UTILE EXAMEN des trois dernières épîtres du sieur Rousseau

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UTILE EXAMEN

 

DES TROIS DERNIERES ÉPITRES DU SIEUR ROUSSEAU

 

 

–   1736  –

 

 

[Jean-Baptiste Rousseau fit paraître en 1736 trois épîtres : 1°/ au P. Brumoy ; 2°/ à Thalie ; 3°/ à M. Rollin. Il y faisait le dévot, et celle au P. Brumoy était écrite contre Voltaire, qu’il parlait de brûler vif dans ses propres ouvrages.

 

Voltaire répliqua anonymement par cet Utile examen au doyen des fripons, des cyniques et des ignorants.] (G.A.)

 

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         Les esprits sages, dans le siècle où nous vivons, font peu d’attention aux petits ouvrages de poésie. L’étude sérieuse des mathématiques et de l’histoire dont on s’occupe plus que jamais, laisse peu de temps pour examiner si une ode nouvelle ou une petite épître sont bonnes ou mauvaises. Il n’y a guère que les grands ouvrages, tels qu’un poème épique, comme la Henriade, et des tragédies, telles que Rhadamiste et Alzire, qu’on veut examiner avec soin. Cependant rien n’est à mépriser dans les belles-lettres, et le goût peut s’exercer à proportion sur les plus petits ouvrages comme sur les plus grands.

 

         Voici deux règles regardées comme infaillibles par de très bons esprits, pour juger du mérite de ces petites pièces de poésie. Premièrement, il faut examiner si ce qu’on y dit est vrai, et d’une vérité assez importante et assez neuve pour mériter d’être dit ; secondement, si ce vrai est énoncé d’un style élégant et convenable au sujet.

 

         Les nouvelles épîtres de Rousseau, qu’on débite depuis peu, ne paraissent rien contenir qui mérite l’attention du public : ce n’est pas la peine de faire mille vers pour dire qu’il y a de mauvaises pièces de théâtre, et des ouvrages que l’on voudrait rabaisser ; c’est seulement dire en mille vers : Je suis mécontent et jaloux. Or, en cela il n’y a rien de neuf ni d’important ; c’est une vérité très reconnue et très peu intéressante, qu’un auteur est jaloux d’un autre auteur.

 

         On a toujours reproché à Rousseau d’avoir peu de génie inventif, et de ne mettre en vers que les pensées des autres. Ce reproche semble assez bien fondé ; car, si vous examinez la neuvième satire de Despréaux adressée à son esprit, dans laquelle il dépeint si naïvement les inconvénients de la poésie satirique, vous verrez que les épîtres aux Muses et à Marot, composées par Rousseau, n’en sont que des copies. Lisez la satire de Despréaux à Valincour, vous y verrez comment le faux honneur est venu sur la terre prendre les traits et le nom de l’honneur véritable : cette idée est répétée dans la plupart de ces pièces que Rousseau appelle ses allégories.

 

         Un auteur fait excuser en lui ce peu de fécondité quand il ajoute au moins quelque chose à ce qu’il emprunte ; mais quand Rousseau mêle de son fonds à ces idées, il y mêle des erreurs.

 

         Y a-t-il, par exemple, rien de plus faux que de dire :

 

         Et cherchez bien de Paris jusqu’à Rome,

         Onc ne verrez sot qui soit honnête homme. (Epît. A Marot.)

 

         Je ne relève point cette façon de parler, de Paris jusqu’à Rome ; je ne relève que l’erreur grossière et dangereuse qui règne dans ces vers et dans tout le reste de l’ouvrage. Qui ne sait, par une triste expérience, que beaucoup de gens d’esprit ont été de très méchants hommes, et qu’un honnête homme est souvent un esprit fort borné ?

 

         L’erreur en prose est un monstre, et en vers un monstre ridicule. Les ornements recherchés de la rime ne rendent pas vrai ce qui est faux, mais le rendent impertinent.

 

         Ce n’est assez que le vrai soit la base des ouvrages, il faut que la matière soit importante, il faut dire des choses intéressantes et neuves. Quel misérable emploi de passer sa vie à dire du mal de trois ou quatre auteurs, à parler de tragédies, de comédies, à se déchaîner contre ses rivaux ! Quel bien peut-on faire aux hommes en choisissant de tels sujets ? A qui plaira-t-on ? Quelle gloire peut-on acquérir ? Quelques personnes lisent ces petites satires ; elles disent, après les avoir lues, qu’il vaudrait beaucoup mieux instruire en faisant une bonne tragédie et une bonne comédie, qu’en parlant mal de ceux qui en font : mais cette manière d’instruire serait plus difficile.

