ZAIRE - Partie 6

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Z A Ї R E

 

 

 

ACTE DEUXIÈME.

 

 

 

 

SCÈNE III.

 

_______

 

ZAЇRE, LUSIGNAN, CHATILLON, NÉRESTAN.

PLUSIEURS ESCLAVES CHRÉTIENS.

 

_______

 

LUSIGNAN.

 

Du séjour du trépas quelle voix me rappelle (1) ?

Suis-je avec des chrétiens ? … Guidez mes pas tremblants.

Mes maux m’ont affaibli plus encor que mes ans.

 

(En s’asseyant.)

 

Suis-je libre en effet ?

 

ZAЇRE.

 

Oui, seigneur, oui, vous l’êtes.

 

CHATILLON.

 

Vous vivez, vous calmez nos douleurs inquiètes.

Tous nos tristes chrétiens…

 

LUSIGNAN.

 

O jour ! ô douce voix !

Chatillon, c’est donc vous ? C’est vous que je revois !

Martyr, ainsi que moi, de la foi de nos pères,

Le Dieu que nous servons finit-il nos misères ?

En quels lieux sommes-nous ? Aidez mes faibles yeux.

 

CHATILLON.

 

C’est ici le palais qu’ont bâti vos aïeux ;

Du fils de Noradin, c’est le séjour profane.

 

ZAЇRE.

 

Le maître de ces lieux, le puissant Orosmane,

Sait connaître, seigneur, et chérir la vertu.

 

(En montrant Nérestan.)

 

Ce généreux Français qui vous est inconnu,

Par la gloire amené des rives de la France,

Venait de dix chrétiens payez la délivrance :

Le soudan, comme lui, gouverné par l’honneur,

Croit, en vous délivrant, égaler son grand cœur.

 

LUSIGNAN.

 

(2) Des chevaliers français tel est le caractère ;

Leur noblesse en tout temps me fut utile et chère.

Trop digne chevalier, quoi ! vous passez les mers

Pour soulager nos maux, et pour briser nos fers ?

Ah ! parlez, à qui dois-je un service si rare ?

 

NÉRESTAN.

 

Mon nom est Nérestan : le sort longtemps barbare,

Qui dans les fers ici me mit presque en naissant,

Me fit quitter bientôt l’empire du Croissant.

A la cour de Louis, guidé par mon courage,

De la guerre sous lui j’ai fait l’apprentissage ;

Ma fortune et mon rang sont un don de ce roi,

Si grand par sa valeur, et plus grand par sa foi.

Je le suivis, seigneur, au bord de la Charente,

Lorsque du fier Anglais la valeur menaçante,

Cédant à nos efforts trop longtemps captivés,

Satisfit en tombant aux lis qu’ils ont bravés.

Venez, prince, et montrez au plus grand des monarques

De vos fers glorieux les vénérables marques :

Paris va révérer le martyr de la croix,

Et la cour de Louis est l’asile des rois.

 

LUSIGNAN.

 

Hélas ! de cette cour j’ai vu jadis la gloire.

Quand Philippe à Bovine enchaînait la victoire,

Je combattais, seigneur, avec Montmorenci

Melun, d’Estaing, de Nesle, et ce fameux Couci.

Mais à revoir Paris je ne dois plus prétendre :

Vous voyez qu’au tombeau je suis prêt à descendre :

Je vais au roi des rois demander aujourd’hui

Le prix de tous les maux que j’ai soufferts pour lui.

Vous généreux témoins de mon heure dernière,

Tandis qu’il en est temps, écoutez ma prière :

Nérestan, Chatillon, et vous… de qui les pleurs

Dans ces moments si chers honorent mes malheurs,

Madame, ayez pitié du plus malheureux père,

Qui jamais ait du ciel éprouvé la colère,

Qui répand devant vous des larmes que le temps

Ne peut encor tarir dans mes yeux expirants.

Une fille, trois fils, ma superbe espérance,

Me furent arrachés dès leur plus tendre enfance :

O mon cher chatillon, tu dois t’en souvenir !

 

CHATILLON.

 

De vos malheurs encor vous me voyez frémir.

 

LUSIGNAN.

 

Prisonnier avec moi dans Césarée en flamme,

Tes yeux virent périr mes deux fils et ma femme.

 

CHATILLON.

 

Mon bras chargé de fers ne les put secourir.

 

LUSIGNAN.

 

Hélas ! et j’étais père, et je ne pus mourir !

Veillez du haut des cieux, chers enfants que j’implore,

Sur mes autres enfants, s’ils sont vivants encore.

