THEÂTRE : LE DROIT DU SEIGNEUR - Partie 15 et fin
Photo de PAPAPOUSS
LE DROIT DU SEIGNEUR.
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ACTE TROISIÈME.
SCÈNE XI.
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LE MARQUIS, LE CHEVALIER.
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LE CHEVALIER, de loin, se cachant le visage.
Ah, monsieur !
LE MARQUIS.
Est-ce vous ?
Vous, malheureux !
LE CHEVALIER.
Je tombe à vos genoux…
LE MARQUIS.
Qu’avez-vous fait ?
LE CHEVALIER.
Une faute, une offense,
Dont je ressens l’indigne extravagance,
Qui pour jamais m’a servi de leçon,
Et dont je viens vous demander pardon.
LE MARQUIS.
Vous ? des remords ! vous ! est-il bien possible ?
LE CHEVALIER.
Rien n’est plus vrai.
LE MARQUIS.
Votre faute est horrible
Plus que vous ne pensez ; mais votre cœur
Est-il sensible à mes soins, à l’honneur,
A l’amitié ? vous sentez-vous capable
D’oser me faire un aveu véritable,
Sans rien cacher ?
LE CHEVALIER.
Comptez sur ma candeur :
Je suis un libertin, mais point menteur ;
Et mon esprit, que le trouble environne,
Est trop ému pour abuser personne.
LE MARQUIS.
Je prétends tout savoir.
LE CHEVALIER.
Je vous dirai
Que de débauche et d’ardeur enivré,
Plus que d’amour, j’avais fait la folie
De dérober une fille jolie
Au possesseur de ses jeunes appas,
Qu’à mon avis il ne mérite pas.
Je l’ai conduite à la forêt prochaine,
Dans ce château de Laure et de Dormène :
C’est une faute, il est vrai, j’en convien ;
Mais j’étais fou, je ne pensais à rien.
Cette Dormène, et Laure, sa compagne,
Etaient encor bien loin dans la campagne :
En étourdi je n’ai point perdu temps ;
J’ai commencé par des propos galants.
Je m’attendais aux communes alarmes,
Aux cris perçants, à la colère, aux larmes.
Mais qu’ai-je vu ! la fermeté, l’honneur,
L’air indigné, mais calme avec grandeur :
Tout ce qui fait respecter l’innocence
S’armait pour elle, et prenait sa défense.
J’ai recouru, dans ces premiers moments,
A l’art de plaire, aux égards séduisants,
Aux doux propos, à cette déférence
Qui fait souvent pardonner la licence ;
Mais pour réponse, Acanthe, à deux genoux,
M’a conjuré de la rendre chez vous ;
Et c’est alors que ses yeux moins sévères
Ont répandu des pleurs involontaires.
LE MARQUIS.
Que dites-vous !
LE CHEVALIER.
Elle voulait en vain
Me les cacher de sa charmante main :
Dans cet état, sa grâce attendrissante
Enhardissait mon ardeur imprudente ;
Et, tout honteux de ma stupidité,
J’ai voulu prendre un peu de liberté.
Ciel ! comme elle a tancé ma hardiesse !
Oui, j’ai cru voir une chaste déesse
Qui rejetait de son auguste autel
L’impur encens qu’offrait un criminel.
LE MARQUIS.
Ah ! poursuivez.
LE CHEVALIER.
Comment se peut-il faire
Qu’ayant vécu presque dans la misère,
Dans la bassesse, et dans l’obscurité,
Elle ait cet air et cette dignité,
Ces sentiments, cet esprit, ce langage,
Je ne dis pas au-dessus du village,
De son état, de son nom, de son sang,
Mais convenable au plus illustre rang ?
Non, il n’est point de mère respectable
Qui, condamnant l’erreur d’un fils coupable,
Le rappelât avec plus de bonté
A la vertu dont il s’est écarté ;
N’employant point l’aigreur et la colère,
Fière et décente, et plus sage qu’austère.
De vous surtout elle a parlé longtemps.