 

         Il faudrait au moins sauver la petitesse de ces sujets par l’élégance du style : c’est la seule ressource quand le génie est médiocre. Mais le style des dernières épîtres de Rousseau est, ce me semble, beaucoup plus répréhensible encore que les sujets mêmes ; et c’est sur quoi on peut faire ici quelques réflexions utiles.

 

         Le style doit être propre au sujet. Le grand mérite des bons auteurs du siècle de Louis XIV est d’avoir tout traité convenablement. Despréaux, en traitant des sujets simples, ne tombe point dans le bas ; il est familier, mais toujours élégant. Les termes de sa langue lui suffisent ; il ne va point chercher dans la langue qu’on parlait du temps de François 1er, de quoi exprimer sa pensée, ni un terme usité par la populace, pour tâcher d’être plus comique. Lisez ce qu’il dit à M. Racine dans cette belle épître qu’il lui adresse.

 

         Cependant laisse ici gronder quelques censeurs

         Qu’aigrissent de tes vers les charmantes douceurs.

 

         Vous ne verrez dans cette simplicité que les termes les plus nobles.

 

         C’est une justice encore que l’on rend à l’auteur de la Henriade de n’avoir mis dans ce poème rien de bas ni d’ampoulé. Dans la description la plus pompeuse il est simple :

 

 

Alors on n’entend plus ces foudres de la guerre,

Dont les bouches de bronze épouvantaient la terre :

Un farouche silence, enfant de la fureur,

A ces bruyants éclats succède avec horreur.

D’un bras déterminé, d’un œil brûlant de rage,

Parmi ses ennemis chacun s’ouvre un passage.

On saisit, on reprend, par un contraire effort,

Ce rempart teint de sang, théâtre de la mort.

Dans ses fatales mains la Victoire incertaine

Tient encor près des lis l’étendard de Lorraine.

Les assiégeants surpris sont partout renversés,

Cent fois victorieux, et cent fois terrassés ;

Pareils à l’Océan poussé par les orages,

Qui couvre à chaque instant et qui fuit ses rivages.

 

                                                                  Henriade, ch. VI.

 

 

         On voit que l’imagination est là dans les choses mêmes, et non dans une expression recherchée.

 

 

         Qu’on jette les yeux sur les images les plus communes ; par exemple, quand l’auteur dit que Paris n’était pas si grand alors qu’aujourd’hui :

 

         Paris n’était point tel en ce temps orageux

Qu’il paraît en nos jours aux Français trop heureux.

Cent forts, qu’avaient bâtis la fureur et la crainte,

Dans un moins vaste espace enfermaient son enceinte.

Ces  faubourgs, aujourd’hui si pompeux et si grands,

Que la main de la Paix tient ouverts en tout temps,

D’une immense cité superbes avenues,

Où nos palais dorés se perdent dans les nues,

Etaient de longs hameaux d’un rempart entourés, etc.

 

Henriade, ch. VI.

 

         Toute cette image est ennoblie sans le secours d’aucun mot inusité ; et c’est là une preuve bien convaincante que la langue française suffit à tout.

 

         Quand le même auteur veut exprimer que Gabrielle d’Estrées était jeune, et qu’elle n’avait point eu d’amant, il dit :

 

         Elle entrait dans cet âge, hélas ! trop redoutable,

Qui rend des passions le joug inévitable.

Son cœur né pour aimer, mais fier et généreux,

D’aucun amant encor n’avait reçu les vœux :

Semblable en son printemps à la rose nouvelle,

Qui renferme en naissant sa beauté naturelle,

Cache aux vents amoureux les trésors de son sein,

Et s’ouvre aux doux regards d’un jour pur et serein.

 

Henriade, ch. IX.

 

         Enfin, on peut dire que le caractère propre d’un auteur raisonnable est de n’être jamais gêné dans ses expressions, soit qu’il soit tendre, soit qu’il soit sublime, soit qu’il soit plaisant, ou qu’il prenne le ton didactique.

