THEÂTRE : LE DROIT DU SEIGNEUR - Partie 5

Publié le par loveVoltaire

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LE DROIT DU SEIGNEUR.

 

 

 

 

 

______

 

 

 

ACTE DEUXIÈME.

 

 

SCÈNE I.

 

_______

 

 

LE BAILLI, PHLIPE, son valet ; ensuite COLETTE.

 

 

_______

 

 

 

LE BAILLI.

 

Ma robe, allons… du respect… vite, Phlipe.

C’est en bailli qu’il faut que je m’équipe :

J’ai des clients qu’il faut expédier.

Je suis bailli, je te fais mon huissier.

Amène-moi Colette à l’audience.

 

 

(Il s’assied devant une table, et feuillette un grand livre.)

 

 

L’affaire est grave, et de grande importance.

De matrimonio… chapitre deux.

Empêchements… Ces cas-là sont véreux :

Il faut savoir de la jurisprudence.

 

 

(A Colette.)

 

Approchez-vous… faites la révérence,

Colette : il faut d’abord dire son nom.

 

COLETTE.

 

Vous l’avez dit, je suis Colette.

 

LE BAILLI, écrivant.

 

Bon.

Colette… Il faut dire ensuite son âge.

N’avez-vous pas trente ans, et davantage ?

 

COLETTE.

 

Fi donc ! monsieur, j’ai vingt ans, tout au plus.

 

LE BAILLI, écrivant.

 

Çà, vingt ans passe : ils sont bien révolus ?

 

COLETTE.

 

L’âge, monsieur, ne fait rien à la chose ;

Et, jeune ou non, sachez que je m’oppose

A tout contrat qu’un Mathurin sans foi

Fera jamais avec d’autres que moi.

 

 

LE BAILLI.

 

Vos oppositions seront notoires.

Çà, vous avez des raisons péremptoires ?

 

COLETTE.

 

J’ai cent raisons.

 

LE BAILLI.

 

Dites-les… Aurait-il… ?

 

COLETTE.

 

Oh ! oui, monsieur.

 

LE BAILLI.

 

Mais vous coupez le fil

A tout moment de notre procédure.

 

COLETTE.

 

Pardon, monsieur.

 

LE BAILLI.

 

Vous a-t-il fait injure ?

 

COLETTE.

 

Oh ! tant ! j’aurais plus d’un mari sans lui ;

Et me voilà pauvre fille aujourd’hui.

 

LE BAILLI.

 

Il vous a fait sans doute des promesses ?

 

COLETTE.

 

Mille pour une, et pleines de tendresses.

Il promettait, il jurait que dans peu

Il me prendrait en légitime nœud.

 

LE BAILLI, écrivant.

 

En légitime nœud… quelle malice !

Çà, produisez ses lettres en justice.

 

COLETTE.

 

Je n’en ai point jamais il n’écrivait,

Et je croyais tout ce qu’il me disait.

Quand tous les jours on parle tête à tête

A son amant, d’une manière honnête,

Pourquoi s’écrire ? à quoi bon ?

 

LE BAILLI.

 

Mais du moins,

Au lieu d’écrits, vous avez des témoins ?

 

COLETTE.

 

Moi ? point du tout ; mon témoin c’est moi-même :

Est-ce qu’on prend des témoins quand on s’aime ?

Et puis, monsieur, pouvais-je deviner

Que Mathurin osât m’abandonner ?

Il me parlait d’amitié, de constance ;

Je l’écoutais, et c’était en présence

De mes moutons, dans son pré, dans le mien :

Ils ont tout vu, mais ils ne disent rien.

 

LE BAILLI.

 

Non plus qu’eux tous je n’ai donc rien à dire.

Votre complainte en droit ne peut suffire ;

On ne produit ni témoins ni billets,

On ne vous a rien fait, rien écrit…

 

COLETTE.

 

Mais

Un Mathurin aura donc l’insolence

Impunément d’abuser l’innocence ?

 

LE BAILLI.

