LA FEMME QUI A RAISON - Partie 3
Photo de PAPAPOUSS
LA FEMME QUI A RAISON.
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ACTE DEUXIÈME.
SCÈNE I.
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M. GRIPON, DAMIS.
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M. GRIPON.
Comment ! dans ce logis est-on fou, mon garçon ?
Quel tapage a-t-on fait la nuit dans la maison ?
Quoi ! deux tables encore impudemment dressées !
Des débris d’un festin, des chaises renversées,
Des laquais étendus ronflant sur le plancher,
Et quatre violons, qui, ne pouvant marcher,
S’en vont en fredonnant à tâtons dans la rue !
N’es-tu pas tout honteux ?
DAMIS.
Non : mon âme est émue
D’un sentiment si doux, d’un si charmant plaisir,
Que devant vous encor je n’en saurais rougir.
M. GRIPON.
D’un sentiment si doux ! que diable veux-tu dire ?
DAMIS.
Je dis que notre hymen à la famille inspire
Un délire de joie, un transport inouï.
A peine hier au soir sortîtes-vous d’ici,
Que, livrés par avance au lien qui nous presse,
Après un long souper, la joie et la tendresse,
Préparant à l’envi le lien conjugal,
Nous avons cette nuit ici donné le bal.
M. GRIPON.
Voilà trop de fracas, avec trop de dépense.
Je n’aime point qu’on ait du plaisir par avance.
Cette vie à ton père à coup sûr déplaira.
Et que feras-tu donc quand on te mariera ?
DAMIS.
Ah ! si vous connaissiez cette ardeur vive et pure,
Ces traits, ces feux sacrés, l’âme de la nature,
Cette délicatesse, et ces ravissements,
Qui ne sont bien connus que des heureux amants !
Si vous saviez…
M. GRIPON.
Je sais que je ne puis comprendre
Rien de ce que tu dis.
DAMIS.
Votre cœur n’est point tendre :
Vous ignorez les feux dont je suis consumé.
Mon cher monsieur Gripon, vous n’avez point aimé.
M. GRIPON.
Si fait, si fait.
DAMIS.
Comment ? vous aussi, vous ?
M. GRIPON.
Moi-même.
DAMIS.
Vous concevez donc bien l’emportement extrême,
Les douceurs …
M. GRIPON.
Et oui, oui ; j’ai fait à ma façon
L’amour un jour ou deux à madame Gripon ;
Mais cela n’était pas comme ta belle flamme,
Ni tes discours de fou que tu tiens sur ta femme.
DAMIS.
Je le crois bien : enfin vous me le pardonnez ?
M. GRIPON.
Oui-dà, quand les contrats seront faits et signés,
Allons ; avec ta mère il faut que je m’abouche ;
Finissons tout.
DAMIS.
Ma mère en ce moment se couche.
M. GRIPON.
Quoi ! ta mère ?...
DAMIS.
Approuvant le goût qui nous conduit,
Dans notre bal dansé toute la nuit.
M. GRIPON.
Ta mère est folle.
DAMIS.
Non ; elle est très respectable,
Magnifique avec goût, douce, tendre, adorable.
M. GRIPON.
Ecoute : il faut ici te parler clairement.
Nous attendons ton père, il viendra promptement ;
Et déjà son commis arrive en diligence,
Pour régler sa recette ainsi que la dépense.
Il sera très fâché du train qu’on fait ici ;
Et tu comprends fort bien que je le suis aussi.
C’est dans un autre esprit que Phlipotte est nourrie ;
Elle a trente-sept ans, fille honnête accomplie,
Qui, seule avec mon fils, compose ma maison ;
L’été sans éventail, et l’hiver sans manchon,
Blanchit, repasse, coud, compte comme Barême,
Et sait manquer de tout aussi bien que moi-même.
Prends exemple sur elle, afin de vivre heureux.
Je reviendrai ce soir vous marier tous deux.
Tu parais bon enfant, et ma fille est bien née ;
Mais, crois-moi, ta cervelle est un peu mal tournée ;
Il faut que la maison soit sur un autre pied.
Dis-moi, ce grand flandrin qui m’a tant ennuyé,
Qui toujours de côté me fait la révérence,
Vient-il ici souvent ?
DAMIS.
Oh ! fort souvent.
M. GRIPON.
Je pense
Que, pour cause, il est bon qu’il ne revienne plus.
DAMIS.
Nous suivrons sur cela vos ordres absolus.
M. GRIPON.
C’est très bien dit. Mon gendre a du bon, et j’espère
Morigéner bientôt cette tête légère :
Mais surtout plus de bal ; je ne prétends plus voir
Changer la nuit en jour, et le matin en soir.
DAMIS.
Ne craignez rien.
M. GRIPON.
Eh bien ! où vas-tu ?
DAMIS.
Satisfaire
Le plus doux des devoirs et l’ardeur la plus chère.
M. GRIPON.
Il brûle pour Phlipotte.
DAMIS.
Après avoir dansé,
Plein des traits amoureux dont mon cœur est blessé,
Je vais, monsieur, je vais … me coucher … Je me flatte
Que ma passion, vive autant que délicate,
Me fera peu dormir en ce fortuné jour,
Et je serai longtemps éveillé par l’amour.
(Il l’embrasse.)
SCÈNE II.
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M. GRIPON.
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M. GRIPON.
Les romans l’ont gâté ; sa tête est attaquée ;
Mais celle de son père est bien plus détraquée.
Il veut incognito rentrer dans sa maison.
Quel profit à cela ? quel projet sans raison !
