LA FEMME QUI A RAISON - Partie 1

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Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

LA FEMME QUI A RAISON.

 

 

COMÉDIE EN TROIS ACTES,

 

 

 

‒  1749  ‒

 

 

 

 

AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS DE KEHL.

 

 

 

Cette petite comédie est un impromptu de société où plusieurs personnes mirent la main. Elle fit partie d’une fête qu’on donna au roi Stanislas, duc de Lorraine, en 1749.

 

On a trouvé dans les portefeuilles de Voltaire cette même pièce en un acte ; elle ne diffère de celle-ci que par la suppression de quelques scènes, et quelques changements dans la disposition de la pièce. Il a paru inutile de la joindre à cette collection (1).

 

_________

 

 

 

PERSONNAGES.

 

 

 

 

M. DURU.

MADAME DURU.

LE MARQUIS D’OUTREMONT.

DAMIS,                     fils deM. DURU

ERISE,                       fille de M. DURU

M. GRIPON,             correspondant de M. DURU.

MARTHE,                 suivant de MADAME DURU.

 

 

 

La scène est chez madame Duru, dans la rue Thévenot, à Paris.

 

 

 

 

______

 

 

 

ACTE PREMIER.

 

 

SCÈNE I .

 

 

_______

 

 

MADAME DURU, LE MARQUIS.

 

_______

 

 

 

 

MADAME DURU.

 

Mais, mon très cher marquis, comment, en conscience,

Puis-je accorder ma fille à votre impatience,

Sans l’aveu d’un époux ? le cas est inouï.

 

LE MARQUIS.

 

Comment ? avec trois mots, un bon contrat, un oui ;

Rien de plus agréable, et rien de plus facile.

A vos commandements votre fille est docile :

Vos bontés m’ont permis de lui faire ma cour ;

Elle a quelque indulgence, et moi beaucoup d’amour ;

Pour votre intime ami dès longtemps je m’affiche ;

Je me crois honnête homme, et je suis assez riche.

Nous vivons fort gaiement, nous vivrons encor mieux,

Et nos jours, croyez-moi, seront délicieux.

 

MADAME DURU.

 

D’accord, mais mon mari ?

 

LE MARQUIS.

 

Votre mari m’assomme.

Quel besoin avons-nous du conseil d’un tel homme ?

 

MADAME DURU.

 

Quoi ! pendant son absence ?

 

LE MARQUIS.

 

Ah ! les absents ont tort ;

Absent depuis douze ans, c’est comme à peu près mort.

Si dans le fond de l’Inde il prétend être en vie,

C’est pour vous amasser, avec sa ladrerie,

Un bien que vous savez dépenser noblement.

Je consens qu’à ce prix il soit encor vivant ;

Mais je le tiens pour mort aussitôt qu’il s’avise

De vouloir disposer de la charmante Erise.

Celle qui la forma doit en prendre le soin,

Et l’on n’arrange pas les filles de si loin.

Pardonnez…

 

MADAME DURU.

 

Je suis bonne, et vous devez connaître

Que pour monsieur Duru, mon seigneur et mon maître,

Je n’ai pas un amour aveugle et violent :

Je l’aime … comme il faut… pas trop fort … sensément ;

Mais je lui dois respect et quelque obéissance.

 

LE MARQUIS.

 

Eh, mon Dieu ! point du tout ; vous vous moquez, je pense ;

Qui, vous ? vous, du respect pour un monsieur Duru ?

Fort bien. Nous vous verrions, si nous l’en avions cru,

Dans un habit de serge, en un second d’étage,

Tenir sans domestique un fort plaisant ménage.

Vous êtes demoiselle ; et quand l’adversité,

Malgré votre mérite et votre qualité,

Avec monsieur Duru vous fit en biens commune,

Alors qu’il commençait à bâtir sa fortune,

C’était à ce monsieur faire beaucoup d’honneur ;

Et vous aviez, je crois, un peu trop de douceur

De souffrir qu’il joignît avec rude manière

A vos tendres appas sa personne grossière.

Voulez-vous pas encore aller sacrifier

Votre charmante Erise au fils d’un usurier,

De ce monsieur Gripon, son très digne compère ?

Monsieur Duru, je pense, a voulu cette affaire ;

Il l’avait fort à cœur ; et, par respect pour lui,

Vous devriez, ma foi ! la conclure aujourd’hui.

 

MADAME DURU.

 

Ne plaisantez pas tant ; il m’en écrit encore,

Et de son plein pouvoir dans sa lettre il m’honore.

 

LE MARQUIS.

 

Eh ! de ce plein pouvoir que ne vous servez-vous

Pour faire un heureux choix d’un plus honnête époux ?

 

MADAME DURU.

