ZAIRE - Partie 10

Publié le par loveVoltaire

ZAIRE---Acte-quatrieme---Partie2.jpg

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

 

Z A Ї R E

 

 

_______

 

 

SCÈNE V.

 

_______

 

OROSMANE, CORASMIN.

 

_______

 

 

CORASMIN.

 

Cette lettre, seigneur,

Pourra vous éclaircir, et calmer votre cœur. (1)

 

 

OROSMANE.

 

Ah ! lisons : ma main tremble, et mon âme étonnée

Prévoit que ce billet contient ma destinée.

Lisons … « Chère Zaïre, il est temps de nous voir :

Il est  vers la mosquée une secrète issue,

Où  vous pouvez sans bruit, et sans être aperçue,

Tromper vos surveillants, et remplir notre espoir :

Il faut tout hasarder ; vous connaissez mon zèle :

Je vous attends : je meurs, si vous n’êtes fidèle. »

Eh bien ! cher Corasmin, que dis-tu ?

 

CORASMIN.

 

Moi, seigneur ?

Je suis épouvanté de ce comble d’horreur.

 

 

OROSMANE.

 

Tu vois comme on me traite.

 

CORASMIN.

 

O trahison horrible !

Seigneur, à cet affront vous êtes insensible ?

Vous, dont le cœur tantôt, sur un simple soupçon,

D’une douleur si vive a reçu le poison ?

Ah ! sans doute, l’horreur d’une action si noire

Vous guérit d’un amour qui blessait votre gloire.

 

 

OROSMANE.

 

Cours chez elle à l’instant, va, vole, Corasmin :

Montre-lui cet écrit… Qu’elle tremble… et soudain

De cent coups de poignard que l’infidèle meure.

Mais avant de frapper… Ah ! cher ami, demeure,

Demeure, il n’est pas temps. Je veux que ce chrétien

Devant elle amené … Non… je ne veux plus rien…

Je me meurs… je succombe à l’excès de ma rage.

 

CORASMIN.

 

On ne reçut jamais un si sanglant outrage.

 

 

OROSMANE.

 

(3) Le voilà donc connu ce secret plein d’horreur !

Ce secret qui pesait à son infâme cœur !

Sous le voile emprunté d’une crainte ingénue,

Elle veut quelque temps se soustraire à ma vue.

Je me fais cet effort, je la laisse sortir ;

Elle part en pleurant… et c’est pour me trahir.

Quoi ! Zaïre !

 

CORASMIN.

 

Tout sert à redoubler son crime.

Seigneur, n’en soyez pas l’innocente victime,

Et de vos sentiments rappelant la grandeur…

 

OROSMANE.

 

C’est là ce Nérestan, ce héros plein d’honneur,

Ce chrétien si vanté, qui remplissait Solyme

De ce faste imposant de sa vertu sublime !

Je l’admirais moi-même, et mon cœur combattu

S’indignait qu’un chrétien m’égalât en vertu.

Ah ! qu’il va me payer sa fourbe abominable !

Mais Zaïre, Zaïre est cent fois plus coupable.

Une esclave chrétienne, et que j’ai pu laisser

Dans les plus vils emplois languir sans l’abaisser !

Une esclave ! elle sait ce que j’ai fait pour elle !

Ah ! malheureux !

 

CORASMIN.

 

Seigneur, si vous souffrez mon zèle,

Si, parmi les horreurs qui doivent vous troubler,

Vous vouliez…

 

OROSMANE.

 

Oui, je veux la voir et lui parler.

Allez, volez, esclave, et amenez Zaïre.

 

CORASMIN.

 

Hélas ! en cet état que pourrez-vous lui dire ?

 

OROSMANE.

 

Je ne sais, cher ami, mais je prétends la voir.

 

CORASMIN.

 

Ah ! seigneur, vous allez, dans votre désespoir,

Vous plaindre, menacer, faire couler ses larmes.

Vos bontés contre vous lui donneront des armes ;

Et votre cœur séduit, malgré tous vos soupçons,

Pour la justifier cherchera des raisons.

M’en croirez-vous ? cachez cette lettre à sa vue,

Prenez pour la lui rendre une main inconnue :

Par là, malgré la fraude et les déguisements,

Vos yeux démêleront ses secrets sentiments,

Et des plis de son cœur verront tout l’artifice.

 

OROSMANE.

 

Penses-tu qu’en effet Zaïre me trahisse ?...