 

En abuser ! mais vraiment c’est un cas

Epouvantable ! et vous n’en parliez pas !

Instrumentons… Laquelle nous remontre

Que Mathurin, en plus d’une rencontre,

Se prévalant de sa simplicité,

A méchamment contre icelle attenté ;

Laquelle insiste, et répète dommages,

Frais, intérêts, pour raison des outrages

Contre les lois, faits par le suborneur,

Dit Mathurin, à son présent honneur.

 

COLETTE.

 

Rayez cela ; je ne veux pas qu’on dise

Dans le pays une telle sottise.

Mon honneur est très intact ; et, pour peu

Qu’on l’eût blessé, l’on aurait vu beau jeu.

 

LE BAILLI.

 

Que prétendez-vous donc ?

 

COLETTE.

 

Etre vengée.

 

LE BAILLI.

 

Pour se venger il faut être outragée,

Et par écrit coucher en mots exprès

Quels attentats encontre vous sont faits,

Articuler les lieux, les circonstances,

Quis, quid, ubi, les excès, insolences,

Enormité sur quoi l’on jugera.

 

COLETTE.

 

Ecrivez donc tout ce qu’il vous plaira.

 

LE BAILLI.

 

Ce n’est pas tout, il faut savoir la suite

Que ces excès pourraient avoir produite.

 

COLETTE.

 

Comment produite ? Eh ! rien ne produit rien.

Traître bailli, qu’entendez-vous ?

 

LE BAILLI.

 

Fort bien (1),

Laquelle fille a dans ses procédures

Perdu le sens, et nous dit des injures ;

Et n’apportant nulle preuve du fait,

L’empêchement est nul, de nul effet.

 

(Il se lève.)

 

Depuis une heure en vain je vous écoute :

Vous n’avez rien prouvé, je vous déboute.

 

 

COLETTE.

 

Me débouter, moi ?

 

LE BAILLI.

 

Vous.

 

COLETTE.

 

Maudit bailli.

Je suis déboutée ?

 

LE BAILLI.

 

Oui ; quand le plaintif

Ne peut donner des raisons qui convainquent,

On le déboute et les adverses vainquent.

Sur Mathurin n’ayant point action,

Nous procédons à la conclusion.

 

COLETTE.

 

Non, non, bailli ; vous aurez beau conclure,

Instrumenter et signer, je vous jure

Qu’il n’aura point son Acanthe.

 

LE BAILLI.

 

Il l’aura ;

De monseigneur le droit se maintiendra.

Je suis bailli, et j’ai les droits du maître :

C’est devant moi qu’il faudra comparaître.

Consolez-vous, sachez que vous aurez

Affaire à moi quand vous vous marierez.

 

COLETTE.

 

J’aimerais mieux le reste de ma vie

Demeurer fille.

 

LE BAILLI.

 

Oh ! je vous en défie (2).

 

 

 

LE DROIT DU SEIGNEUR - 5

 

1 – Dans la première esquisse le bailli demandait plus nettement à Colette si elle était grosse. « J’ai trouvé, moi qui suis très pudibond, écrivait Voltaire, que les jeunes demoiselles que leurs prudentes mères mènent à la comédie pourraient rougir… Je prierai mon Dijonnais d’adoucir l’interrogatoire. » Mais il disait aussi : « Je voudrais qu’il y eût un peu plus de ces honnêtes libertés que le sujet comporte, et que les dames aiment beaucoup, quoi qu’elles en disent. » (G.A.)

 

2 – Quand on joua cette pièce à Ferney : « Croiriez-vous, écrivait Voltaire à d’Argental, que mademoiselle Corneille a enlevé tous les suffrages ? Comme elle est naturelle, vive, gaie ! comme elle était maîtresse du théâtre, tapant du pied quand on la sifflait mal à propos ! Il y a un endroit où le public l’a forcée de répéter. J’ai fait le bailli, et, ne vous déplaise, à faire pouffer de rire. » (G.A.)

 

 

Publié dans Le Droit du Seigneur

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