SATIRE - Sur la nouvelle Héloïse ou Aloïsia - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

SATIRE - Sur la nouvelle Héloïse ou Aloïsia - Partie 3

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LETTRES A M. DE VOLTAIRE.

 

SUR LA NOUVELLE HÉLOÏSE, OU ALOÏSIA,

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU, CITOYEN DE GENÈVE.

 

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TROISIÈME LETTRE.

 

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Monsieur,

 

            En parcourant le roman de Jean-Jacques, nous avons bien vu qu’il n’avait nulle intention de faire un roman. Ce genre d’ouvrage, quelque frivole qu’il soit, demande du génie, et surtout l’art de préparer les événements, de les enchaîner les uns aux autres, de nouer une intrigue, et de la dénouer. Jean-Jacques a voulu seulement, sous le titre de la Nouvelle Héloïse, instruire notre nation, et la célébrer pour le prix des bontés qu’il a toujours reçues d’elle.

 

            Ses instructions sont admirables. Il nous propose d’abord de nous tuer ; et il prétend que saint Augustin est le premier qui ait jamais imaginé qu’il n’était pas bien de se donner la mort. Dès qu’on s’ennuie, selon lui, il faut mourir. Mais, maître Jean-Jacques, c’est bien pis quand on ennuie ! Que faut-il faire alors ? Réponds-moi.

 

            Si on t’en croyait, tout le petit peuple de Paris prendrait vite congé de ce monde ; ce n’est que dans le pays de Vaud qu’on doit avoir envie de vivre et de rire ; mais à Paris, le riche, dit-il « arrache un reste de pain noir à l’opprimé qu’il feint de plaindre en public. »

 

            Il est étrange, monsieur, que Jean-Jacques ne sache pas que personne ne mange de pain bis à Paris, qu’il y est inconnu, et qu’il s’en faut beaucoup que M. Volmar, et son baron, et sa Julie, aient mangé du pain aussi blanc qu’en mange le dernier des pauvres de Paris. C’est une des choses qui étonnent le plus les étrangers dans notre vaste et opulente ville. Le bon petit homme nous parle des cinquièmes étages : il y a été souvent ; il dit que c’est là qu’on apprend à connaître les véritables mœurs de la ville ; qu’il y retourne donc, et il verra si l’on y mange du pain noir, comme il nous le reproche.

 

            Il n’est pas plus content de nos hôtels, et de ce qui s’y passe, que des réduits des artisans. « De quelque sens, dit-il, qu’on envisage les choses, tout n’est ici que jargon ; l’honnête homme d’ici n’est point celui qui fait de bonnes actions, mais celui qui dit de belles choses. » Ah ! mon doux ami, crois au moins que ceux qui ont donné le couvert, le vêtement, la nourriture à un seigneur étranger venu de Genève, pensaient au moins faire une bonne action.

 

            Si tu méprises si fort les grands et les petits, un seigneur d’une figure aussi distinguée que la tienne, un homme couru de toutes les belles, devrait au moins épargner nos dames. Non ; elles ne sont pas si maigres ni si tannées que tu le dis. Les dames du pays de Vaud leur sont infiniment supérieures, nous le savons ; mais il reste encore quelques grâces à nos Parisiennes. Tes beaux yeux n’ont pas tourné sur elles de favorables regards. Quoi ! illustre amant de Julie, tu leur trouves le maintien soldatesque et le ton grenadier, depuis le faubourg Saint-Germain jusqu’aux halles ! O vous, charmantes et respectables beautés ! qui peut-être portez dans vos cœurs les sentiments les plus tendres, mais qui portez sur vos visages enchanteurs les traits de la modestie, vous dont la voix est aussi douce que les regards de vos yeux, vous seriez-vous attendues que le plus brillant seigneur que nous ayons jamais eu à Paris ne trouverait, dans vos maigres visages, que des faces de grenadiers ? Ah ! si quelque véritable grenadier apprenait !... mais non, il ne faut pas se fâcher contre Jean-Jacques.

 

            Que dis-je ? hélas ! on ne va se fâcher que trop : cachez-vous vite, ou partez : pauvre malheureux ! comment vous est-il échappé de dire qu’il y a vingt à parier contre un qu’un gentilhomme descend d’un fripon ! Ne savez-vous pas qu’un Montmorency (1) qui a l’honneur de vous loger, est un assez bon gentilhomme ?

 

            Nous avouons que votre père qui porta un mois le mousquet, comme vous le dites, sous le général Saconnay, allait de pair avec les Montmorency, les Soubise, les Bouillon, les Châtillon, les Choiseul, les Tonnerre, les Beauvau, etc. Mais plus on est grand, mon ami, et plus il faut être modeste : ayant surtout quitté votre patrie où vous avez joué un si grand rôle, étant devenu si à la mode parmi nous, et nous faisant l’honneur d’être depuis si longtemps notre compatriote, vous auriez dû ne pas dire que la noblesse d’Angleterre est la plus brave de l’Europe ; un gentilhomme tel que vous doit sentir que c’est là un point bien délicat. Vous savez que le roi a plus de noblesse dans ses armées, que l’Angleterre n’a de soldats en Allemagne : je serais fâché qu’il se trouvât quelque garde de sa majesté qui prît vos expressions à la lettre.

 

            Si Jean-Jacques attaque la noblesse, il était de la prudence d’un philosophe tel que lui, de ménager la robe ; mais il s’en va mal à propos attaquer un arrêt du parlement de Paris. Il trouve mauvais qu’on ait cassé un mariage qui n’était point fait selon les lois. « Ce chaste nœud de la nature n’est soumis ni au pouvoir souverain, ni à l’autorité paternelle, mais à la seule autorité du père commun qui sait commander aux cœurs, et, leur ordonnant de s’unir, les peut contraindre à s’aimer. »

 

            Telle est la décision de mon doux ami ; cela peut mener loin. La fille d’un duc et pair pourra, quand elle voudra, épouser, à l’âge de quinze ans, le fils du relieur des livres de Jean-Jacques, pour peu qu’il soit joli, et qu’il ait quelque teinture de philosophie, attendu l’égalité parfaite que mon doux ami admet entre les relieurs de livres et les pairs de France. Et lui-même qui est orné des dons les plus séduisants de la nature, et dont le premier abord enchante, tournera la tête à quelque princesse, et fera un mariage tel que M. de Lauzun, sans que le roi puisse y trouver à redire. Car remarquez que M. de Lauzun était un homme de qualité ; qu’un simple gentilhomme approche de ce rang ; qu’un conseiller se croit égal à un conseiller ; qu’un citoyen de Genève se croit égal à un officier municipal ; que par conséquent il n’y a nulle différence entre Jean-Jacques et le comte de Lauzun qui épousa Mademoiselle ; qu’ainsi il est clair que mon doux ami épousera une princesse du sang avant qu’il soit peu, et qu’il aura encore le plaisir de faire les vers et la musique de l’épithalame.

 

 

 

1 – Le maréchal de Luxembourg. Voyez les CONFESSIONS. (G.A.)

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