TANCREDE - Partie 11
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TANCRÈDE.
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ACTE QUATRIÈME.
SCÈNE I.
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TANCRÈDE, LORÉDAN, CHEVALIERS.
(Marche guerrière : on porte les armes de Tancrède devant lui.)
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LORÉDAN.
Seigneur, votre victoire est illustre et fatale :
Vous nous avez privés d’un brave chevalier,
Dont le cœur à l’Etat se livrait tout entier,
Et de qui la valeur fut à la vôtre égale ;
Ne pouvons-nous savoir votre nom, votre sort ?
TANCRÈDE, dans l’attitude d’un homme pensif et affligé.
Orbassan ne l’a su qu’en recevant la mort ;
Il emporte au tombeau mon secret et ma haine.
De mon sort malheureux ne soyez point en peine ;
Si je puis vous servir, qu’importe qui je sois ?
LORÉDAN.
Demeurez ignoré, puisque vous voulez l’être ;
Mais que votre vertu se fasse ici connaître
Par un courage utile et de dignes exploits.
Les drapeaux du Croissant dans nos champs vont paraître ;
Défendez avec nous notre culte et nos lois ;
Voyez dans Solamir un plus grand adversaire :
Nous perdons notre appui, mas vous le remplacez.
Rendez-nous le héros que vous nous ravissez ;
Le vainqueur d’Orbassan nous devient nécessaire.
Solamir vous attend.
TANCRÈDE.
Oui, je vous ai promis
De marcher avec vous contre vos ennemis ;
Je tiendrai ma parole : et Solamir peut-être
Est plus mon ennemi que celui de l’Etat.
Je le hais plus que vous : mais, quoi qu’il en puisse être,
Sachez que je suis prêt pour ce nouveau combat.
CATANE.
Nous attendons beaucoup d’une telle vaillance ;
Attendez tout aussi de la reconnaissance
Que devra Syracuse à votre illustre bras.
TANCRÈDE.
Il n’en est point pour moi, je n’en exige pas ;
Je n’en veux point, seigneur ; et cette triste enceinte
N’a rien qui désormais soit l’objet de mes vœux.
Si je verse mon sang, si je meurs malheureux,
Je ne prétends ici récompense ni plainte,
Ni gloire ni pitié. Je ferai mon devoir ;
Solamir me verra, c’est là tout mon espoir.
LORÉDAN.
C’est celui de l’Etat ; déjà le temps nous presse.
Ne songeons qu’à l’objet qui tous nous intéresse,
A la victoire ; et vous, qui l’allez partager,
Vous serez averti quand il faudra vous rendre
Au poste où l’ennemi croit bientôt nous surprendre.
Dans le sang musulman tout prêt à nous plonger,
Tout autre sentiment nous doit être étranger,
Ne pensons, croyez-moi, qu’à servir la patrie.
(Les chevaliers sortent.)
TANCRÈDE.
Qu’elle en soit digne ou non, je lui donne ma vie.
SCÈNE II.
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TANCRÈDE, ALDAMON.
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ALDAMON.
Ils ne connaissent pas quel trait envenimé
Est caché dans ce cœur trop noble et trop charmé.
Mais, malgré vos douleurs, et malgré votre outrage,
Ne remplirez-vous pas l’indispensable usage
De paraître en vainqueur aux yeux de la beauté
Qui vous doit son honneur, ses jours, sa liberté,
Et de lui présenter de vos mains triomphantes
D’Orbassan terrassé les dépouilles sanglantes ?
TANCRÈDE.
Non, sans doute, Aldamon, je ne la verrai pas.
ALDAMON.
Eh quoi ! pour la servir vous cherchiez le trépas,
Et vous fuyez loin d’elle ?
TANCRÈDE.
Et son cœur le mérite.
ALDAMON.
Je vois trop à quel point son crime vous irrite ;
Mais pour ce crime, enfin, vous avez combattu.
TANCRÈDE.
Oui, j’ai tout fait pour elle, il est vrai, je l’ai dû.
Je n’ai pu, cher ami, malgré sa perfidie,
Supporter ni sa mort ni son ignominie ;
Et, l’eussé-je aimé moins, comment l’abandonner ?
J’ai dû sauver ses jours, et non lui pardonner.
Qu’elle vive, il suffit, et que Tancrède expire.
Elle regrettera l’amant qu’elle a trahi,
Le cœur qu’elle a perdu, ce cœur qu’elle déchire…
A quel excès, ô ciel ! je lui fus asservi !
Pouvais-je craindre, hélas ! de la trouver parjure ?
Je pensais adorer la vertu la plus pure ;
Je croyais les serments, les autels moins sacrés
Qu’une simple promesse, un mot d’Aménaïde…
ALDAMON.
Tout est-il en ces lieux ou barbare ou perfide ?
A la proscription vos jours furent livrés :
La loi vous persécute, et l’amour vous outrage.
Eh bien ! s’il en est ainsi, fuyons de ce rivage :
Je vous suis au combat ; je vous suis pour jamais,
Loin de ces murs affreux, trop souillés de forfaits.
TANCRÈDE.
Quel charme, dans son crime, à mes esprits rappelle
L’image des vertus que je crus voir en elle ?
Toi, qui me fais descendre avec tant de tourment
Dans l’horreur du tombeau dont je t’ai délivrée,
Odieuse, coupable … et peut-être adorée ?
Toi, qui fais mon destin jusqu’au dernier moment,
Ah ! s’il était possible, ah ! si tu pouvais être
Ce que mes yeux trompés t’ont vu toujours paraître.
Non, ce n’est qu’en mourant que je puis l’oublier ;
Ma faiblesse est affreuse… Il la faut expier,
Il faut périr… mourons, sans nous occuper d’elle.
ALDAMON.
Elle vous a paru tantôt moins criminelle.
L’univers, disiez-vous, au mensonge est livré ;
La calomnie y règne.
TANCRÈDE.
Ah ! tout est avéré,
Tout est approfondi dans cet affreux mystère :
Solamir en ces lieux adora ses attraits ;
Il demanda sa main pour le prix de la paix.
Hélas : l’eût-il osé, s’il n’avait pas su plaire ?
Ils sont d’intelligence. En vain j’ai cru mon cœur,
En vain j’avais douté ; je dois en croire un père :
Le père le plus tendre est son accusateur :
Il condamne sa fille ; elle-même s’accuse ;
Enfin mes yeux l’ont vu ce billet plein d’horreur :
« Puissiez-vous vivre en maître au sein de Syracuse,
Et régner dans nos murs, ainsi que dans mon cœur ! »
Mon malheur est certain.
ALDAMON.
Que ce grand cœur l’oublie ;
Qu’il dédaigne une ingrate à ce point avilie.
TANCRÈDE.
Et pour comble d’horreur, elle a cru s’honorer !
Au plus grand des humains elle a cru se livrer !
Que cette idée encor m’accable et m’humilie !
L’Arabe impérieux domine en Italie ;
Et le sexe imprudent que tant d’éclat séduit,
Ce sexe à l’esclavage en leurs Etats réduit,
Frappé de ce respect que des vainqueurs impriment,
Se livre par faiblesse aux maîtres qui l’oppriment !
Il nous trahit pour eux, nous, son servile appui,
Qui vivons à ses pieds, et qui mourons pour lui !
Ma fierté suffirait, dans une telle injure,
Pour détester ma vie, et pour fuir la parjure.