faites-vous de mes roués ? Quand je vous dis qu’il y a des vers raboteux, n’allez pas, s’il vous plaît, me prendre si fort au mot.
Toute notre petite famille se met aux ailes de mes anges. Le patriarche du Jura.
P.S. – Pont de Veyle est toujours très aimable ; on voit bien qu’il est de la famille céleste, car il se distingue aussi par le bout de ses ailes légères ; mais il est trop indifférent avec les gens qui l’aiment. Il me donne toujours des inquiétudes : je tremble qu’il ne me traite comme une de ses passions. La mienne sera de vous aimer toujours ; je ne connais point de bonheur sans elle, mais avec elle tout m’est égal.
1 – Ce fragment de lettre avait été cousu jusqu’alors à d’autres morceaux et publié sous la forme d’une seule et même lettre, à la fin de l’année 1762. (G.A.)
2 – Pour la statue de Louis XV, à Reims. (G.A.
3 – Pour l’affaire des dîmes. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 27 Septembre 1763.
Je reçus hier les ordres de mes anges concernant la conspiration des roués, et j’envoie sur-le-champ tous les changements qu’ils demandent pour les assassins et assassines. Il faut assurément que M. le duc de Praslin ait une âme bien noire, pour vouloir qu’une femme égorge son mari dans son lit ; mais puisque mes anges ont eu cette horrible idée, il la faut pardonner à un ministre d’Etat. Mettez le feu aux poudres de la façon qu’il vous plaira, faites comme vous l’entendrez ; mais ne me demandez plus de vers, car vous m’empêchez de dormir, et je n’en peux plus. Laissez-moi, je vous prie, ce vers :
L’ardeur de me venger ne m’en fait point accroire (1).
Il ne faut pas toujours que Melpomène marche sur des échasses ; les vers les plus simples sont très bien reçus, surtout quand ils se trouvent dans une tirade où il y en a d’assez forts. Racine est plein à tout moment de ces vers que vous réprouvez. Une tragédie n’aurait point du tout l’air naturel, s’il n’y avait pas beaucoup de ces expressions simples qui n’ont rien de bas ni de trop familier.
Divertissez-vous, mes anges, de la niche que vous allez faire. Je ne sais s’il faut intituler la pièce le Triumvirat ; le titre me ferait soupçonner, et on dirait que je suis le savetier qui raccommode toujours les vieux cothurnes de Crébillon ; cependant il est difficile de donner un autre titre à l’ouvrage. Tirez-vous de là comme vous pourrez ; tout ce que je puis vous dire, c’est que cette pièce ne sera pas du nombre de celles qui font répandre des larmes ; je la crois très attachante, mais non attendrissante. Je crois toujours qu’Olympie ferait un bien plus grand effet ; elle est plus majestueuse, plus auguste, plus théâtrale, plus singulière : elle fait verser des pleurs toutes les fois qu’on la joue ; et les comédiens de Paris me paraissent aussi malavisés qu’ingrats de ne la pas représenter.
Permettez que je mette dans ce paquet les affaires temporelles avec les spirituelles. Voici un petit mémoire pour M. le duc de Praslin, en cas que mon affaire sacerdotale ne soit pas encore rapportée. Nous lui devons bien des remerciements, madame Denis et moi, de la bonté qu’il a eue de se charger de ce petit procès, qui était d’abord dévolu à M. de Saint-Florentin. Il est vrai que cette affaire, toute petite qu’elle est, étant fondée sur les traités de nos rois, appartient de droit aux affaires étrangères ; mais j’aime encore mieux attribuer la peine qu’il daigne prendre à l’amitié qu’il a pour vous, et aux bontés dont il honore madame Denis et moi.
Comme je prends la liberté de lui adresser votre paquet, je suppose qu’il se saisira du mémoire qui est pour lui ; il est court, net, et clair, point de verbiage ; pour un esprit de sa trempe
N’allongeons point en cent mots superflus
Ce qu’on dirait en quatre tout au plus.
Enf. Prod., act. I, sc. II.
Qu’est-ce que la Défaite des Bernardins ? cela est-il plaisant ?
Respect et tendresse.
1 – On ne trouve plus ce vers dans le Triumvirat. (G.A.)
à M. le marquis Albergati Capacelli.
A Ferney, 27 Septembre (1).
Vous êtes, monsieur, dans les plaisirs della villegiatura, et vous y joignez celui de prendre les eaux avec une très aimable dame. Ces eaux ne seront pas pour vous celles de la fontaine de l’enchanteur Merlino, qui rendaient le buveur amoureux et la buveuse indifférente, et elles seront de plus celles d’Hippocrène.
J’aurais bien voulu vous envoyer Olympie ; mais le paquet est trop gros pour la poste et trop petit pour la messagerie. J’espérais trouver quelque voyageur qui vous la rendrait en passant par Bologne ; mais j’ai été trompé dans mes espérances. C’est une chose bien désagréable, dans votre belle Italie, que cette difficulté de faire entrer des livres.
Je n’écris point à M. Goldoni ; mais je l’attends à son passage, quand il sera las de la vie de Paris. La mienne est uniforme et tranquille, partagée entre la lecture et les amusements de la campagne. J’espère qu’il viendra philosopher avec moi après avoir badiné avec le théâtre italien de Paris. Il me paraît, par ses ouvrages, qu’il a plus d’une sorte d’esprit, et qu’il peut instruire les hommes aussi bien que leur plaire. Quand je le verrai, je sentirai davantage le regret de ne vous point voir. Plus il me parlera de vous, plus il augmentera des désirs qui ne peuvent être satisfaits.
