TANCREDE - Partie 10
Photo de JAMES
TANCRÈDE.
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ACTE TROISIÈME.
SCÈNE V.
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ORBASSAN, ARGIRE, TANCRÈDE
CHEVALIERS, SUITE.
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ORBASSAN, à Argire.
L’Etat est en danger, songeons à lui, seigneur.
Nous prétendions demain sortir de nos murailles ;
Nous sommes prévenus. Ceux qui nous ont trahis
Sans doute avertissaient nos cruels ennemis.
Solamir veut tenter le destin des batailles ;
Nous marcherons à lui. Vous, si vous m’en croyez,
Dérobez à vos yeux un spectacle funeste,
Insupportable, horrible à nos sens effrayés.
ARGIRE.
Il suffit, Orbassan ; tout l’espoir qui me reste
C’est d’aller expirer au milieu des combats.
(Montrant Tancrède.)
Ce brave chevalier y guidera mes pas :
Et, malgré les horreurs dont ma race est flétrie,
Je périrai du moins en servant ma patrie.
ORBASSAN.
Des sentiments si grands sont bien dignes de vous.
Allez aux musulmans porter vos derniers coups :
Mais, avant tout, fuyez cet appareil barbare,
Si peu fait pour vos yeux, et déjà qu’on prépare.
ARGIRE.
Ah ! grand Dieu !
ORBASSAN.
Les regards paternels
Doivent se détourner de ces objets cruels.
Ma place me retient, et mon devoir sévère
Veut qu’ici je contienne un peuple téméraire :
L’inexorable loi ne sait rien ménager ;
Tout horrible qu’elle est, je la dois protéger.
Mais vous, qui n’avez point cet affreux ministère,
Qui peut vous retenir, et qui peut vous forcer
A voir couler le sang que la loi va verser ?
On vient ; éloignez-vous.
TANCRÈDE, à Argire.
Non, demeurez, mon père.
ORBASSAN.
Et qui donc êtes-vous ?
TANCRÈDE.
Votre ennemi, seigneur,
L’ami de ce vieillard, peut-être son vengeur,
Peut-être autant que vous à l’Etat nécessaire.
SCÈNE VI.
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La scène s’ouvre : on voit AMÉNAÏDE au milieu des gardes
LES CHEVALIERS, LE PEUPLE, remplissent la place.
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ARGIRE, à Tancrède.
Généreux inconnu, daignez me soutenir ;
Cachez-moi ces objets …C’est ma fille elle-même (1).
TANCRÈDE.
Quels moments pour tous trois !
AMÉNAÏDE.
O justice suprême !
Toi qui vois le passé, le présent, l’avenir,
Tu lis seule en mon cœur, toi seule est équitable ;
Des profanes humains la foule impitoyable
Parle et juge en aveugle, et condamne au hasard,
Chevaliers, citoyens, vous qui tous avez part
Au sanguinaire arrêt porté contre ma vie,
Ce n’est pas devant vous que je me justifie.
Que ce ciel qui m’entend juge entre vous et moi.
Organes odieux d’un jugement inique,
Oui, je vous outrageais ; j’ai trahi votre loi ;
Je l’avais en horreur, elle était tyrannique :
Oui, j’offensais un père, il a forcé mes vœux ;
J’offensais Orbassan, qui, fier et rigoureux,
Prétendait sur mon âme une injuste puissance.
Citoyens, si la mort est due à mon offense,
Frappez ; mais écoutez, sachez tout mon malheur :
Qui va répondre à Dieu parle aux hommes sans peur.
Et vous mon père, et vous, témoin de mon supplice,
Qui ne deviez pas l’être, et de qui la justice.
(Apercevant Tancrède.)
Aurait pu… Ciel ! ô ciel ! qui vois-je à ses côtés ?
Est-ce lui ? je me meurs.
(Elle tombe évanouie entre les gardes.)
TANCRÈDE.
Ah ! ma seule présence
Est pour elle un reproche : il n’importe … Arrêtez,
Ministres de la mort, suspendez la vengeance ;
Arrêtez, citoyens, j’entreprends sa défense,
Je suis son chevalier c’est le plus beau partage ;
Que l’on ouvre la lice à l’honneur, au courage ;
Que les juges du camp fassent tous les apprêts.