 

Hélas ! à vos désirs je voudrais condescendre ;

Ce serait mon bonheur de vous avoir pour gendre ;

J’avais, dans cette idée, écrit plus d’une fois ;

J’ai prié mon mari de laisser à mon choix

Cet établissement de deux enfants que j’aime.

Monsieur Gripon me cause une frayeur extrême ;

Mais, tout Gripon qu’il est, il le faut ménager,

Ecrire encor dans l’Inde, examiner, songer.

 

LE MARQUIS.

 

Oui, voilà des raisons, des mesures commodes ;

Envoyer publier des bans aux antipodes

Pour avoir dans trois ans un refus clair et net !

De votre cher mari je ne suis pas le fait ;

Du seul nom de marquis sa grosse âme étonnée

Croirait voir sa maison au pillage donnée.

Il aime fort l’argent ; il connaît peu l’amour.

Au nom du cher objet qui de vous tient le jour,

De la vive amitié qui m’attache à sa mère,

De cet amour ardent qu’elle voit sans colère,

Daignez former, madame, un si tendre lien :

Ordonnez mon bonheur, j’ose dire le sien :

Qu’à jamais à vos pieds je passe ici ma vie.

 

 

MADAME DURU.

 

Oh ça, vous aimez donc ma fille à la folie ?

 

LE MARQUIS.

 

Si je l’adore, ô ciel ! pour combler mon bonheur,

Je compte à votre fils donner aussi ma sœur.

Vous aurez quatre enfants, qui, d’une âme soumise,

D’un cœur toujours à vous …

 

 

 

 

 

SCÈNE II

 

 

_______

 

 

MADAME DURU, LE MARQUIS, ÉRISE.

 

_______

 

 

 

 

 

LE MARQUIS.

 

Ah ! venez, belle Erise,

Fléchissez votre mère, et daignez la toucher :

Je ne la connais plus, c’est un cœur de rocher.

 

MADAME DURU.

 

Quel rocher ! Vous voyez un homme ici, ma fille,

Qui veut obstinément être de la famille :

Il est pressant ; je crains que l’ardeur de ce feu,

Le rendant importun, ne vous déplaise un peu.

 

ÉRISE.

 

Oh ! non, ne craignez rien ; s’il n’a pu vous déplaire,

Croyez que contre lui je n’ai point de colère :

J’aime à vous obéir. Comment ne pas vouloir

Ce que vous commandez, ce qui fait mon devoir,

Ce qui de mon respect est la preuve si claire ?

 

MADAME DURU.

 

Je ne commande point.

 

ÉRISE.

 

Pardonnez-moi, ma mère,

Vous l’avez commandé, mon cœur en est témoin.

 

LE MARQUIS.

 

De me justifier elle-même prend soin.

Nous sommes deux ici contre vous. Ah !madame,

Soyez sensible aux feux d’une si pure flamme ;

Vous l’avez allumée, et vous ne voudrez point

Voir mourir sans s’unir ce que vous avez joint.

 

 

(A ERISE.)

 

Parlez donc, aidez-moi. Qu’avez-vous à sourire ?

 

ÉRISE.

 

Mais vous parlez si bien que je n’ai rien à dire ;

J’aurais peu d’être trop de votre sentiment,

Et j’en ai dit, me semble, assez honnêtement.

 

MADAME DURU.

 

Je vois, mes chers enfants, qu’il est fort nécessaire

De conclure au plus tôt cette importante affaire.

C’est pitié de vous voir ainsi sécher tous deux,

Et mon bonheur dépend du succès de vos vœux :

Mais mon mari ?

 

LE MARQUIS.

 

Toujours son mari ! sa faiblesse

De cet épouvantail s’inquiète sans cesse.

 

ÉRISE.

 

Il est mon père.

 

 

 

 

 

SCÈNE III.

 

 

_______

 

 

MADAME DURU, LE MARQUIS, ÉRISE, DAMIS.

 

_______

 

 

 

 

 

 

 

 

DAMIS.

 

Ah ! ah ! l’on parle donc ici

D’hyménée et d’amour ? je veux m’y joindre aussi.

Votre bonté pour moi ne s’est point démentie ;

Ma mère me mettra, je crois, de la partie.

Monsieur a la bonté de m’accorder sa sœur ;

Je compte absolument jouir de cet honneur,

Non point par vanité, mais par tendresse pure :

Je l’aime éperdument, et mon cœur vous conjure

De voir avec pitié ma vive passion.

Voyez-vous, je suis homme à perdre la raison :

Enfin c’est un parti qu’on ne peut plus combattre.

Une noce, après tout, suffira pour nous quatre.

