THEÂTRE : LE DROIT DU SEIGNEUR - Partie 6
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LE DROIT DU SEIGNEUR.
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ACTE DEUXIÈME.
SCÈNE II.
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COLETTE.
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COLETTE.
Ah ! comment faire ? où reprendre mon bien ?
J’ai protesté ; cela ne sert de rien.
On va signer. Que je suis tourmentée ?
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SCÈNE III.
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COLETTE, ACANTHE.
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COLETTE.
A mon secours ! me voilà déboutée.
ACANTHE.
Déboutée !
COLETTE.
Oui, l’ingrat vous est promis.
On me déboute.
ACANTHE.
Hélas ! je suis bien pis.
De mes chagrins mon âme est oppressée ;
Ma chaîne est prête ; et je suis fiancée,
Ou je vais l’être au moins dans un moment.
COLETTE.
Ne hais-tu pas mon lâche ?
ACANTHE.
Honnêtement.
Entre nous deux, juges-tu sur ma mine
Qu’iil soit bien doux d’être ici Mathurine ?
COLETTE.
Non pas pour toi ; tu portes dans ton air
Je ne sais quoi de brillant et de fier :
A Mathurin cela ne convient guère,
Et ce maraud était mieux mon affaire.
ACANTHE.
J’ai par malheur de trop hauts sentiments.
Dis-moi, Colette, as-tu lu des romans ?
COLETTE.
Moi ? non jamais.
ACANTHE.
Le bailli Métaprose
M’en a prêté … Mon Dieu, la belle chose !
COLETTE.
En quoi si belle ?
ACANTHE.
On y voit des amants
Si courageux, si tendres, si galants !
COLETTE.
Oh ! Mathurin n’est pas comme eux.
ACANTHE.
Colette,
Que les romans rendent l’âme inquiète !
COLETTE.
Et d’où vient donc ?
ACANTHE.
Ils forment trop l’esprit ;
En les lisant le mien bientôt s’ouvrit ;
A réfléchir que de nuits j’ai passées !
Que les romans font naître de pensées !
Que les héros de ces livres charmants
Ressemblent peu, Colette, aux autres gens !
Cette lumière était pour moi féconde ;
Je me voyais dans un tout autre monde ;
J’étais au ciel … Ah ! qu’il m’était bien dur
De retomber dans mon état obscur ;
Le cœur tout plein de ce grand étalage,
De me trouver au fond de mon village,
Et de descendre, après ce vol divin,
Des Amadis à maître Mathurin (1) !
COLETTE.
Votre propos me ravit ; et je jure
Que j’ai déjà du goût pour la lecture.
ACANTHE.
T’en souvient-il, autant qu’il m’en souvient,
Que ce marquis, ce beau seigneur, qui tient
Dans le pays le rang, l’état d’un prince,
De sa présence honora la province ?
Il s’est passé juste un an et deux mois
Depuis qu’il vient pour cette seule fois.
T’en souvient-il ? nous les vîmes à table,
Il m’accueillit : ah ! qu’il était affable !
Tous ses discours étaient des mots choisis,
Que l’on n’entend jamais dans ce pays :
C’était, Colette, une langue nouvelle,
Supérieure, et pourtant naturelle.
J’aurais voulu l’entendre tout le jour.
COLETTE.
Tu l’entendras, sans doute, à son retour.
ACANTHE.
Ce jour, Colette, occupe ta mémoire,
Où monseigneur, tout rayonnant de gloire,
Dans nos forêts, suivi d’un peuple entier,
Le fer en main courait le sanglier ?
COLETTE.
Oui, quelque idée et confuse et légère
Peut m’en rester.
ACANTHE.
Je l’ai distincte et claire ;
Je crois le voir avec cet air si grand,
Sur ce cheval superbe et bondissant ;
Près d’un gros chêne il perce de sa lance
Le sanglier qui contre lui s’élance :
Dans ce moment j’entendis mille voix,
Que répétaient les échos de nos bois ;
Et de bon cœur (il faut que j’en convienne)
J’aurais voulu qu’il démêlât la mienne.