Ce n’est qu’en fait d’argent que j’aime le mystère ;
Mais je fais ce qu’il veut ; ma foi ! c’est son affaire.
Mari qui veut surprendre est souvent fort surpris,
Et … mais voici monsieur qui vient dans son logis.
SCÈNE III.
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M. DURU, M. GRIPON.
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M. DURU.
Quelle réception après douze ans d’absence !
Comme tout se corrompt, comme tout change en France !
M. GRIPON.
Bonjour, compère.
M. DURU.
Ô ciel !
M. GRIPON.
Il ne me répond point ;
Il rêve.
M. DURU.
Quoi ! ma femme infidèle à ce point !
A quel horrible luxe elle s’est emportée !
Cette maison, je crois, du diable est habitée ;
Et j’y mettrais le feu, sans les dépens maudits
Qu’à brûler les maisons il en coûte à Paris
M. GRIPON.
Il parle longtemps seul : c’est signe de démence.
M. DURU.
Je l’ai bien mérité par ma sotte imprudence ;
A votre femme un mois confiez votre bien,
Au bout de trente jours vous ne retrouvez rien.
Je m’étais noblement privé du nécessaire :
M’en voilà bien payé. Que résoudre ? que faire ?
Je suis assassiné, confondu, ruiné.
M. GRIPON.
Bonjour, compère. Eh bien ! vous avez terminé
Assez heureusement un assez long voyage.
Je vous trouve un peu vieux.
M. DURU.
Je vous dis que j’enrage.
M. GRIPON.
Oui, je le crois ; il est fort triste de vieillir ;
On a bien moins de temps pour pouvoir s’enrichir.
M. DURU.
Plus d’honneur, plus de règle, et les lois violées ! …
M. GRIPON.
Je n’ai violé rien, les choses sont réglées.
J’ai pour vous dans mes mains, en beaux et bons papiers,
Trois cent deux mille francs, dix-huit sous, neuf deniers.
Revenez-vous bien riche ?
M. DURU.
Oui.
M. GRIPON.
Moquez-vous du monde.
M. DURU.
Oh ! j’ai le cœur navré d’une douleur profonde.
J’apporte un million tout au plus, le voilà.
(Il montre son portefeuille.)
Je suis outré, perdu.
M. GRIPON.
Quoi ! n’est-ce que cela ?
Il faut se consoler.
M. DURU.
Ma femme me ruine.
Vous voyez quel logis et quel train. La coquine !
M. GRIPON.
Sois le maître chez toi ; mets-là dans un couvent.
M. DURU.
Je n’y manquerai pas. Je trouve, en arrivant,
Des laquais de six pieds tous ivres de la veille :
Un portier à moustache, armé d’une bouteille,
Qui, me voyant passer, m’invite, en bégayant,
A venir déjeuner dans son appartement.
M. GRIPON.
Chasse tous ces coquins.
M. DURU.
C’est ce que je veux faire.
M. GRIPON.
C’est un profit tout clair. Tous ces gens-là, compère,
Sont nos vrais ennemis, dévorent notre bien ;
Et, pour vivre à son aise, il faut vivre de rien.
M. DURU.
Ils m’auront ruiné ; cela me perce l’âme.
Me conseillerais-tu de surprendre ma femme ?
M. GRIPON.
Tout comme tu voudras.
M. DURU.
Me conseillerais-tu
D’attendre encore un peu, de rester inconnu ?
M. GRIPON.
Selon ta fantaisie.
M. DURU.
Ah ! le maudit ménage !
Comment a-t-on reçu l’offre du mariage ?
M. GRIPON.
Oh ! fort bien ; sur ce point nous serons tous contents :
On aime avec transport déjà mes deux enfants.
M. DURU.
Passe. On n’a donc point eu de peine à satisfaire
A mes ordres précis ?
M. GRIPON.
De la peine ? au contraire ;
Ils ont avec plaisir conclu soudainement.
Ton fils a pour ma fille un amour véhément ;
Et ta fille déjà brûle, sur ma parole,
Pour mon petit Gripon.
M. DURU.
Du moins cela console.
Nous mettrons ordre au reste.
M. GRIPON.
Oh ! tout est résolu,
Et cette après-midi l’hymen sera conclu.
M. DURU.
Mais, ma femme ?
M. GRIPON.
Oh, parbleu ! ta femme est ton affaire.
Je te donne une bru charmante et ménagère :
J’ai toujours à ton fils destiné ce bijou ;
Et nous les marierons sans leur donner un sou.
M. DURU.
Fort bien.
M. GRIPON.
L’argent corrompt la jeunesse volage.
Point d’argent ; c’est un point capital en ménage.
M. DURU.
Mais ma femme.
M. GRIPON.
Fais-en tout ce qu’il te plaira.
M. DURU.
Je voudrais voir un peu comme on me recevra,
Quel air aura ma femme.
M. GRIPON.
Et pourquoi ? que t’importe ?
M. DURU.
Voir… là … si la nature est au moins assez forte,
Si le sang parle assez dans ma fille et mon fils
Pour reconnaître en moi le maître du logis.
M. GRIPON.
Quand tu te nommeras, tu te feras connaître :
Est-ce que le sang parle ? et ne dois-tu pas être
Honnêtement content, quand, pour comble de biens,
Tes dociles enfants vont épouser les miens ?
Adieu ! J’ai quelque dette active et d’importance
Qui devers le midi demande ma présence ;
Et je reviens, compère, après un court dîner,
Moi, ma fille, et mon fils, pour conclure et signer.