Allons, quoi qu’il en soit, je vais tenter mon sort,

Et pousser la vertu jusqu’au dernier effort.

Je veux voir à quel point une femme hardie

Saura de son côté pousser la perfidie.

 

CORASMIN.

 

Seigneur, je crains pour vous ce funeste entretien ;

Un cœur tel que le vôtre…

 

OROSMANE.

 

Ah ! n’en redoute rien.

A son exemple, hélas ! ce cœur ne saurait feindre.

Mais j’ai la fermeté de savoir me contraindre :

Oui, puisqu’elle m’abaisse à connaître un rival…

Tiens, reçois ce billet à tous trois si fatal :

Va, choisis pour le rendre un esclave fidèle ;

Mets en de sûres mains cette lettre cruelle ;

Va, cours… Je ferai plus, j’éviterai ses yeux ;

Qu’elle n’approche pas… C’est elle, justes cieux.

 

 

 

 

SCÈNE VI.

 

_______

 

OROSMANE, ZAÏRE.

 

_______

 

 

 

ZAÏRE.

 

Seigneur, vous m’étonnez ; quelle raison soudaine,

Quel ordre si pressant près de vous me ramène ?

 

OROSMANE.

 

Eh bien ! madame, il faut que vous m’éclaircissiez :

Cet ordre est important plus que vous ne croyez ;

Je me suis consulté… Malheureux l’un par l’autre,

Il faut régler d’un mot, et mon sort, et le vôtre.

Peut-être qu’en effet ce que j’ai fait pour vous,

Mon orgueil oublié, mon sceptre à vos genoux,

Mes bienfaits, mon respect, mes soins, ma confiance,

Ont arraché de vous quelque reconnaissance.

Votre cœur, par un maître attaqué chaque jour,

Vaincu par mes bienfaits, crut l’être par l’amour.

Dans votre âme, avec vous, il est temps que je lise ;

Il faut que ses replis s’ouvrent à ma franchise ;

Jugez-vous : répondez avec la vérité

Que vous devez au moins à ma sincérité.

Si de quelque autre amour l’invincible puissance

L’emporte sur mes soins, ou même les balance,

Il faut me l’avouer, et dans ce même instant,

Ta grâce est dans mon cœur ; prononce, elle t’attend.

Sacrifie à ma foi l’insolent qui t’adore :

Songe que je te vois, que je te parle encore,

Que ma foudre à ta voix pourra se détourner,

Que c’est le seul moment où je peux pardonner.

 

ZAÏRE.

 

Vous, seigneur ! vous osez me tenir ce langage !

Vous, cruel ! Apprenez que ce cœur qu’on outrage,

Et que par tant d’horreurs le ciel veut éprouver,

S’il ne vous aimait pas, est né pour vous braver.

Je ne crains rien ici que ma funeste flamme ;

N’imputez qu’à ce feu qui brûle encor mon âme,

N’imputez qu’à l’amour, que je dois oublier,

La honte où je descends de me justifier.

J’ignore si le ciel, qui m’a toujours trahie,

A destiné pour vous ma malheureuse vie.

Quoi qu’il puisse arriver, je jure par l’honneur,

Qui, non moins que l’amour, est gravé dans mon cœur,

Je jure que Zaïre à soi-même rendue,

Des rois les plus puissants détesterait la vue ;

Que tout autre, après vous, me serait odieux.

Voulez-vous plus savoir, et me connaître mieux ?

Voulez-vous que ce cœur, à l’amertume en proie,

Ce cœur désespéré devant vous se déploie ?

Sachez donc qu’en secret il pensait malgré lui

Tout ce que devant vous il déclare aujourd’hui ;

Qu’il soupirait pour vous, avant que vos tendresses

Vinssent justifier mes naissantes faiblesses ;

Qu’il prévint vos bienfaits, qu’il brûlait à vos pieds,

Qu’il vous aimait enfin, lorsque vous m’ignoriez ;

Qu’il n’eut jamais que vous, n’aura que vous pour maître.

J’en atteste le ciel que j’offense peut-être ;

Et si j’ai mérité son éternel courroux,

Si mon cœur fut coupable, ingrat, c’était pour vous.

 

OROSMANE.

 

Quoi ! des plus tendres feux sa bouche encor m’assure !

Quel excès de noirceur ! Zaïre !... Ah ! la parjure !

Quand de sa trahison j’ai la preuve en ma main !