 

         On voit dans Rousseau tout le contraire de ce style aisé et naturel ; il semble qu’il lui coûte d’écrire en français.

 

         Lorsque Despréaux, dans son Art poétique, parle des auteurs du théâtre, quelle simplicité et quelle élégance !

 

Vous donc qui d’un beau feu pour le théâtre épris,

Venez en vers pompeux y disputer le prix,

Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages

Où tout Paris en foule apporte ses suffrages.

Et qui toujours plus beaux, plus ils sont regardés,

Soient au bout de vingt ans encor redemandés, etc.

 

         Rousseau, qui veut l’imiter, dit dans une de ses nouvelles épîtres :

 

         De ces beautés nous déterrer la source,

Et démêler les détours sinueux

De ce dédale oblique et tortueux,

Ouvert jadis par la sœur de Thalie, etc.

 

(Epître au P. Brumoy)

 

 

         Ces trois épithètes oblique, sinueux, et tortueux, données au dédale de la tragédie, sont aussi forcées qu’inutiles ; et la sœur de Thalie, au lieu de Melpomène, est une affectation que la rime justifierait, si la rime était une excuse. Despréaux dit avec son harmonie charmante (Art Poet.) :

 

Que devant Troie en flammes Hécube désolée

Ne vienne point pousser une plainte ampoulée…..

Il faut dans la douleur que vous vous abaissiez ;

Pour me tirer des pleurs il faut que vous pleuriez….

Tous ces pompeux amas d’expressions frivoles

Sont d’un déclamateur amoureux des paroles.

 

         Voici comme s’exprime le copiste :

 

Cet emphatique et burlesque étalage

D’un faux sublime enté sur l’assemblage

De ces grands mots, clinquant de l’oraison,

Enflés de vent, et vides de raison,

Dont le concours discordant et barbare

N’est qu’un vain bruit, une sotte fanfare. (Ep. Au P. Brumoy.)

 

                   Il n’y a rien de plus rude que ces vers, ni de plus louche que ces expressions. Un clinquant enflé de vent, enté sur un assemblage, qui est une sotte fanfare, est une phrase digne de Chapelain. C’est le sort des copistes d’imiter les gestes de leurs maîtres par des contorsions.

 

         Voilà ce que le style de Rousseau est très souvent par rapport à celui de Despréaux. Il était permis, dans l’enfance de la littérature, de dérober quelque chose aux anciens, et de rester au-dessous d’eux ; mais si l’on veut imiter un moderne, on n’évite guère le nom de plagiaire qu’en surpassant son modèle. Mais on le surpasse rarement : il y a toujours un tour lâche ou contraint dans le pinceau de l’imitateur.

 

         Voici, par exemple, un endroit de la Henriade qu’il faut comparer à l’imitation que Rousseau en a faite, quelques années après l’impression de ce poème :

 

Loin du faste de Rome et des pompes mondaines,

Des temples consacrés aux vanités humaines,

Dont l’appareil superbe impose à l’univers,

L’humble religion se cache en des déserts :

Elle y vit avec Dieu dans une paix profonde,

Cependant que son nom, profané dans le monde,

Est le prétexte saint des fureurs des tyrans,

Le bandeau du vulgaire, et le mépris des grands.

 

Henriade, ch. IV.

 

         Rousseau, dans une de ses dernières allégories, dit de la vertu :

 

Dans un désert éloigné des mortels,

D’un peu d’encens offert sur ses autels,

Et des douceurs de son humble retraite,

Elle vivait contente et satisfaite.

Là, pour défense et pour divinité,

Elle n’avait que sa sécurité. (La Vérité, allégorie)

 

         On ne peut rien de plus faible que ces vers : d’ailleurs tout y manque de justesse. Si le désert est éloigné des hommes, on n’y peut faire fumer d’encens. Et la divinité de la vertu est-elle la sécurité ?

 

         Ces comparaisons mèneraient trop loin. Le peu qu’on vient de dire suffit pour engager les jeunes auteurs à oser penser d’après eux-mêmes. Celui qui imite toujours ne mérite assurément pas d’être imité.

 

         On les exhorte surtout à respecter la langue dans leurs écrits. La plupart des expressions de Rousseau ne sont pas françaises.

 

         Des débiles phosphores qui brillent dans de grands météores ; un docteur intrépide ; un océan d’écrits perfides ; des aigrefins sur le Parnasse errants ; un babil qui tient la joie en échec ; une mer de langueurs, etc., etc.

