TANCREDE - Partie 1
Photo de KHALAH
TANCRÈDE.
TRAGÉDIE EN CINQ ACTES,
REPRÉSENTÉE PAR LES COMÉDIENS FRANÇAIS ORDINAIRES
DU ROI, LE 3 SEPTEMBRE 1760.
− Avec le Retour imprévu, de REGNARD −
NOMS DES ACTEURS QUI JOUÈRENT DANS CETTE SOIRÉE
ORBASSAN Granval.
TANCRÈDE Dangeville, Dubois, Bonneval, Lekain.
LORÉDAN Bellecour.
ARGIRE Brizard.
FANIE Blainville, Molé, Durancy, Dauberval, Drouin.
AMENAÏDE Clairon.
Préville, Camouche, Dubois aînée, Dubois cadette.
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Dans sa nouveauté, Tancrède eut treize représentations. (G.A.)
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AVERTISSEMENT POUR LA PRÉSENTE ÉDITION.
Voltaire venait d’acheter Ferney, et il s’autorisait d’un ancien privilège attaché à cette terre pour demander toute exemption d’impôts. Sollicités par lui, M. de Choiseul et madame de Pompadour lui firent délivrer un brevet de franchise, mais à la condition qu’il leur donnerait pour pot-de-vin une tragédie nouvelle : Voltaire leur envoya Tancrède. Cette Chevalerie, qui n’est comme il le dit lui-même, ni tragédie, ni comédie, ni en rimes ordinaires, et qui n’a aucun objet de comparaison, fut esquissée en trois semaines, d’après un roman de madame de Fontaines : La comtesse de Savoie. Il l’essaya d’abord sur son petit théâtre de Tournay, et il voulait la faire représenter à Paris en gardant l’anonyme. Mais comme il l’avait jouée lui-même devant un monde d’indiscrets, comme il en avait distribué plusieurs copies, et comme on la lisait même aux états-majors des armées qui tenaient alors campagne, son secret se trouva éventé bien avant la représentation. Le cas n’était plus niable.
Ce fut à madame de Pompadour qu’il dédia sa pièce. Depuis sa fuite de Berlin, il avait renoué tout doucement avec la favorite qui protégeait les encyclopédistes, et il croyait nécessaire au bien de la philosophie de manifester ce retour de faveur. Mais, hélas ! sa dédicace trop franche, loin de flatter la dame, la fâcha. Une petite phrase surtout, qu’on interpréta comme une perfidie, ne lui fut jamais pardonnée. C’est à la suite de Tancrède que parut aussi, dans une édition faite à Genève sous les yeux de Voltaire, la fameuse estampe contre Fréron, représentant un âne qui se met à braire en regardant une lyre suspendue à un arbre.
Cette tragédie en rimes croisées, faiblement écrite, mais si chevaleresque d’allure, a eu l’honneur d’être critiquée par Diderot, et traduite en allemande par Gœthe.
GEORGES AVENEL.
1 - Nous n’avons pas trouvé, sur les registres de la Comédie-Française, le chiffre de la recette.(G.A.)
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A MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR.
MADAME,
Toutes les épîtres dédicatoires ne sont pas de lâches flatteries, toutes ne sont pas dictées par l’intérêt : celle que vous reçûtes de M. Crébillon, mon confrère à l’Académie, et mon premier maître dans un art que j’ai toujours aimé (1), fut un monument de sa reconnaissance ; le mien durera moins, mais il est aussi juste. J’ai vu dès votre enfance les grâces et les talents se développer (2) ; j’ai reçu de vous, dans tous les temps, des témoignages d’une bonté toujours égale. Si quelque censeur pouvait désapprouver l’hommage que je vous rends (3), ce ne pourrait être qu’un cœur né ingrat. Je vous dois beaucoup, madame, et je dois le dire. J’ose encore plus, j’ose vous remercier publiquement du bien que vous avez fait à un très grand nombre de véritables gens de lettres, de grands artistes, d’hommes de mérite en plus d’un genre.