Mon dernier fils, ma fille, aux chaînes réservés,

Par de barbares mains pour servir conservés,

Loin d’un père accablé furent portés ensemble

Dans ce même sérail où le ciel nous rassemble.

 

CHATILLON.

 

Il est vrai, dans l’horreur de ce péril nouveau,

Je tenais votre fille à peine en son berceau :

Ne pouvant la sauver, seigneur, j’allais moi-même

Répandre sur son front l’eau sainte du baptême,

Lorsque les Sarrasins, de carnage fumants,

Revinrent l’arracher à mes bras tout sanglants.

Votre plus jeune fils, à qui les destinées

Avaient à peine encore accordé quatre années,

Trop capable déjà de sentir son malheur,

Fut dans Jérusalem conduit avec sa sœur.

 

NÉRESTAN.

 

De quel ressouvenir mon âme est déchirée !

A cet âge fatal j’étais dans Césarée ;

Et tout couvert de sang, et chargé de liens,

Je suivis en ces lieux la foule des chrétiens.

 

LUSIGNAN.

 

Vous… seigneur ! … Ce sérail éleva votre enfance ?

 

(En les regardant.)

 

Hélas ! de mes enfants auriez-vous connaissance ?

Ils seraient de votre âge, et peut-être mes yeux…

Quel ornement, madame, étranger en ces lieux ?

Depuis quand l’avez-vous ?

 

ZAЇRE.

 

Depuis que je respire.

Seigneur… eh quoi ! d’où vient que votre âme soupire ?

 

(Elle lui donne la croix.)

 

LUSIGNAN.

 

Ah ! daignez confier à mes tremblantes mains…

 

ZAЇRE.

 

De quel trouble nouveau tous mes sens sont atteints !

 

(Il l’approche de sa bouche en pleurant.)

 

Seigneur, que faites-vous ?

 

LUSIGNAN.

 

O ciel ! ô Providence !

Mes yeux, ne trompez point ma timide espérance ;

Serait-il bien possible ? oui, c’est elle … je voi

Ce présent qu’une épouse avait reçu de moi,

Et qui de mes enfants ornait toujours la tête,

Lorsque de leur naissance on célébrait la fête :

Je revois … je succombe à mon saisissement.

 

ZAЇRE.

 

Qu’entends-je ? et quel soupçon m’agite en ce moment ?

Ah ! seigneur…

 

LUSIGNAN.

 

Dans l’espoir dont j’entrevois les charmes,

Ne m’abandonnez pas, Dieu qui voyez mes larmes !

Dieu mort sur cette croix, et qui revis pour nous,

Parle, achève, ô mon Dieu ! ce sont là de tes coups.

Quoi ! madame, en vos mains elle était demeurée ?

Quoi ! tous les deux captifs, et pris dans Césarée ?

 

ZAЇRE.

 

Oui, seigneur.

 

NÉRESTAN.

 

Se peut-il ?

 

LUSIGNAN.

 

Leur parole, leurs traits,

De leur mère en effet sont les vivants portraits.

Oui, grand Dieu ! tu le veux, tu permets que je voie !...

Dieu, ranime mes sens trop faibles pour ma joie !

Madame… Nérestan… soutiens-moi, Chatillon… (3)

Nérestan, si je dois vous nommer de ce nom,

Avez-vous dans le sein la cicatrice heureuse

Du fer dont à mes yeux une main furieuse…

 

NÉRESTAN.

 

Oui, seigneur, il est vrai.

 

LUSIGNAN.

 

Dieu juste ! heureux moments !

 

NÉRESTAN se jetant à genoux.

 

Ah ! seigneur ! ah ! Zaïre !

 

LUSIGNAN.

 

Approchez, mes enfants.

 

NÉRESTAN.

 

Moi, votre fils !

 

ZAЇRE.

 

Seigneur !

 

LUSIGNAN.

 

Heureux jour qui m’éclaire !

Ma fille, mon cher fils ! embrassez votre père.

 

CHATILLON.

 

Que d’un bonheur si grand mon cœur se sent toucher !

 

LUSIGNAN.

 

De vos bras, mes enfants, je ne puis m’arracher.

Je vous revois enfin, chère et triste famille,

Mon fils, digne héritier… vous… hélas ! vous, ma fille !

Dissipez mes soupçons, ôtez-moi cette horreur,

Ce trouble qui m’accable au comble du bonheur.

Toi qui seul as conduit sa fortune et la mienne,

Mon Dieu qui me la rends, me la rends-tu chrétienne ?

Tu pleures, malheureuse, et tu baisses les yeux !

Tu te tais ! je t’entends ! ô crime ! ô justes cieux !