De son départ je fus encor témoin :
On l’entourait, je n’étais pas bien loin.
Il me parla… Depuis ce jour, ma chère,
Tous les romans ont le don de me plaire :
Quand je les lis, je n’ai jamais d’ennui ;
Il me paraît qu’ils me parlent de lui.
COLETTE.
Ah ! qu’un roman est beau !
ACANTHE.
C’est la peinture
Du cœur humain, je crois, d’après nature.
COLETTE.
D’après nature ! Entre nous deux, ton cœur
N’aime-t-il pas en secret monseigneur ?
ACANTHE.
Oh ! non ; je n’ose : et je sens la distance
Qu’entre nous deux mit son rang, sa naissance.
Crois-tu qu’on ait des sentiments si doux
Pour ceux qui sont trop au-dessus de nous ?
A cette erreur trop de raison s’oppose.
Non, je ne l’aime point… mais il est cause
Que, l’ayant vu, je ne puis à présent
En aimer d’autre … et c’est un grand tourment.
COLETTE.
Mais de tous ceux qui le suivaient, ma bonne,
Aucun n’a-t-il cajolé ta personne ?
J’avouerai, moi, que l’on m’en a conté.
ACANTHE.
Un étourdit prit quelque liberté ;
Il s’appelait le chevalier Gernance :
Son fier maintien, ses airs, son insolence,
Me révoltaient, loin de m’en imposer.
Il fut surpris de se voir mépriser ;
Et, réprimant sa poursuite hardie,
Je lui fis voir combien la modestie
Etait plus fière, et pouvait d’un coup d’œil
Faire trembler l’impudence et l’orgueil.
Ce chevalier serait assez passable,
Et d’autres mœurs l’auraient pu rendre aimable :
Ah ! la douceur est l’appât qui nous prend.
Que monseigneur, ô ciel, est différent !
COLETTE.
Ce chevalier n’était donc guère sage ?
Çà, qui des deux te déplaît davantage,
De Mathurin ou de cet effronté ?
ACANTHE.
Oh ! Mathurin… C’est sans difficulté.
COLETTE.
Mais monseigneur est bon ; il est le maître :
Pourrait-il pas te dépêtrer du traître ?
Tu me parais si belle !
ACANTHE.
Hélas !
COLETTE.
Je croi
Que tu pourras mieux réussir que moi.
ACANTHE.
Est-il bien vrai qu’il arrive ?
COLETTE.
Sans doute,
Car on le dit.
ACANTHE.
Penses-tu qu’il m’écoute ?
COLETTE.
J’en suis certaine, et je retiens ma part
De ses bontés.
ACANTHE.
Nous le verrons trop tard,
Il n’arrivera point ; on me fiance,
Tout est conclu, je suis sans espérance,
Berthe est terrible en sa mauvaise humeur ;
Mathurin presse, et je meurs de douleur.
COLETTE.
Eh ! moque-toi de Berthe.
ACANTHE.
Hélas ! Dormène,
Si je lui parle, entrera dans ma peine :
Je veux prier Dormène de m’aider
De son appui qu’elle daigne accorder
Aux malheureux ; cette dame est si bonne !
Laure, surtout, cette vieille personne,
Qui m’a toujours montré tant d’amitié,
De moi, sans doute, aura quelque pitié ;
Car sais-tu bien que cette dame Laure
Très tendrement de ses bontés m’honore ?
Entre ses bras elle me tient souvent,
Elle m’instruit, et pleure en m’instruisant.
COLETTE.
Pourquoi pleurer ?
ACANTHE.
Mais de ma destinée.
Elle voit bien que je ne suis pas née
Pour Mathurin… Crois-moi, Colette, allons
Lui demander des conseils, des leçons…
Veux-tu me suivre ?
COLETTE.
Ah ! oui, ma chère Acanthe,
Enfuyons-nous ; la chose est très prudente.
Viens ; je connais des chemins détournés
Tout près d’ici.
1 – Certains amis de Voltaire voulaient lui faire retrancher la tirade des romans. Voltaire la défendit au nom de sa nièce. (G.A.)