THEÂTRE : LE DROIT DU SEIGNEUR - Partie 3
Photo de Khalah
LE DROIT DU SEIGNEUR.
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ACTE PREMIER.
SCÈNE IV.
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MATHURIN, DIGNANT, ACANTHE, COLETTE.
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MATHURIN.
Allons, beau-père, allons bâcler la chose.
COLETTE.
Vous ne bâclerez rien, non ; je m’oppose (1)
A ses contrats, à ses noces, à tout.
MATHURIN.
Quelle innocente !
COLETTE.
Oh ! tu n’es pas au bout.
(A Acanthe.)
Gardez-vous bien, s’il vous plaît, ma voisine,
De vous laisser enjôler sur sa mine :
Il me trompa quatorze mois entiers.
Chassez cet homme.
ACANTHE
Hélas ! très volontiers.
MATHURIN.
Très volontiers !... Tout ce train-là me lasse :
Je suis têtu ; je veux que tout se passe
A mon plaisir, suivant mes volontés,
Car je suis riche… Or, beau-père, écoutez :
Pour honorer en moi mon mariage,
Je me décrasse, et j’achète au bailliage
L’emploi brillant de receveur royal
Dans le grenier à sel ; ça n’est pas mal.
Mon fils sera conseiller, et ma fille
Relèvera quelque noble famille ;
Mes petits-fils deviendront présidents :
De monseigneur un jour les descendants
Feront leur cour aux miens ; et, quand j’y pense,
Je me rengorge et me carre d’avance (2).
DIGNANT.
Carre-toi bien ; mais songe qu’à présent
On ne peut rien sans le consentement
De monseigneur : il est encor ton maître.
MATHURIN.
Et pourquoi ça ?
DIGNANT.
Mais c’est que ça doit être.
A tous seigneurs tous honneurs.
COLETTE, à Mathurin.
Oui, vilain,
Il t’en cuira, je t’en réponds.
MATHURIN.
Voisin,
Notre bailli t’a donné sa folie.
Eh ! dis-moi donc, s’il prend en fantaisie
A monseigneur d’avoir femme au logis,
A-t-il besoin de prendre ton avis ?
DIGNANT.
C’est différent ; je fus son domestique
De père en fils dans cette terre antique.
Je suis né pauvre, et je deviens cassé.
Le peu d’argent que j’avais amassé
Fut employé pour élever Acanthe.
Notre bailli dit qu’elle est fort savante,
Et qu’entre nous, son éducation
Est au-dessus de sa condition.
C’est ce qui fait que ma seconde épouse,
Sa belle mère, est fâchée et jalouse,
Et la maltraite, et me maltraite aussi :
De tout cela je suis fort en souci.
Je voudrais bien te donner cette fille ;
Mais je ne puis établir ma famille
Sans monseigneur ; je vis de ses bontés,
Je lui dois tout ; j’attends ses volontés :
Sans son aveu nous ne pouvons rien faire.
ACANTHE.
Ah ! croyez-vous qu’il le donne, mon père ?
COLETTE.
Eh bien ! fripon, tu crois que tu l’auras ?
Moi, je te dis que tu ne l’auras pas.
MATHURIN.
Tout le monde est contre moi : ça m’irrite.
ACTE PREMIER.
SCÈNE V.
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LES PRÉCÉDENTS, BERTHE.
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MATHURIN, à Berthe, qui arrive.
Ma belle-mère, arrivez, venez vite.
Vous n’êtes plus la maîtresse au logis,
Chacun rebèque ; et je vous avertis
Que si la chose en cet état demeure,
Si je ne suis marié tout à l’heure,
Je ne le serai point ; tout est fini,
Tout est rompu.
BERTHE.
Qui m’a désobéi ?
Qui contredit, s’il vous plaît, quand j’ordonne ?
Serait-ce vous, mon mari ? vous ?
DIGNANT.
Personne,
Nous n’avons garde : et Mathurin veut bien
Prendre ma fille à peu près avec rien :
J’en suis content, et je dois me promettre
Que monseigneur daignera le permettre.
BERTHE.
Allez, allez, épargnez-vous ce soin ;
C’est de moi seule ici qu’on a besoin ;
Et quand la chose une fois sera faite,
Il faudra bien, ma foi ! qu’il la permette.
DIGNANT.
Mais…
BERTHE.
Mais il faut suivre ce que je dis.
Je ne veux plus souffrir dans mon logis,
A mes dépens, une fille indolente,
Qui ne fait rien, de rien ne se tourmente,
Qui s’imagine avoir de la beauté
Pour être en droit d’avoir de la fierté.
Mademoiselle, avec sa froide mine,
Ne daigne pas aider à la cuisine ;
Elle se mire, ajuste son chignon,
Fredonne un air en brodant un jupon,
Ne parle point, et le soir, en cachette,
Lit des romans que le bailli lui prête.
Eh bien ! voyez, elle ne répond rien.
Je me repens de lui faire du bien.
Elle est muette ainsi qu’une pécore.
MATHURIN.
Ah ! c’est tout jeune, et ça n’a pas encore
L’esprit formé : ça vient avec le temps.
DIGNANT.
Ma bonne, il faut quelques ménagements
Pour une fille ; elles ont d’ordinaire
De l’embarras dans cette grande affaire :
C’est modestie et pudeur que cela.
Comme elle, enfin, vous passâtes par là ;
Je m’en souviens, vous étiez fort revêche.
BERTHE.
Eh ! finissons. Allons, qu’on se dépêche :
Quels sots propos ! suivez-moi promptement
Chez le bailli.
COLETTE, à Acanthe.
N’en fait rien, mon enfant.
BERTHE.
Allons, Acanthe.
ACANTHE.
O ciel ! que dois-je faire ?
COLETTE.
Refuse tout, laisse ta belle-mère,
Viens avec moi.
BERTHE, à Acanthe.
Quoi donc ! sans sourciller ?
Mais parlez donc.
ACANTHE.
A qui puis-je parler ?
DIGNANT.
Chez le bailli, ma bonne, allons l’attendre,
Sans la gêner, et laissons-lui reprendre
Un peu d’haleine.
ACANTHE.
Ah ! croyez que mes sens
Sont pénétrés de vos soins indulgents ;
Croyez qu’en tout je distingue mon père.
MATHURIN.
Madame Berthe, on ne distingue guère
Ni vous ni moi : la belle a le maintien
Un peu bien sec, mais cela n’y fait rien ;
Et je réponds, dès qu’elle sera nôtre,
Qu’en peu de temps je la rendrai tout autre.
(Ils sortent.)
ACANTHE.
Ah ! que je sens de trouble et de chagrin !
Me faudra-t-il épouser Mathurin ?
1 – Nous avons déjà remarqué que Voltaire se permet quelquefois de mettre la césure après le troisième pied au lieu du deuxième. (G.A.)
2 – Voltaire se moque ici de la noblesse parlementaire. (G.A.)