Il n’est pas trop commun de savoir en un jour

Rendre deux cœurs heureux par les mains de l’amour ;

Mais faire quatre heureux par un seul coup de plume,

Par un seul mot, ma mère, et contre la coutume,

C’est un plaisir divin qui n’appartient qu’à vous ;

Et vous serez, ma mère, heureuse autant que nous.

 

LE MARQUIS.

 

Je réponds de ma sœur, je réponds de moi-même ;

Mais madame balance, et c’est en vain qu’on aime.

 

ÉRISE.

 

Ah ! vous êtes si bonne, auriez-vous la rigueur

De maltraiter un fils si cher à votre cœur ?

Son amour est si vrai, si pur, si raisonnable !

Vous l’aimez ; voulez-vous le rendre misérable ?

 

DAMIS.

 

Désespérerez-vous par tant de cruautés

Une fille toujours souple à vos volontés ?

Elle aime tout de bon, et je me persuade

Que le moindre refus va la rendre malade.

 

ÉRISE.

 

Je connais bien mon frère, et j’ai lu dans son cœur ;

Un refus le ferait expirer de douleur.

Pour moi, j’obéirai sans réplique à ma mère.

 

LE MARQUIS.

 

Je parle pour ma sœur.

 

ÉRISE.

 

Je parle pour mon frère.

 

LE MARQUIS.

 

Moi, je parle pour tous.

 

MADAME DURU.

 

Ecoutez donc tous trois.

Vos amours sont charmants, et vos goûts sont mon choix :

Je sens combien m’honore une telle alliance ;

Mon cœur à vos plaisirs se livre par avance.

Nous serons tous contents, ou bien je ne pourrai :

J’ai donné ma parole, et je vous la tiendrai.

 

DAMIS, ÉRISE, LE MARQUIS, ensemble.

 

Ah !

 

MADAME DURU.

 

Mais…

 

LE MARQUIS.

 

Toujours des mais ! vous allez encor dire :

Mais mon mari !

 

MADAME DURU.

 

Sans doute.

 

ÉRISE.

 

Ah ! quels coups ?

 

DAMIS.

 

Quel martyre !

 

MADAME DURU.

 

Oh ! laissez-moi parler. Vous saurez, mes enfants,

Que quand on m’épousa j’avais près de quinze ans.

Je dois tout aux bons soins de votre honoré père :

Sa fortune déjà commençait à se faire ;

Il eut l’art d’amasser et de garder du bien,

En travaillant beaucoup, et ne dépensant rien.

Il me recommanda, quand il quitta la France,

De fuir toujours le monde, et surtout la dépense ;

J’ai dépensé beaucoup à vous bien élever ;

Malgré moi le beau monde est venu me trouver.

Au fond d’un galetas il reléguait ma vie,

Et plus honnêtement je me suis établie.

Il voulait que son fils, en bonnet, en rabat,

Trainât dans le palais la robe d’avocat,

Au régiment du roi je le fis capitaine.

Il prétend aujourd’hui, sous peine de sa haine,

Que de monsieur Gripon et la fille et le fils

Par un beau mariage avec nous soient unis :

Je l’empêcherai bien, j’y suis fort résolue.

 

DAMIS

 

Et nous aussi.

 

MADAME DURU.

 

Je crains quelque déconvenue,

Je crains de mon mari le courroux véhément.

 

LE MARQUIS.

 

Ne craignez rien de loin.

 

MADAME DURU.

 

Son cher correspondant,

Maître Isaac Gripon, d’une âme fort rebourse (2),

Ferme depuis un an les cordons de sa bourse.

 

DAMIS.

 

Il vous en reste assez.

 

MADAME DURU.

 

Oui ; mais j’ai consulté…

 

LE MARQUIS.

 

Hélas ! consultez-nous.

 

MADAME DURU.

 

Sur la validité

D’une telle démarche ; et l’on dit qu’à votre âge

On ne peut sûrement contracter mariage

Contre la volonté d’un propre père.

 

DAMIS.

 

Non,

Lorsque ce propre père, étant dans la maison,

Sur son droit de présence obstinément se fonde :

Mais quand ce propre père est dans un bout du monde,

On peut à l’autre bout se marier sans lui.

 

LE MARQUIS.

 

Oui, c’est ce qu’il faut faire, et quand ? dès aujourd’hui.

 

 

 

1 – Ajoutons que Voltaire songea un moment, en 1757, à faire représenter cette comédie à Paris ; que sa société la joua en 1758, près de Genève, à l’instant même où Rousseau pestait contre les spectacles ; qu’elle fut imprimée seulement en 1759, et que Fréron s’avisa de critiquer doctoralement cette bluette. (G.A.)

 

2 – Rebours, rebourse : revêche. (G.A.)

 

 

LA FEMME QUI A RAISON - 1

 

 

 

 

 

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