LA FEMME QUI A RAISON - Partie 5
Photo de PAPAPOUSS
LA FEMME QUI A RAISON.
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SCÈNE VIII.
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M. DURU, LE MARQUIS, revenant avec ÉRISE.
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ÉRISE.
Eh, mon Dieu ! quel lutin,
Quand on va se coucher, tempête à cette porte ?
Qui peut crier ainsi de cette étrange sorte ?
LE MARQUIS.
Faites donc moins de bruit ; ne vous a-t-on pas dit
Qu’après qu’on a dansé l’on va se mettre au lit ?
Jurez plus bas tout seul.
M. DURU.
Je ne puis plus rien dire.
ÉRISE.
Quoi donc ?
M. DURU.
Est-ce un rêve, un délire ?
Je vengerai l’affront fait avec tant d’éclat.
Juste ciel ! et comment son frère l’avocat
Peut-il souffrir céans cette honte inouïe,
Sans plaider ?
ÉRISE.
Quel est donc cet homme, je vous prie ?
LE MARQUIS.
Je ne sais ; il paraît qu’il est extravagant :
Votre père, dit-il, l’a pris pour son agent.
ÉRISE.
D’où vient que cet agent fait tant de tintamarre ?
LE MARQUIS.
Ma foi ! je n’en sais rien ; cet homme est si bizarre !
ÉRISE.
Est-ce que mon mari, monsieur, vous a fâché ?
M. DURU.
Son mari !… J’en suis quitte encore à bon marché.
C’est là votre mari ?
ÉRISE.
Sans doute, c’est lui-même.
LE MARQUIS.
Lui, le fils de Gripon ?
ÉRISE.
C’est mon mari que j’aime.
A mon père, monsieur lorsque vous écrirez,
Peignez-lui bien les nœuds dont nous sommes serrés.
M. DURU.
Que la fièvre le serre !
LE MARQUIS.
Ah ! daignez condescendre…
M. DURU.
Maître Isaac Gripon m’avait bien fait entendre
Qu’à votre mariage on pensait en effet ;
Mais il ne m’a pas dit que tout cela fût fait.
LE MARQUIS.
Eh bien ! je vous en fais la confidence entière.
M. DURU.
Mariés ?
ÉRISE.
Oui, monsieur.
M. DURU.
De quand ?
LE MARQUIS.
La nuit dernière.
M. DURU, regardant le marquis.
Votre époux, je l’avoue, est un fort beau garçon ;
Mais il ne m’a point l’air d’être fils de Gripon.
LE MARQUIS.
Monsieur sait qu’en la vie il est fort ordinaire
De voir beaucoup d’enfants tenir peu de leur père.
Par exemple, le fils de ce monsieur Duru
En est tout différent, n’en a rien.
M. DURU.
Qui l’eût cru ?
Serait-il point aussi marié, lui ?
LE MARQUIS.
Sans doute.
M. DURU.
Lui ?
LE MARQUIS.
Ma sœur, dans ses bras, en ce moment-ci, goûte
Les premières douceurs du conjugal lien.
M. DURU.
Votre sœur !
LE MARQUIS.
Oui, monsieur.
M. DURU.
Je n’y conçois plus rien.
Le compère Gripon m’eût dit cette nouvelle.
LE MARQUIS.
Il regarde cela comme une bagatelle.
C’est un homme occupé toujours du denier dix,
Noyé dans le calcul, fort distrait.
M. DURU.
Mais jadis
Il avait l’esprit net.
LE MARQUIS.
Les grands travaux et l’âge
Altèrent la mémoire ainsi que le visage.
M. DURU.
Ce double mariage est donc fait ?
ÉRISE.
Oui, monsieur.
LE MARQUIS.
Je vous en donne ici ma parole d’honneur ;
N’avez-vous donc pas vu les débris de la noce ?
M. DURU.
Vous m’avez tous bien l’air d’aimer le fruit précoce,
D’anticiper l’hymen qu’on avait projeté.
LE MARQUIS.
Ne nous soupçonnez pas de cette indignité ;
Cela serait criant.
M. DURU.
Oh ! la faute est légère.
Pourvu qu’on n’ait pas fait une trop forte chère,
Que la noce n’ait pas horriblement coûté,
On peut vous pardonner cette vivacité.
Vous paraissez d’ailleurs un homme assez aimable.
ÉRISE.
Oh ! très fort.
M. DURU.
Votre sœur est-elle aussi passable ?
LE MARQUIS.
Elle vaut cent fois mieux.
M. DURU.
Si la chose est ainsi,
Monsieur Duru pourrait excuser tout ceci.
Je vais enfin parler à sa mère, et pour cause …
ÉRISE.
Ah ! gardez-vous en bien,monsieur, elle repose.
Elle est trop fatiguée ; elle a pris tant de soins…
M. DURU.
Je m’en vais donc parler à son fils.
ÉRISE.
Encor moins.
LE MARQUIS.
Il est trop occupé.
M. DURU.
L’aventure est fort bonne.
Ainsi, dans ce logis, je ne puis voir personne ?
LE MARQUIS.
Il est de certains cas où des hommes de sens
Se garderont toujours d’interrompre les gens.
Vous voilà bien au fait ; je vais avec madame
Me rendre aux doux transports de la plus pure flamme.
Ecrivez à son père un détail si charmant.
ÉRISE.
Marquez-lui mon respect et mon contentement.
M. DURU.
Et son contentement ! je ne sais si ce père
Doit être aussi content d’une si prompte affaire.
Quelle éveillée !
LE MARQUIS.
Adieu : revenez vers le soir,
Et soupez avec nous.
ÉRISE.
Bonjour, jusqu’au revoir.
LE MARQUIS.
Serviteur.
ÉRISE.
Toute à vous.
SCÈNE IX.
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M. DURU.
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M. DURU.
Mais Gripon le compère
S’est bien pressé, sans moi, de finir cette affaire.
Quelle fureur de noce a saisi tous nos gens !
Tous quatre à s’arranger sont un peu diligents.
De tant d’événements j’ai la vue ébahie.
J’arrive, et tout le monde à l’instant se marie.
Il reste, en vérité, pour compléter ceci,
Que ma femme à quelqu’un soit mariée aussi.
Entrons, sans plus tarder. Ma femme ! holà ! qu’on m’ouvre !
(Il heurte.)
Ouvrez, vous dis-je ! Il faut qu’enfin tout se découvre.
MARTHE, derrière la porte.
Paix ! Paix ! l’on n’entre point.
M. DURU.
Oh ! je veux, malgré toi,
Suivante impertinente, entrer enfin chez moi.
1 – « Puisque vous avez un avocat nommé d’Outremont, je changerai ce nom dans la Femme qui a raison, écrit Voltaire à d’Argental ; j’avais un d’Outremont dans cette pièce. Je me suis déjà brouillé avec un avocat qui se trouva par hasard nommé Gripon : il prétendit que j’avais parlé de lui je ne sais où. » C’était encore dans la Femme qui a raison que Voltaire avait parlé de lui ; et Voltaire, quoi qu’il écrive ici, ne changea ni Gripon, ni d’Outremont. (G.A.)