LA FEMME QUI A RAISON - Partie 7
Photo de PAPAPOUSS
LA FEMME QUI A RAISON.
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SCÈNE V.
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Madame DURU, sortant d’un côté avec MARTHE ; LE MARQUIS, sortant de l’autre avec ERISE ; M. DURU, M. GRIPON, DAMIS.
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MADAME DURU, dans le fond.
Mon carrosse est-il prêt ?
D’où vient donc tout ce bruit ?
LE MARQUIS.
Ah ! je vois ce que c’est.
MARTHE.
C’est mon questionneur.
LE MARQUIS.
Oui, c’est ce vieux visage,
Qui semblait si surpris de notre mariage.
MADAME DURU.
Qui donc ?
LE MARQUIS.
De votre époux il dit qu’il est agent.
M. DURU, en colère, se retournant.
Oui, c’est moi.
MARTHE.
Cet agent paraît peu patient.
MADAME DURU, avançant.
Ah ! que vois-je ? quels traits ! c’est lui-même ! et mon âme…
M. DURU.
Voilà donc à la fin ma coquine de femme !
Oh, comme elle est changée ! elle n’a plus, ma foi !
De quoi raccommoder ses fautes près de moi.
MADAME DURU.
Quoi ! c’est vous, mon mari, mon cher époux !
DAMIS, ÉRISE, LE MARQUIS, ensemble.
Mon père !
MADAME DURU.
Daignez jeter, monsieur, un regard moins sévère
Sur moi, sur mes enfants, qui sont à vos genoux.
LE MARQUIS.
Oh ! pardon : j’ignorais que vous fussiez chez vous.
M. DURU.
Ce matin …
LE MARQUIS.
Excusez ; j’en suis honteux dans l’âme.
MARTHE.
Et qui vous aurait cru le mari de madame ?
DAMIS.
A vos pieds…
M. DURU.
Fils indigne, apostat du barreau,
Malheureux marié, qui fais ici le beau.
Fripon, c’est donc ainsi que ton père lui-même
S’est vu reçu de toi ? c’est ainsi que l’on m’aime ?
M. GRIPON.
C’est la force du sang.
DAMIS.
Je ne suis pas devin.
MADAME DURU.
Pourquoi tant de courroux dans notre heureux destin ?
Vous retrouvez ici toute votre famille ;
Un gendre, un fils bien né, votre épouse, une fille.
Que voulez-vous de plus ? Faut-il, après douze ans,
Voir d’un œil de travers sa femme et ses enfants ?
M. DURU.
Vous n’êtes point ma femme : elle était ménagère ;
Elle cousait, filait, faisait très maigre chère,
Et n’eût point à mon bien porté le coup mortel
Par la main d’un filou, nommé maître-d’hôtel ;
N’eût point joué, n’eût point ruiné ma famille,
Ni d’un maudit marquis ensorcelé ma fille ;
N’aurait pas à mon fils fait perdre son latin,
Et fait d’un avocat un pimpant aigrefin.
Perfide : voilà donc la belle récompense
D’un travail de douze ans et de ma confiance ?
Des soupers dans la nuit ! à midi, petit jour !
Auprès de votre lit, un oisif de la cour !
Et portant en public le honteux étalage
Du rouge enluminé qui peint votre visage !
C’est ainsi qu’à profit vous placiez mon argent ?
Allons, de cet hôtel qu’on déniche à l’instant,
Et qu’on aille m’attendre à son second étage.
DAMIS.
Quel père !
LE MARQUIS.
Quel beau-père !
ÉRISE.
Eh ! bon Dieu, quel langage !
MADAME DURU.
Je puis avoir des torts ; vous, quelques préjugés :
Modérez-vous, de grâce ; écoutez, et jugez.
Alors que la misère à tous deux fut commune,
Je me fis des vertus propres à ma fortune ;
D’élever vos enfants je pris sur moi les soins ;
Je me refusai tout pour leur laisser du moins
Une éducation qui tînt lieu d’héritage.
Quand vous eûtes acquis, dans votre heureux voyage,
Un peu de bien commis à ma fidélité ;
J’en sus placer le fonds ; il est en sûreté.