Les cabales sont affreuses, je le sais ; la littérature en sera toujours troublée, ainsi que tous les autres états de la vie. On calomniera toujours les gens de lettres comme les gens en place ; et j’avouerai que l’horreur pour ces cabales m’a fait prendre le parti de la retraite, qui seul m’a rendu heureux. Mais j’avoue en même temps que vous n’avez jamais écouté aucune de ces petites factions, que jamais vous ne reçûtes d’impression de l’imposture secrète qui blesse sourdement le mérite, ni de l’imposture publique qui l’attaque insolemment. Vous avez fait du bien avec discernement, parce que vous avez jugé par vous-même ; aussi je n’ai connu ni aucun homme de lettres, ni aucune personne sans prévention, qui ne rendît justice à votre caractère, non-seulement en public, mais dans les conversations particulières, où l’on blâme beaucoup plus qu’on ne loue. Croyez Madame, que c’est quelque chose que le suffrage de ceux qui savent penser.
De tous les arts que nous cultivons en France, l’art de la tragédie n’est pas celui qui mérite le moins l’attention publique ; car il faut avouer que c’est celui dans lequel les Français se sont le plus distingués. C’est d’ailleurs au théâtre seul que la nation se rassemble ; c’est là que l’esprit et le goût de la jeunesse se forment : les étrangers y viennent apprendre notre langue ; nulle mauvaise maxime n’y est tolérée, et nul sentiment estimable n’y est débité sans être applaudi ; c’est une école toujours subsistante de poésie et de vertu.
La tragédie n’est pas encore peut-être tout à fait ce qu’elle doit être ; supérieure à celle d’Athènes en plusieurs endroits, il lui manque ce grand appareil que les magistrats d’Athènes savaient lui donner.
Permettez-moi, Madame, en vous dédiant une tragédie, de m’étendre sur cet art des Sophocle et des Euripide Je sais que toute la pompe de l’appareil ne vaut pas une pensée sublime, ou un sentiment ; de même que la parure n’est presque rien sans la beauté. Je sais bien que ce n’est pas un grand mérite de parler aux yeux ; mais j’ose être sûr que le sublime et le touchant portent un coup beaucoup plus sensible, quand ils sont soutenus d’un appareil convenable, et qu’il faut frapper l’âme et les yeux à la fois. Ce sera le partage des génies qui viendront après nous. J’aurai du moins encouragé ceux qui me feront oublier.
C’est dans cet esprit, Madame, que je dessinai la faible esquisse que je soumets à vos lumières. Je la crayonnai dès que je sus que le théâtre de Paris était changé, et devenait un vrai spectacle que je dis faire à la campagne. Quoique ce théâtre fût extrêmement étroit, les acteurs ne furent point gênés ; tout fut exécuté facilement ; ces boucliers, ces divises, ces armes qu’on suspendait dans la lice faisaient un effet qui redoublait l’intérêt, parce que cette décoration, cette action devenait une partie de l’intrigue. Il eût fallu que la pièce eût joint à cet avantage celui d’être écrite avec plus de chaleur, que j’eusse pu éviter les longs récits, que les vers eussent été faits avec plus de soin. Mais le temps où nous nous étions proposé de nous donner ce divertissement ne permettait pas de délai ; la pièce fut faite et apprise en deux mois.
Mes amis me mandent que les comédiens de Paris ne l’ont représentée que parce qu’il en courait une grande quantité de copies infidèles. Il a donc fallu la laisser paraître avec tous les défauts que je n’ai pu corriger Mais ces défauts mêmes instruiront ceux qui voudront travailler dans le même goût.
Il y a encore dans cette pièce une autre nouveauté qui me paraît mériter d’être perfectionnée ; elle est écrite en vers croisés. Cette sorte de poésie sauve l’uniformité de la rime ; mais aussi ce genre d’écrire est dangereux, car tout a son écueil. Ces grands tableaux, que les anciens regardaient comme une partie essentielle de la tragédie, peuvent aisément nuire au théâtre de France, en le réduisant à n’être presque qu’une vaine décoration ; et la sorte de vers que j’ai employés dans Tancrède approche peut-être trop de la prose. Ainsi il pourrait arriver qu’en voulant perfectionner la scène française, on la gâterait entièrement. Il se peut qu’on y ajoute un mérite qui lui manque, il se peut qu’on la corrompe.