 

         Tout est plein de ces phrases barbares, dans lesquelles on sent l’effort d’un auteur qui veut suppléer par des termes singuliers à la sécheresse des idées.

 

         Mais le défaut qu’il faut le plus soigneusement éviter, et celui qui caractérise le plus un esprit faux, c’est de commencer une phrase par une image, et de la finir par une autre image. En voici un exemple dans les Epîtres nouvelles : (Au P. Brumoy) :

 

De tout le vent que peut faire souffler

Dans les fourneaux d’une tête échauffée,

Fatuité sur sottise greffée.

 

         Cette phrase, fatuité greffée, est certainement très mauvaise ; mais une greffe qui fait souffler du feu dans un fourneau est le comble de la déraison. Rousseau tombe très souvent dans cette faute d’écolier : témoin ce sublime enté qui est du clinquant et une fanfare.

 

         Dans un autre endroit il dit : L’orgueil aveugle présentant de perfides amorces, mine les forces par degrés d’un corps orné d’embonpoint. On ne saurait trop recommander aux jeunes gens d’éviter cet écueil. La justesse est la principale qualité qu’il faut acquérir dans l’esprit. Sapre est principium et fons. (1).

 

         La convenance des styles dépend aussi de cette justesse ; c’est en manquer que de se servir d’expressions basses ; de dire, par exemple, que la fureur d’écrire

 

         Est une gale, un ulcère tenace,

         Qui de son sang corrompt toute la masse.

                                                                  (Ep. Au P. Brumoy.)

 

         Le génie de la comédie émancipé par Térence ; l’intégrité du théâtre romain, pour dire le bon goût du théâtre romain ; la dissemblance, pour la différence ; le flanc d’une façade ; un mur avancé qu’il faut enfoncer, au lieu de reculer ; une symétrie qui vieillit dans la pédanterie ; un génie dans un berceau, qui manque d’un maître habile à l’essayer.

 

         On trouve à chaque ligne de pareilles phrases. Ce n’est pas là, dit-on, le plus grand défaut qui y règne ; l’uniformité didactique est encore plus ennuyeuse que ces expressions ne sont révoltantes. Mais j’observerai que cette uniformité et ces termes vicieux partent du même principe, je veux dire, du manque d’invention, du défaut d’idées ; car celui qui a beaucoup d’idées nettes a certainement beaucoup d’idées différentes ; il exprime naturellement, et d’une manière variée, ce qu’il pense naturellement. Mais celui qui ne pense point ne peut varier son style, puisqu’en effet il n’a rien à dire.

 

         Je ne connais effectivement rien de plus vide que ces trois épîtres nouvelles. Mais le plus grand défaut que j’y trouve, c’est le manque de bienséance. Il me semble qu’un poète qui, pour tous ouvrages de théâtre, a fait le Café, la Ceinture magique, Jason, Adonis, le Capricieux, le Flatteur, et surtout les Aïeux chimériques, ouvrages tous ignorés, devait au public le respect de parler avec modestie de l’art dramatique. Il faut avoir eu bien des succès pour être en droit de donner des leçons. Rien n’est si révoltant aux yeux des honnêtes gens qu’un homme qui donne des règles sur un métier auquel il n’a pas réussi.

 

         C’est pêcher encore davantage contre cette bienséance si nécessaire, que de parler de sa vertu (2). Cet éloge de soi-même n’eût pas été souffert dans la vertu même. Quand on a eu le malheur de faire de très grandes fautes pour lesquelles ont a été puni par les tribunaux suprêmes (3), on doit marquer pour toute vertu du repentir et de l’humilité.

 

         Les jeunes auteurs doivent donc songer que les mauvaises mœurs sont encore plus dangereuses que le mauvais style ; ils doivent apprendre à imiter Boileau, non-seulement dans l’art d’écrire, mais même dans sa vie.

 

 

1 – Scribendi recte spare est et principium et fons.

                                                                                  Hor., de Arte poet.

 

2 – Voir aux articles Fragments d’une lettre, etc., et Aux auteurs de la Bibliothèque française, ce que dit Voltaire de la vertu de J.-B. Rousseau.

 

3 – Voltaire veut parler de la condamnation de Rousseau pour les fameux couplets satiriques. (G.A.)






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