M. DURU.
Oui.
MADAME DURU.
Votre bien s’accrut ; il servit, en partie,
A nous donner à tous une plus douce vie.
Je voulus dans la robe élever votre fils ;
Il n’y parut pas propre et je changeai d’avis.
De mon premier état je soutins l’indigence ;
Avec le même esprit j’use de l’abondance.
On doit compte au public de l’usage du bien,
Et qui l’ensevelit est mauvais citoyen ;
Il fait tort à l’Etat, il s’en fait à soi-même.
Faut-il sur son comptoir, l’œil trouble et le teint blême,
Manquer du nécessaire auprès du coffre-fort,
Pour avoir de quoi vivre un jour après sa mort ?
Ah ! vivez avec nous dans une honnête aisance.
Le prix de nos travaux est dans la jouissance :
Faites votre bonheur en remplissant nos vœux.
Etre riche n’est rien, le tout est d’être heureux.
M. DURU.
Le beau sermon du luxe et de l’intempérance !
Gripon, je souffrirais que, pendant mon absence,
On dispose de tout, de mes biens, de mon fils,
De ma fille !
MADAME DURU.
Monsieur ? je vous en écrivis :
Cette union est sage, et doit vous le paraître ;
Vos enfants sont heureux, leur père devrait l’être.
M. DURU.
Non ; je serais outré d’être heureux malgré moi :
C’est être heureux en sot de souffrir que, chez soi,
Femme, fils, gendre, fille, ainsi se réjouissent.
MADAME DURU.
Ah ! qu’à cette union tous vos vœux applaudissent !
M. DURU.
Non ? non, non, non ; il faut être maître chez soi.
MADAME DURU.
Vous le serez toujours.
ÉRISE.
Ah ! disposez de moi.
MADAME DURU.
Nous sommes à vos pieds.
DAMIS.
Tout ici doit vous plaire ;
Serez vous inflexible ?
MADAME DURU.
Ah, mon époux !
DAMIS, ÉRISE, ensemble.
Mon père !
M. DURU.
Gripon, m’attendrirai-je ?
M. GRIPON.
Ecoutez, entre nous,
Ça demande du temps.
MARTHE.
Vite, attendrissez-vous :
Tous ces gens-là, monsieur, s’aiment à la folie ;
Croyez-moi, mettez-vous aussi de la partie.
Personne n’attendait que vous vinssiez ici :
La maison va fort bien, vous voilà, restez-y.
Soyez gai comme nous, ou que Dieu vous renvoie.
Nous vous promettons tous de vous tenir en joie.
Rien n’est plus douloureux, comme plus inhumain,
Que de gronder tout seul des plaisirs du prochain.
M. DURU.
L’impertinente ! Eh bien ! qu’en penses-tu, compère ?
M. GRIPON.
J’ai le cœur un peu dur ; mais, après tout, que faire ?
La chose est sans remède ; et ma Phlipotte aura
Cent avocats pour un, sitôt qu’elle voudra.
MADAME DURU.
Eh bien : vous rendez-vous ?
M. DURU.
Çà, mes enfants, ma femme,
Je n’ai pas, dans le fond, une si vilaine âme.
Mes enfants sont pourvus ; et, puisque de son bien,
Alors que l’on est mort, on ne peut garder rien,
Il faut en dépenser un peu pendant sa vie :
Mais ne mangez pas tout, madame, je vous prie.
MADAME DURU.
Ne craignez rien, vivez, possédez, jouissez …
M. DURU.
Dix fois cent mille francs par vous sont-ils placés ?
MADAME DURU.
En contrats, en effets, de la meilleure sorte.
M. DURU.
En voici donc autant qu’avec moi je rapporte.
(Il veut lui donner son portefeuille, et le remet dans sa poche.)
MADAME DURU.
Rapportez-nous un cœur doux, tendre, généreux ;
Voilà les millions qui sont chers à nos vœux.
M. DURU.
Allons donc ; je vois bien qu’il faut avec constance
Prendre enfin mon bonheur du moins en patience.
FIN.
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