LE MARQUIS.
De moi ?...
LE CHEVALIER.
Montrant à mes égarements
Votre vertu, qui devait, disait-elle,
Etre à jamais ma honte ou mon modèle.
Tout interdit, plein d’un secret respect,
Que je n’avais senti qu’à son aspect,
Je suis honteux ; mes fureurs se captivent.
Dans ce moment les deux dames arrivent ;
Et, me voyant maître de leur logis,
Avec Acanthe et deux ou trois bandits,
D’un juste effroi leur âme s’est remplie.
La plus âgée en tombe évanouie.
Acanthe en pleurs la presse dans ses bras :
Elle revient des portes du trépas ;
Alors sur moi fixant sa triste vue,
Elle retombe, et s’écrie éperdue :
« Ah ! je crois voir Gernance… c’est son fils,
C’est lui… je meurs… » A ces mots, je frémis ;
Et la douleur, l’effroi de cette dame,
Au même instant ont passé dans mon âme.
Je tombe aux pieds de Dormène, et je sors,
Confus, soumis, pénétré de remords.
LE MARQUIS.
Ce repentir dont votre âme est saisie
Charme mon cœur, et nous réconcilie.
Tenez, prenez ce paquet important,
Lisez bien vite, et pesez mûrement…
Pauvre jeune homme ! hélas ! comme il soupire…
(Il lui montre l’endroit où il est dit qu’il est frère d’Acanthe.)
Tenez, c’est là, là surtout qu’il faut lire.
LE CHEVALIER.
Ma sœur ! Acanthe !...
LE MARQUIS.
Oui, jeune libertin.
LE CHEVALIER.
Oh ! par ma foi, je ne suis pas devin…
Il faut tout réparer. Mais, par l’usage,
Je ne saurais la prendre en mariage :
Je suis son frère, et vous êtes cousin ;
Payez pour moi.
LE MARQUIS.
Comment finir enfin
Honnêtement cette étrange aventure ?
Ah ! la voici… j’ai perdu la gageure (1)
SCÈNE XII.
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LES PRÉCÉDENTS, ACANTHE, COLETTE, DIGNANT.
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ACANTHE.
Où suis-je, hélas ! et quel nouveau Malheur !
Je vois mon père avec mon ravisseur !
DIGNANT.
Madame, hélas ! vous n’avez plus de père.
ACANTHE.
Madame, à moi ! qu’entends-je ? quel mystère ?
LE MARQUIS.
Il est bien grand. Tout éprouve en ce jour
Les coups du sort, et surtout de l’amour :
Je me soumets à leur pouvoir suprême.
Eh ! quel mortel fait son destin soi-même ?...
Nous sommes tous, madame, à vos genoux :
Au lieu d’un père, acceptez un époux.
ACANTHE.
Ciel ! est-ce un rêve ?
LE MARQUIS.
On va tout vous apprendre :
Mais à nos vœux commencez par vous rendre,
Et par régner pour jamais sur mon cœur.
ACANTHE.
Moi ! comment croire un tel excès d’honneur ?
LE MARQUIS.
Vous, libertin, je vais vous rendre sage ;
Et dès demain je vous mets en ménage
Avec Dormène : elle s’y résoudra.
LE CHEVALIER.
J’épouserai tout ce qu’il vous plaira.
COLETTE.
Et moi donc ?
LE MARQUIS.
Toi ! ne crois pas, ma mignonne,
Qu’en faisant tous les lots, je t’abandonne :
Ton Mathurin te quittait aujourd’hui ;
Je te le donne ; il t’aura malgré lui.
Tu peux compter sur une dot honnête…
Allons danser, et que tout soit en fête.
J’avais cherché la sagesse, et mon cœur,
Sans rien chercher, a trouvé le bonheur.
F.I.N.
1 – Les comédiens retranchaient cette phrase. « Ce n’est pas la peine de faire une gageure pour n’en pas parler, disait Voltaire, c’est la discrétion qu’il faut que le marquis paye. » (G.A.)