J’insiste seulement sur une chose, c’est la vérité dont on a besoin dans une ville immense, la seule de la terre qui ait jamais eu des spectacles tous les jours. Tant que nous saurons maintenir par cette variété le mérite de notre scène, ce talent nous rendra toujours agréables aux autres peuples ; c’est ce qui fait que des personnes de la plus haute distinction représentent souvent nos ouvrages dramatiques en Allemagne, en Italie, qu’on les traduit même en Angleterre, tandis que nous voyons dans nos provinces des salles de spectacle magnifiques, comme on voyait des cirques dans toutes les provinces romaines ; preuve incontestable du goût qui subsiste parmi nous, et preuve de nos ressources dans les temps les plus difficiles. C’est en vain que plusieurs de nos compatriotes s’efforcent d’annoncer notre décadence en tout genre. Je ne suis pas de l’avis de ceux qui, au sortir du spectacle, dans un souper délicieux, dans le sein du luxe et du plaisir ; disent gaiement que tout est perdu ; je suis assez près d’une ville de province, aussi peuplée que Rome moderne, et beaucoup plus opulente, qui entretient plus de quarante mille ouvriers, et qui vient de construire en même temps le plus bel hôpital du royaume, et le plus beau théâtre (4). De bonne foi, tout cela existerait-il si les campagnes ne produisaient que des ronces ?
J’ai choisi pour mon habitation un des moins bons terrains qui soient en France cependant rien ne nous y manque : le pays est orné de maisons qu’on eût regardées autrefois comme trop belles ; le pauvre qui veut s’occuper y cesse d’être pauvres ; cette petite province est devenue un jardin riant (5). Il vaut mieux, sans doute, fertiliser sa terre que de se plaindre à Paris de la stérilité de sa terre (6).
Me voilà, Madame, un peu loin de Tancrède : j’abuse du droit de mon âge, j’abuse de vos moments, je tombe dans les digressions, je suis peu en beaucoup de paroles. Ce n’est pas là le caractère de votre esprit ; mais je serais plus diffus si je m’abandonnais aux sentiments de ma reconnaissance. Recevez avec votre bonté ordinaire, Madame, mon attachement et mon respect, que rien ne peut altérer jamais.
Ferney en Bourgogne, 10 Octobre 1759.
1 – C’est un trait que Voltaire décoche ici. (G.A.)
2 – Il avait connu la Pompadour chez les Pâris. (G.A.)
3 – Voici le terrible bout de phrase dont on lui fit un crime. (G.A.)
4 – Lyon. (G.A.)
5 – S’il fait ce tableau, c’est qu’il veut remercier par sous-entendu madame de Pompadour à laquelle il doit la franchise d’impôts dont jouissent ses terres. (G.A.)
6 – La France était alors obérée et surchargée d’impôts, mais les campagnes étaient cultivées ; et, si l’on avait comparé la masse des impôts avec la somme du produit net des terres peut-être l’aurait-on trouvée dans une moindre proportion que du temps de Charles IX, de Henri III, ou même de Henri IV. Si on avait comparé de même la somme de ce produit net au nombre des hommes employés à la culture, on l’aurait trouvée dans un rapport plus grand. Il résulte de cette seconde comparaison, qu’il pouvait y avoir, en 1760, plus de valeurs réelles qu’on pouvait employer à payer la main-d’œuvre des travaux d’industrie et de construction, que dans des temps regardés comme plus heureux. L’impôt est injuste lorsqu’il excède les dépenses nécessaires et strictement nécessaires à la prospérité publique ; il est alors un véritable vol fait aux contribuables. Il est injuste encore lorsqu’il n’est pas distribué proportionnellement aux propriétés de chacun. Il est tyrannique lorsque sa forme assujettit les citoyens à des gênes ou à des vexations inutiles ; mais il n’est destructeur de la richesse nationale que lorsque, soit par sa grandeur, soit par sa forme, il diminue l’intérêt de former des entreprises de culture, ou qu’il les fait négliger. Il n’était pas encore parvenu à ce point en 1760 ; et, quoiqu’il y eût en France beaucoup de malheureux, quoique le peuple gémît sous le poids de la fiscalité, le royaume était encore riche et bien cultivé. Tout était si peu perdu à cette époque que quelques années d’une bonne administration eussent alors suffi pour tout réparer. Ce que dit ici Voltaire était donc très vrai, mais ce n’était en aucune manière une excuse pour ceux qui gouvernaient. (K.)