THEÂTRE : LE DROIT DU SEIGNEUR - Partie 5
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LE DROIT DU SEIGNEUR.
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ACTE DEUXIÈME.
SCÈNE I.
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LE BAILLI, PHLIPE, son valet ; ensuite COLETTE.
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LE BAILLI.
Ma robe, allons… du respect… vite, Phlipe.
C’est en bailli qu’il faut que je m’équipe :
J’ai des clients qu’il faut expédier.
Je suis bailli, je te fais mon huissier.
Amène-moi Colette à l’audience.
(Il s’assied devant une table, et feuillette un grand livre.)
L’affaire est grave, et de grande importance.
De matrimonio… chapitre deux.
Empêchements… Ces cas-là sont véreux :
Il faut savoir de la jurisprudence.
(A Colette.)
Approchez-vous… faites la révérence,
Colette : il faut d’abord dire son nom.
COLETTE.
Vous l’avez dit, je suis Colette.
LE BAILLI, écrivant.
Bon.
Colette… Il faut dire ensuite son âge.
N’avez-vous pas trente ans, et davantage ?
COLETTE.
Fi donc ! monsieur, j’ai vingt ans, tout au plus.
LE BAILLI, écrivant.
Çà, vingt ans passe : ils sont bien révolus ?
COLETTE.
L’âge, monsieur, ne fait rien à la chose ;
Et, jeune ou non, sachez que je m’oppose
A tout contrat qu’un Mathurin sans foi
Fera jamais avec d’autres que moi.
LE BAILLI.
Vos oppositions seront notoires.
Çà, vous avez des raisons péremptoires ?
COLETTE.
J’ai cent raisons.
LE BAILLI.
Dites-les… Aurait-il… ?
COLETTE.
Oh ! oui, monsieur.
LE BAILLI.
Mais vous coupez le fil
A tout moment de notre procédure.
COLETTE.
Pardon, monsieur.
LE BAILLI.
Vous a-t-il fait injure ?
COLETTE.
Oh ! tant ! j’aurais plus d’un mari sans lui ;
Et me voilà pauvre fille aujourd’hui.
LE BAILLI.
Il vous a fait sans doute des promesses ?
COLETTE.
Mille pour une, et pleines de tendresses.
Il promettait, il jurait que dans peu
Il me prendrait en légitime nœud.
LE BAILLI, écrivant.
En légitime nœud… quelle malice !
Çà, produisez ses lettres en justice.
COLETTE.
Je n’en ai point jamais il n’écrivait,
Et je croyais tout ce qu’il me disait.
Quand tous les jours on parle tête à tête
A son amant, d’une manière honnête,
Pourquoi s’écrire ? à quoi bon ?
LE BAILLI.
Mais du moins,
Au lieu d’écrits, vous avez des témoins ?
COLETTE.
Moi ? point du tout ; mon témoin c’est moi-même :
Est-ce qu’on prend des témoins quand on s’aime ?
Et puis, monsieur, pouvais-je deviner
Que Mathurin osât m’abandonner ?
Il me parlait d’amitié, de constance ;
Je l’écoutais, et c’était en présence
De mes moutons, dans son pré, dans le mien :
Ils ont tout vu, mais ils ne disent rien.
LE BAILLI.
Non plus qu’eux tous je n’ai donc rien à dire.
Votre complainte en droit ne peut suffire ;
On ne produit ni témoins ni billets,
On ne vous a rien fait, rien écrit…
COLETTE.
Mais
Un Mathurin aura donc l’insolence
Impunément d’abuser l’innocence ?
LE BAILLI.
En abuser ! mais vraiment c’est un cas
Epouvantable ! et vous n’en parliez pas !
Instrumentons… Laquelle nous remontre
Que Mathurin, en plus d’une rencontre,
Se prévalant de sa simplicité,
A méchamment contre icelle attenté ;
Laquelle insiste, et répète dommages,
Frais, intérêts, pour raison des outrages
Contre les lois, faits par le suborneur,
Dit Mathurin, à son présent honneur.
COLETTE.
Rayez cela ; je ne veux pas qu’on dise
Dans le pays une telle sottise.
Mon honneur est très intact ; et, pour peu
Qu’on l’eût blessé, l’on aurait vu beau jeu.
LE BAILLI.
Que prétendez-vous donc ?
COLETTE.
Etre vengée.
LE BAILLI.
Pour se venger il faut être outragée,
Et par écrit coucher en mots exprès
Quels attentats encontre vous sont faits,
Articuler les lieux, les circonstances,
Quis, quid, ubi, les excès, insolences,
Enormité sur quoi l’on jugera.
COLETTE.
Ecrivez donc tout ce qu’il vous plaira.
LE BAILLI.
Ce n’est pas tout, il faut savoir la suite
Que ces excès pourraient avoir produite.
COLETTE.
Comment produite ? Eh ! rien ne produit rien.
Traître bailli, qu’entendez-vous ?
LE BAILLI.
Fort bien (1),
Laquelle fille a dans ses procédures
Perdu le sens, et nous dit des injures ;
Et n’apportant nulle preuve du fait,
L’empêchement est nul, de nul effet.
(Il se lève.)
Depuis une heure en vain je vous écoute :
Vous n’avez rien prouvé, je vous déboute.
COLETTE.
Me débouter, moi ?
LE BAILLI.
Vous.
COLETTE.
Maudit bailli.
Je suis déboutée ?
LE BAILLI.
Oui ; quand le plaintif
Ne peut donner des raisons qui convainquent,
On le déboute et les adverses vainquent.
Sur Mathurin n’ayant point action,
Nous procédons à la conclusion.
COLETTE.
Non, non, bailli ; vous aurez beau conclure,
Instrumenter et signer, je vous jure
Qu’il n’aura point son Acanthe.
LE BAILLI.
Il l’aura ;
De monseigneur le droit se maintiendra.
Je suis bailli, et j’ai les droits du maître :
C’est devant moi qu’il faudra comparaître.
Consolez-vous, sachez que vous aurez
Affaire à moi quand vous vous marierez.
COLETTE.
J’aimerais mieux le reste de ma vie
Demeurer fille.
LE BAILLI.
Oh ! je vous en défie (2).
1 – Dans la première esquisse le bailli demandait plus nettement à Colette si elle était grosse. « J’ai trouvé, moi qui suis très pudibond, écrivait Voltaire, que les jeunes demoiselles que leurs prudentes mères mènent à la comédie pourraient rougir… Je prierai mon Dijonnais d’adoucir l’interrogatoire. » Mais il disait aussi : « Je voudrais qu’il y eût un peu plus de ces honnêtes libertés que le sujet comporte, et que les dames aiment beaucoup, quoi qu’elles en disent. » (G.A.)
2 – Quand on joua cette pièce à Ferney : « Croiriez-vous, écrivait Voltaire à d’Argental, que mademoiselle Corneille a enlevé tous les suffrages ? Comme elle est naturelle, vive, gaie ! comme elle était maîtresse du théâtre, tapant du pied quand on la sifflait mal à propos ! Il y a un endroit où le public l’a forcée de répéter. J’ai fait le bailli, et, ne vous déplaise, à faire pouffer de rire. » (G.A.)