Adieu, monsieur ; ma misérable santé, mon âge et mon esprit de retraite ne dérobent rien aux sentiments qui m’attachent à vous pour jamais.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le cardinal de Bernis.
A Ferney, 28 Septembre 1763.
Monseigneur, dans la dernière lettre dont votre éminence m’honora, elle me disait qu’on vous avait fait la niche de vous accuser d’avoir fait des vers à l’âge de trente-deux ans. Votre devancier le cardinal de Richelieu en faisait à cinquante ans passés. La différence entre vous et lui, c’est que ses vers étaient détestables. On vous a donc reproché d’être plein d’esprit, de goût, et de grâces : assurément on ne vous a pas calomnié, et vous serez forcé de vous avouer coupable en justice réglée. Eh ! que direz-vous du roi de Prusse ? il fait encore des vers : ce qui est permis à un roi ne l’est-il pas à un cardinal ?
Et regibus æquiparantur.
Pour moi, chétif, qui ne suis roi ni rien.
Marot.
je barbouille des rimes à soixante-dix ans, sans craindre autre chose que les sifflets. Je fais plus, je lime, je rabote, je suis les conseils que vous avez bien voulu me donner. Ayez toujours la bonté de me garder un secret de conspirateur sur le petit drame que vous avez bien voulu lire : j’admire que vous soyez toujours moine de Saint-Médard ; cela peut être fort bon pour la vie éternelle, mais il me semble que vous étiez fait pour une vie plus brillante. Vous êtes assez philosophe pour être aussi heureux à Vic-sur-Aisne qu’à Versailles, et je suis persuadé que vous avez dit cela en vers ; mais vous les gardez dans votre sacré portefeuille. Il n’y aura donc que mes petits-neveux qui verront vos charmants amusements, tels qu’ils sont sortis de votre plume ? et vous laissez de maudits libraires défigurer aujourd’hui ce qui sera un jour les délices de tous les honnêtes gens. On vient d’imprimer en Angleterre, les Lettres de madame de Montague, morte à quatre-vingt-douze ans. Il y avait cinquante ans qu’elles étaient écrites. C’est cette dame à qui nous devons l’inoculation de la petite-vérole, et par conséquent le beau réquisitoire de messire Omer Joly de Fleury. On trouve dans ces lettres des vers turcs d’un gendre du grand-seigneur pour sa femme. Je vous avoue que, quoiqu’ils aient été faits dans la patrie d’Orphée, ils ne valent pas les vôtres : mais voilà encore de quoi fermer la bouche à vos accusateurs. Vous avez en Turquie, comme en pays chrétien, des exemples qui vous autorisent.
Je suis quelquefois fâché d’être vieux et profane. Sans ces deux qualités, je viendrais vous faire ma cour ; mais je n’ai et je n’aurai que la consolation de vous assurer, du pied des Alpes, du respect et de l’attachement du Vieux de la montagne.
à M. Pictet.
Septembre.
Mon cher géant, vraiment votre lettre est d’un vrai philosophe : vous êtes un Anacharsis, et d’Alembert n’a pas voulu l’être (1). Je ne sais pourquoi le philosophe de Paris n’a pas osé aller chez la Minerve de Russie : il a craint peut-être le sort d’Ixion.
Pour votre Jean-Jacques, ci-devant citoyen de Genève, je crois que la tête lui a tourné quand il a prophétisé contre les établissements de Pierre-le-Grand. J’ai peut-être mieux rencontré quand j’ai dit que si jamais l’empire des Turcs était détruit, ce serait par la Russie ; et sans l’aventure du Pruth (2), je tiendrais ma prophétie plus sûre que toutes celles d’Isaïe.
Votre auguste Catherine seconde est assurément Catherine unique, la première ne fut qu’heureuse. J’ai pris la liberté de lui envoyer quelques exemplaires du second tome de Pierre-le-Grand, par M. de Balk. Je me flatte qu’elle y trouvera des vérités. J’ai eu de très bons mémoires ; je n’ai songé qu’au vrai : je sais heureusement combien elle l’aime.
Ce qu’elle a daigné dicter à son géant me paraît d’un esprit bien supérieur. Oh ! qu’elle a raison, quand elle fait sentir cette fastidieuse prolixité d’écrits pour et contre les jésuites, et quand elle parle de ces quatre-vingt pages d’extraits sur des choses qu’on doit dire en dix lignes ! que j’ai de vanité de penser comme elle ! Mais on ne doit jamais rendre public ce qu’on admire, à moins d’une permission expresse ; sans quoi il faudrait, je pense, imprimer toutes ses lettres.
Savez-vous bien que madame la princesse sa mère (3) m’honorait de beaucoup de bonté, et que je pleure sa perte ? Si je n’avais que soixante ans, je viendrais me consoler en contemplant sa divine fille.
Mon cher géant, mettez à ses pieds, je vous prie, ce petit papier pomponné (4). Si vous êtes bigle, vous verrez que je deviens aveugle et sourd. Elle daigne donc protéger la petite-fille de Corneille ? Eh bien ! n’est-il pas vrai que toutes les grandes choses nous viennent du Nord ? ai-je tort ?
Madame votre mère vous mandera les nouvelles de Genève. Pour moi, je suis si pénétré du billet que j’ai lu de votre auguste impératrice, que j’en oublie jusqu’à votre grande république. J’ai baisé ce billet : n’allez pas le lui dire au moins ; cela n’est pas respectueux.
1 – Le Génevois Pictet était à la cour de Russie, où d’Alembert n’avait pas voulu se rendre. (G.A.)
2 – Voyez l’Histoire de Russie, deuxième partie, chap. I et II. (G.A.)
3 – La princesse d’Anhalt-Zerbst. (G.A.)
4 – On ne l’a pas. (G.A.)