 

ZAÏRE.

 

Que dites-vous ? Quel trouble agite votre sein ?

 

OROSMANE.

 

Je ne suis point troublé. Vous m’aimez ?

 

ZAÏRE.

 

Votre bouche

Peut-elle me parler avec ce ton farouche

D’un feu si tendrement déclaré chaque jour ?

Vous me glacez de crainte en me parlant d’amour.

 

OROSMANE.

 

Vous m’aimez ?

 

ZAÏRE.

 

Vous pouvez douter de ma tendresse !

Mais, encore une fois, quelle fureur vous presse ?

Quels regards effrayants vous me lancez, hélas !

Vous doutez de mon cœur ?

 

OROSMANE.

 

Non, je n’en doute pas.

Allez, rentrez, madame … (5)

 

 

SCÈNE VII.

 

_______

 

OROSMANE, CORASMIN.

 

_______

 

OROSMANE.

 

Ami, sa perfidie

Au comble de l’horreur ne s’est pas démentie ;

Tranquille dans le crime, et fausse avec douceur,

Elle a jusque au bout soutenu sa noirceur.

As-tu trouvé l’esclave ? as-tu servi ma rage ?

Connaîtrai-je à la fois son crime et mon outrage ?

 

CORASMIN.

 

Oui, je viens d’obéir ; mais vous ne pouvez pas

Soupirer désormais pour ses traîtres appas :

Vous la verrez sans doute avec indifférence,

Sans que le repentir succède a la vengeance ;

Sans que l’amour sur vous en repousse les traits.

 

OROSMANE.

 

Corasmin, je l’adore encor plus que jamais.

 

CORASMIN.

 

Vous ? ô ciel ! vous ?

 

OROSMANE.

 

Je vois un rayon d’espérance.

Cet odieux chrétien, l’élève de la France,

Est jeune, impatient, léger, présomptueux ;

Il peut croire aisément ses téméraires vœux :

Son amour indiscret, et plein de confiance,

Aura de ses soupirs hasardé l’insolence !

Un regard de Zaïre aura pu l’aveugler ;

Sans doute il est aisé de s’en laisser troubler.

Il croit qu’il est aimé, c’est lui seul qui m’offense ;

Peut-être ils ne sont point tous deux d’intelligence.

Zaïre n’a point vu ce billet criminel,

Et j’en croyais trop tôt mon déplaisir mortel.

Corasmin, écoutez… dès que la nuit plus sombre

Aux crimes des mortels viendra prêter son ombre,

Sitôt que ce chrétien chargé de mes bienfaits,

Nérestan, paraîtra sous les murs du palais,

Ayez soin qu’à l’instant ma garde le saisisse ;

Qu’on prépare pour lui le plus honteux supplice,

Et que chargé de fers il me soit présenté.

Laissez, surtout, laissez Zaïre en liberté.

Tu vois mon cœur, tu vois à quel excès je l’aime !

Ma fureur est plus grande, et j’en tremble moi-même.

J’ai honte des douleurs où je me suis plongé ;

Mais malheur aux ingrats qui m’auront outragé ! (6)

 

 

 ZAIRE - Acte quatrième - Partie2

 

 

 

1 – C’était à ce moment que toutes les belles pleureuses des premières loges éclataient aussi. (G.A.)

 

2 – Ces brusques variations de sentiments qu’on a critiquées avec raison dans Orosmane, se trouvent déjà dans Hérode, où elles sont justifiables. Voyez Mariamne. (G.A.)

 

3 -  On sait que dans Othello, c’est un mouchoir et non un billet qui fait preuve. (G.A.)

 

4 – C’est par ce vers que Boucher d’Argis commença son fameux rapport sur les événements des 5 et 6 octobre 1789. (G.A.)

 

5 – Tout cela est imité de Shakespeare. (G.A.)

 

6 – L’acteur qui joua le mieux le rôle d’Orosmane fut Lekain.  On sait qu’il n’avait aucun avantage extérieur ; mais les femmes ne s’écriaient pas moins en entendant l’amant de Zaïre : « Comme il est beau ! » C’est après avoir joué ce rôle à la cour qu’il eut son ordre de réception. On voulut prévenir Louis XV contre lui ; mais Louis XV, étonné de cette opposition, dit : « Il m’a fait pleurer, moi, qui ne pleure guère. » Et Lekain fut admis sur ce mot. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Théâtre

Commenter cet article