TANCREDE - Partie 9
Photo de PAPAPOUSS
TANCRÈDE.
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ACTE TROISIÈME.
(1)
SCÈNE IV.
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ARGIRE, dans un des côtés de la scène.
TANCRÈDE, sur le devant.
ALDAMON, loin de lui, dans l’enfoncement.
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ARGIRE.
O ciel ! avance mon trépas.
O mort ! viens me frapper ; c’est ma seule prière.
TANCRÈDE.
Noble Argire, excusez un de ces chevaliers
Qui, contre le Croissant déployant leur bannière,
Dans de si saints combats vont chercher des lauriers :
Vous voyez le moins grand de ces dignes guerriers.
Je venais … Pardonnez… dans l’état où vous êtes,
Si je mêle à vos pleurs mes larmes indiscrètes.
ARGIRE.
Ah ! vous êtes le seul qui m’osiez consoler ;
Tout le reste me fuit, ou cherche à m’accabler.
Vous-même, pardonnez à mon désordre extrême.
A qui parlé-je ? hélas !
TANCRÈDE.
Je suis un étranger,
Plein de respect pour vous, touché comme vous-même,
Honteux, et frémissant de vous interroger ;
Malheureux comme vous… Ah ! par pitié… de grâce,
Une seconde fois excusez tant d’audace.
Est-il vrai ?... votre fille !... est-il possible ?...
ARGIRE.
Hélas !
Il est trop vrai, bientôt on la mène au trépas.
TANCRÈDE.
Elle est coupable ?
ARGIRE, avec des soupirs et des pleurs.
Elle est … la honte de son père (1).
TANCRÈDE.
Votre fille !... Seigneur, nourri loin de ces lieux,
Je pensais, sur le bruit de son nom glorieux,
Que si la vertu même habitait sur la terre,
Le cœur d’Aménaïde était son sanctuaire.
Elle est coupable ! ô jour ! ô détestables bords !
Jour à jamais affreux !
ARGIRE.
Ce qui me désespère,
Ce qui creuse ma tombe, et ce qui chez les morts
Avec plus d’amertume encor me fait descendre,
C’est qu’elle aime son crime, et qu’elle est sans remords :
Aussi nul chevalier ne cherche à la défendre :
Ils ont en gémissant signé l’arrêt mortel ;
Et, malgré notre usage antique et solennel,
Si vanté dans l’Europe, et si cher au courage,
De défendre en champ clos le sexe qu’on outrage,
Celle qui fut ma fille à mes yeux va périr,
Sans trouver un guerrier qui l’ose secourir.
Ma douleur s’en accroît, ma honte s’en augmente ;
Tout frémit, tout se tait, aucun ne se présente.
TANCRÈDE.
Il s’en présentera ; gardez-vous d’en douter.
ARGIRE.
De quel espoir, seigneur, daignez-vous me flatter ?
TANCRÈDE.
Il s’en présentera, non pas pour votre fille,
Elle est loin d’y prétendre et de le mériter,
Mais pour l’honneur sacré de sa noble famille,
Pour vous, pour votre gloire, et pour votre vertu.
ALDAMON.
Vous rendez quelque vie à ce cœur abattu.
Eh ! qui, pour nous défendre, entrera dans la lice ?
Nous sommes en horreur, on est glacé d’effroi ;
Qui daignera me tendre une main protectrice ?
Je n’ose m’en flatter… Qui combattra !
TANCRÈDE.
Qui ? moi.
Moi, dis-je ; et si le ciel seconde ma vaillance,
Je demande de vous, seigneur, pour récompense,
De partir à l’instant sans être retenu,
Sans voir Aménaïde, et sans être connu.
ARGIRE.
Ah ! seigneur, c’est le ciel, c’est Dieu qui vous envoie.
Mon cœur triste et flétri ne peut goûter de joie :
Mais je sens que j’expire avec moins de douleur.
Ah ! ne puis-je savoir à qui, dans mon malheur,
Je dois tant de respect et de reconnaissance ?
Tout annonce à mes yeux votre haute naissance :
Hélas ! qui vois-je en vous ?
TANCRÈDE.
Vous voyez un vengeur.
1 – « Il est très naturel et même indispensable, écrit Voltaire aux d’Argental, que Tancrède croie Aménaïde coupable, puisque son père même avoue à Tancrède qu’il n’est que trop sûr du crime de sa fille. (G.A.)