TANCREDE - Partie 3
Photo de PAPAPOUSS
TANCRÈDE.
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ACTE PREMIER.
SCÈNE II.
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ARGIRE, ORBASSAN.
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ARGIRE.
Eh bien ! brave Orbassan, suis-je enfin votre père ?
Tous vos ressentiments sont-ils bien effacés ?
Pourrai-je en vous d’un fils trouver le caractère ?
Dois-je compter sur vous ?
ORBASSAN.
Je vous l’ai dit assez :
J’aime l’Etat, Argire, il nous réconcilie.
Cet hymen nous rapproche, et la raison nous lie ;
Mais le nœud qui nous joint n’eût point été formé,
Si, dans notre querelle, à jamais assoupie,
Mon cœur, qui vous hait, ne vous eût estimé.
L’amour peut avoir part à ma nouvelle chaîne ;
Mais un si noble hymen, ne sera point le fruit
D’un feu né d’un instant, qu’un autre instant détruit,
Que suit l’indifférence, et trop souvent la haine.
Ce cœur, que la patrie appelle aux champs de Mars,
Ne sait point soupirer au milieu des hasards.
Mon hymen a pour but l’honneur de vous complaire,
Notre union naissante, à tous deux nécessaire,
La splendeur de l’Etat, votre intérêt, le mien ;
Devant de tels objets l’amour a peu de charmes.
Il pourra resserrer un si noble lien ;
Mais sa voix doit ici se taire au bruit des armes.
ARGIRE.
J’estime en un soldat cette mâle fierté ;
Mais la franchise plaît et non l’austérité.
J’espère que bientôt ma chère Aménaïde
Pourra fléchir en vous ce courage rigide.
C’est peu d’être un guerrier ; la modeste douceur
Donne un prix aux vertus, et sied à la valeur.
Vous sentez que ma fille au sortir de l’enfance,
Dans nos temps orageux de trouble et de malheur,
Par sa mère élevée à la cour de Byzance,
Pourrait s’effaroucher de ce sévère accueil,
Qui tient de la rudesse, et ressemble à l’orgueil.
Pardonnez aux avis d’un vieillard et d’un père.
ORBASSAN.
Vous-même pardonnez à mon humeur austère :
Elevé dans nos camps, je préférai toujours
A ce mérite faux des politesses vaines,
A cet art de flatter, à cet esprit des cours,
La grossière vertu des mœurs républicaines :
Mais je sais respecter la naissance et le rang
D’un estimable objet formé de votre sang ;
Je prétends par mes soins mériter qu’elle m’aime,
Vous regarder en elle, et m’honorer moi-même.
ARGIRE.
Par mon ordre en ces lieux elle avance vers vous.
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SCÈNE III.
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ARGIRE, ORBASSAN, AMÉNAÏDE.
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ARGIRE.
Le bien de cet Etat, les voix de Syracuse,
Votre père, le ciel, vous donnent un époux ;
Leurs ordres réunis ne souffrent point d’excuse.
Ce noble chevalier, qui se rejoint à moi,
Aujourd’hui par ma bouche a reçu votre foi.
Vous connaissez son nom, son rang, sa renommée ;
Puissant dans Syracuse, il commande l’armée ;
Tous les droits de Tancrède entre ses mains remis…
AMÉNAÏDE, à part.
De Tancrède !
ARGIRE.
A mes yeux sont le moins digne prix
Qui relève l’éclat d’une telle alliance.
ORBASSAN.
Elle m’honore assez, seigneur ; et sa présence
Rend plus cher à mon cœur le don que je reçois.
Puissé-je, en méritant vos bontés et son choix,
Du bonheur de tous trois confirmer l’espérance !
AMÉNAÏDE.
Mon père, en tous les temps je sais que votre cœur
Sentit tous mes chagrins, et voulut mon bonheur.
Votre choix me destine un héros en partage ;
Et quand ces longs débats qui troublèrent vos jours,
Grâce à votre sagesse, ont terminé leur cours,
Du nœud qui vous rejoint votre fille est le gage !
D’une telle union je conçois l’avantage.
Orbassan permettra que ce cœur étonné,
Qu’opprima dès l’enfance un sort toujours contraire,
Par ce changement même au trouble abandonné,
Se recueille un moment dans le sein de son père.
ORBASSAN.
Vous le devez, madame ; et loin de m’opposer
A de tels sentiments, dignes de mon estime,
Loin de vous détourner d’un soin si légitime,
Des droits que j’ai sur vous je craindrais d’abuser.
J’ai quitté nos guerriers, je revole à leur tête :
C’est peu d’un tel hymen, il le faut mériter ;
La victoire en rend digne ; et j’ose me flatter
Que bientôt des lauriers en orneront la fête.
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SCÈNE IV.
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ARGIRE, AMÉNAÏDE.
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ARGIRE.
Vous semblez interdite ; et vos yeux pleins d’effroi,
De larmes obscurcis, se détournent de moi.