 

ZAЇRE.

 

Je ne puis vous tromper : sous les lois d’Orosmane…

Punissez votre fille… elle était musulmane.

 

LUSIGNAN.

 

Que la foudre en éclats ne tombe que sur moi !

Ah ! mon fils ! à ces mots j’eusse expiré sans toi.

Mon Dieu ! j’ai combattu soixante ans pour ta gloire ;

J’ai vu tomber ton temple et périr ta mémoire ;

Dans un cachot affreux abandonné vingt ans,

Mes larmes t’imploraient pour mes tristes enfants :

Et lorsque ma famille est par toi réunie,

Quand je trouve une fille, elle est ton ennemie !

Je suis bien malheureux… C’est ton père, c’est moi,

C’est ma seule prison qui t’a ravi ta foi.

Ma fille, tendre objet de mes dernières peines,

Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines,

C’est le sang de vingt rois, tous chrétiens comme moi ;

C’est le sang des héros, défenseurs de ma loi ;

C’est le sang des martyrs… O fille encor trop chère !

Connais-tu ton destin ? sais-tu quelle est ta mère ?

Sais-tu bien qu’à l’instant que son flanc mit au jour

Ce triste et dernier fruit d’un malheureux amour,

Je la vis massacrer par la main forcenée,

Par la main des brigands à qui tu t’es donnée !

Tes frères, ces martyrs égorgés à mes yeux,

T’ouvrent leurs bras sanglants, tendus du haut des cieux.

Ton Dieu que tu trahis, ton Dieu que tu blasphèmes,

Pour toi, pour l’univers, est mort en ces lieux mêmes ;

En ces lieux où mon bras le servit tant de fois,

En ces lieux où son sang te parle par ma voix.

Vois ces murs, vois ce temple envahi par tes maîtres :

Tout annonce le Dieu qu’on vengé tes ancêtres.

Tourne les yeux, sa tombe est près de ce palais ;

C’est ici la montagne, où lavant nos forfaits,

Il voulut expirer sous les coups de l’impie ;

C’est là que de sa tombe il rappela sa vie.

Tu ne saurais marcher dans cet auguste lieu,

Tu n’y peux faire un pas sans y trouver ton Dieu ;

Et tu n’y peux rester sans renier ton père,

Ton honneur qui te parle, et ton Dieu qui t’éclaire.

Je te vois dans mes bras, et pleurer et frémir ;

Sur ton front pâlissant Dieu met le repentir :

Je vois la vérité dans ton cœur descendue ;

Je retrouve ma fille après l’avoir perdue ;

Et je reprends ma gloire et ma félicité

En dérobant mon sang à l’infidélité.

 

NÉRESTAN.

 

Je revois donc ma sœur ! … et son âme…

 

ZAЇRE.

 

Ah ! mon père,

Cher auteur de mes jours, parlez, que dois-je faire ?

 

LUSIGNAN.

 

M’ôter, par un seul mot, ma honte et mes ennuis,

Dire : Je suis chrétienne.

 

ZAЇRE.

 

Oui… seigneur… je le suis.

 

LUSIGNAN.

 

Dieu, reçois son aveu du sein de ton empire !

 

 

 

SCÈNE IV.

 

_______

 

ZAЇRE, LUSIGNAN, CHATILLON, NÉRESTAN, CORASMIN.

 

_______

 

 

CORASMIN.

 

Madame, le soudan m’ordonne de vous dire

Qu’à l’instant de ces lieux il faut vous retirer,

Et de ces vils chrétiens surtout vous séparer.

Vous, Français, suivez-moi ; de vous je dois répondre.

 

CHATILLON.

 

Où sommes-nous, grand Dieu ! Quel coup vient nous confondre !

 

LUSIGNAN.

 

Notre courage, amis, doit ici s’animer.

 

ZAЇRE.

 

Hélas ! seigneur !

 

LUSIGNAN.

 

O vous que je n’ose nommer,

Jurez-moi de garder un secret si funeste.

 

ZAЇRE.

 

Je vous le jure.

 

LUSIGNAN.

 

Allez, le ciel fera le reste.

 

 

ZAIRE-ACTE II - Partie 2

 

 

 

1 – Cet épisode de Lusignan, que tous les critiques s’accordent à trouver admirable, est de l’invention de Voltaire (G.A.)

 

2 – Voltaire a déjà dit dans la Henriade (chant III) : « Des courtisans français tel est le caractère. » (G.A.)

 

3 – Le dernier hémistiche de ce vers est devenu burlesque. (G.A.)

 

 

 

 

 

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