Toi, superbe Orbassan, c’est toi que je défie ;
Viens mourir de mes mains ou m’arracher la vie ;
Tes exploits et ton nom ne sont pas sans éclat ;
Tu commandes ici, je veux t’en croire digne,
Je jette devant toi le gage du combat.
(Il jette son gantelet sur la scène.)
L’oses-tu relever ?
ORBASSAN.
Ton arrogance insigne
Ne mériterait pas qu’on te fît cet honneur :
(Il fait signe à son écuyer de ramasser le gage de bataille.)
Je le fais à moi-même ; et, consultant mon cœur,
Respectant ce vieillard qui daigne ici t’admettre,
Je veux bien avec toi descendre à me commettre,
Et daigner te punir de m’oser défier
Quel est ton rang, ton nom ? ce simple bouclier
Semble nous annoncer peu de marques de gloire.
TANCRÈDE.
Peut-être il en aura des mains de la victoire.
Pour mon nom, je le tais, et tel est mon dessein ;
Mais je te l’apprendrai les armes à la main.
Marchons.
ORBASSAN.
Qu’à l’instant même on ouvre la barrière ;
Qu’Aménaïde ici ne soit plus prisonnière
Jusqu’à l’événement de ce léger combat.
Vous, sachez, compagnons, qu’en quittant la carrière,
Je marche à votre tête, et je défends l’Etat.
D’un combat singulier la gloire est périssable ;
Mais servir la patrie est l’honneur véritable.
TANCRÈDE.
Viens ; et vous, chevaliers, j’espère qu’aujourd’hui
L’Etat sera sauvé par d’autres que par lui.
SCÈNE VII.
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ARGIRE, sur le devant.
AMÉNAÏDE, au fond, à qui l’on a ôté ses fers.
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AMÉNAÏDE, revenant à elle.
Ciel ! que deviendra-t-il ? Si l’on sait sa naissance,
Il est perdu.
ARGIRE.
Ma fille…
AMÉNAÏDE, appuyée sur Fanie, et se retournant vers son père.
Ah ! que me voulez-vous ?
Vous m’avez condamnée.
ARGIRE.
O destin en courroux !
Voulez-vous, ô mon Dieu ! qui prenez sa défense,
Ou pardonner sa faute, ou venger l’innocence ?
Quels bienfaits à mes yeux daignez-vous accorder ?
Est-ce justice ou grâce ? Ah ! je tremble et j’espère.
Qu’as-tu fait ? et comment dois-je te regarder ?
Avec quels yeux, hélas !
AMÉNAÏDE.
Avec les yeux d’un père.
Votre fille est encore au bord de son tombeau.
Je ne sais si le ciel me sera favorable :
Rien n’est changé, je suis encor sous le couteau (2).
Mais si vous êtes père, ôtez-moi de ces lieux ;
Dérobez votre fille, accablée, expirante,
A tout cet appareil, à la foule insultante
Qui sur mon infortune arrête ici ses yeux,
Observe mes affronts, et contemple des larmes
Dont la cause est si belle … et qu’on ne connaît pas.
ARGIRE.
Viens ; mes tremblantes mains rassureront tes pas.
Ciel ! de son défenseur favorisez les armes,
Ou d’un malheureux père avancez le trépas (3).
1 – Voltaire, racontant la manière dont il jouait ce rôle chez lui à Tourney, dit : « Je pleurais avec Tancrède ; je frissonnais quand on amenait ma fille ; je me rejetais dans les bras de Tancrède et de mes suivants. On s’intéresse à moi comme à ma fille. Je suis faible, d’accord ; un vieux bon homme doit l’être ; c’est la nature pure. » (G.A.)
2 – Tout ce passage fut tronqué aux premières représentations par les acteurs… Voltaire demanda à genoux qu’on laissât ce troisième acte tel qu’il était… Je suis encor sous le couteau, est une expression noble et terrible : si on ne la trouve pas ailleurs, tant mieux ; elle a le mérite de la nouveauté, de la vérité, et de l’intérêt. (G.A.)
3 – « Le troisième acte est magnifique, dit M. Hipp. Lucas ; il exerce sur l’imagination toute la séduction de nos vieux fabliaux. » (G.A.)