TANCREDE - Partie 12
Photo de PAPAPOUSS
TANCRÈDE.
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ACTE QUATRIÈME.
SCÈNE III.
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TANCRÈDE, ALDAMON, PLUSIEURS CHEVALIERS.
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CATANE.
Nos chevaliers sont prêts ; le temps est précieux.
TANCRÈDE.
Oui, j’en ai trop perdu : je m’arrache à ces lieux ;
Je vous suis, c’en est fait.
SCÈNE IV.
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TANCRÈDE, AMÉNAÏDE, ALDAMON,
FANIE, CHEVALIERS.
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AMÉNAÏDE, arrivant avec précipitation.
O mon dieu tutélaire !
Maître de mon destin, j’embrasse vos genoux.
(Tancrède la relève, mais en se détournant.)
Ce n’est point m’abaisser ; et mon malheureux père
A vos pieds, comme moi, va tomber devant vous.
Pourquoi nous dérober votre auguste présence ?
Qui pourra condamner ma juste impatience ?
Je m’arrache à ses bras… mais ne puis-je, seigneur,
Me permettre ma joie, et montrer tout mon cœur ?
Je n’ose vous nommer… et vous baissez la vue…
Ne puis-je vous revoir, en cet affreux séjour,
Qu’au milieu des bourreaux qui m’arrachaient le jour ?
Vous êtes consterné … mon âme est confondue :
Je crains de vous parler… quelle contrainte, hélas !
Vous détournez les yeux… vous ne m’écoutez pas.
TANCRÈDE, d’une voix entrecoupée.
Retournez… consolez ce vieillard que j’honore ;
D’autres soins plus pressants me rappellent encore.
Envers vous, envers lui, j’ai rempli mon devoir,
J’en ai reçu le prix… je n’ai point d’autre espoir :
Trop de reconnaissance est un fardeau peut-être ;
Mon cœur vous en dégage… et le vôtre est le maître
De pouvoir à son gré disposer de son sort.
Vivez heureuse… et moi, je vais chercher la mort.
SCÈNE V.
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AMÉNAÏDE, FANIE.
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AMÉNAÏDE.
Veillé-je ? et du tombeau suis-je en effet sortie ?
Est-il vrai que le ciel m’ait rendue à la vie ?
Ce jour, ce triste jour éclaire-t-il mes yeux ?
Ce que je viens d’entendre, ô ma chère Fanie !
Est un arrêt de mort plus dur, plus odieux,
Plus affreux que les lois qui m’avaient condamnée.
FANIE.
L’un et l’autre est horrible à mon âme étonnée.
AMÉNAÏDE.
Est-ce Tancrède, ô ciel ! qui vient de me parler ?
As-tu vu sa froideur altière, avilissante,
Ce courroux dédaigneux dont il m’ose accabler ?
Fanie, avec horreur il voyait son amante !
Il m’arrache à la mort, et c’est pour m’immoler !
Qu’ai-je donc fait, Tancrède ? ai-je pu vous déplaire ?
FANIE.
Il est vrai que son front respirait la colère ;
Sa voix entrecoupée affectait des froideurs ;
Il détournait les yeux, mais il cachait ses pleurs.
AMÉNAÏDE.
Il me rebute, il fuit, me renonce, et m’outrage !
Quel changement affreux a formé cet orage ?
Que veut-il ? quelle offense excite son courroux ?
De qui dans l’univers peut-il être jaloux ?
Oui, je lui dois la vie, et c’est toute ma gloire.
Seul objet de mes vœux, il est mon seul appui.
Je mourais, je le sais, sans lui, sans sa victoire ;
Mais s’il sauva mes jours, je les perdais pour lui.
FANIE.
Il le peut ignorer ; la voix publique entraîne ;
Même en s’en défiant, on lui résiste à peine.
Cet esclave, sa mort, ce billet malheureux,
Le nom de Solamir, l’éclat de sa vaillance,
L’offre de son hymen, l’audace de ses feux,
Tout parlait contre vous, jusqu’à votre silence,
Ce silence si fier, si grand, si généreux,
Qui dérobait Tancrède à l’injuste vengeance
De vos communs tyrans armés contre vous deux.
Quels yeux pouvaient percer ce voile ténébreux ?
Le préjugé l’emporte, et l’on croit l’apparence.
AMÉNAÏDE.
Lui ? me croire coupable !
FANIE.
Ah ! s’il peut s’abuser,
Excusez un amant.
AMÉNAÏDE, reprenant sa fierté et ses forces.
Rien ne peut l’excuser…
Quand l’univers entier m’accuserait d’un crime :
Sur son jugement seul un grand homme appuyé
A l’univers séduit oppose son estime.
Il aura donc pour moi combattu par pitié !
Cet opprobre est affreux, et j’en suis accablée.
Hélas ! mourant pour lui, je mourais consolée ;
Et c’est lui qui m’outrage et m’ose soupçonner !
C’en est fait ; je ne veux jamais lui pardonner ;
Ses bienfaits sont toujours présents à ma pensée,
Ils resteront gravés dans mon âme offensée :
Mais, s’il a pu me croire indigne de sa foi,
C’est lui qui pour jamais est indigne de moi.
Ah ! de tous mes affronts c’est le plus grand peut-être.
FANIE.
Mais il ne connaît pas…
AMÉNAÏDE.
Il devait me connaître ;
Il devait respecter un cœur tel que le mien ;
Il devait présumer qu’il était impossible
Que jamais je trahisse un si noble lien.
Ce cœur est aussi fier que son bras invincible ;
Ce cœur était en tout aussi grand que le sien,
Moins soupçonneux, sans doute, et surtout plus sensible.
Je renonce à Tancrède, au reste des mortels ;
Ils sont faux ou méchants, ils sont faibles, cruels,
Ou trompeurs, ou trompés : et ma douleur profonde,
En oubliant Tancrède, oubliera tout le monde.