Vos soupirs étouffés semblent me faire injure :
La bouche obéit mal lorsque le cœur murmure.
AMÉNAÏDE.
Seigneur, je l’avouerai, je ne m’attendais pas
Qu’après tant de malheurs, et de si longs débats,
Le parti d’Orbassan dût être un jour le vôtre ;
Que mes tremblantes mains uniraient l’un et l’autre,
Et que votre ennemi dût passer dans mes bras.
Je n’oublierai jamais que la guerre civile
Dans vos propres foyers vous priva d’un asile ;
Que ma mère, à regret, évitant le danger,
Chercha loin de nos murs un rivage étranger ;
Que des bras paternels avec elle arrachée,
A ses tristes destins dans Byzance attachée,
J’ai partagé longtemps les maux qu’elle a soufferts.
Au sortir du berceau j’ai connu les revers :
J’appris sous une mère, abandonnée, errante,
A supporter l’exil et le sort des proscrits,
L’accueil impérieux d’une cour arrogante,
Et la fausse pitié, pire que les mépris.
Dans un sort avili noblement élevée,
De ma mère bientôt cruelle privée,
Je me vis seule au monde, en proie à mon effroi,
Roseau faible et tremblant, n’ayant d’appui que moi.
Votre destin changea. Syracuse en alarmes
Vous remit dans vos biens, vous rendit vos honneurs,
Se reposa sur vous du destin de ses armes,
Et de ses murs sanglants repoussa ses vainqueurs.
Dans le sein paternel je me vis rappelée,
Un malheur inouï m’en avait exilée :
Peut-être j’y reviens pour un malheur nouveau.
Vos mains de mon hymen allument le flambeau.
Je sais quel intérêt, quel espoir vous anime ;
Mais de vos ennemis je me vis la victime :
Je suis enfin la vôtre ; et ce jour dangereux
Peut-être de nos jours sera le plus affreux.
ARGIRE.
Il sera fortuné, c’est à vous de m’en croire.
Je vous aime, ma fille, et j’aime votre gloire.
On a trop murmuré quand ce fier Solamir,
Pour le prix de la paix qu’il venait nous offrir,
Osa me proposer de l’accepter pour gendre ;
Je vous donne au héros qui marche contre lui,
Au plus grand des guerriers armés pour nous défendre,
Autrefois mon émule, à présent notre appui.
AMÉNAÏDE.
Quel appui ! vous vantez sa superbe fortune ;
Mes vœux plus modérés la voudraient plus commune.
Je voudrais qu’un héros si fier et si puissant
N’eût point, pour s’agrandir dépouillé l’innocent.
ARGIRE.
Du conseil, il est vrai, la prudence sévère
Veut punir dans Tancrède une race étrangère :
Elle abusa longtemps de son autorité ;
Elle a trop d’ennemis.
AMÉNAÏDE.
Seigneur, ou je m’abuse,
Ou Tancrède est encore aimé dans Syracuse.
ARGIRE.
Nous rendons tous justice à son cœur indompté ;
Sa valeur a, dit-on, subjugué l’Illyrie ;
Mais plus il a servi sous l’aigle des césars,
Moins il doit espérer de revoir sa patrie :
Il est par un décret chassé de nos remparts.
AMÉNAÏDE.
Pour jamais ! lui ? Tancrède ?
ARGIRE.
Oui, l’on craint sa présence :
Et si vous l’avez vu dans les murs de Byzance,
Vous savez qu’il nous hait.
AMÉNAÏDE.
Je ne le croyais pas.
Ma mère avait pensé qu’il pouvait être encore
L’appui de Syracuse et le vainqueur du Maure ;
Et lorsque dans ces lieux des citoyens ingrats
Pour ce fier Orbassan contre vous s’animèrent,
Qu’ils ravirent vos biens, et qu’ils vous opprimèrent,
Tancrède aurait pour vous affronté le trépas.
C’est tout ce que j’ai su.
ARGIRE.
C’est trop, Aménaïde.
Rendez-vous aux conseils d’un père qui vous guide ;
Conformez-vous au temps, conformez-vous aux lieux.
Solamir, et Tancrède, et la cour de Byzance,
Sont tous également en horreur à nos yeux.
Votre bonheur dépend de votre complaisance.
J’ai pendant soixante ans combattu pour l’Etat ;
Je le servis injuste et le chéris ingrat :
Je dois penser ainsi jusqu’à ma dernière heure.
Prenez mes sentiments et, devant que je meure,
Consolez mes vieux ans dont vous faites l’espoir.
Je suis prêt à finir une vie orageuse :
La vôtre doit couler sous les lois du devoir ;
Et je mourrai content si vous vivez heureuse.
AMÉNAÏDE.
Ah ! seigneur ! croyez-moi, parlez moins de bonheur.
Je ne regrette point la cour d’un empereur.
Je vous ai consacré mes sentiments, ma vie ;
Mais, pour en disposer, attendez quelques jours.
Au crédit d’Orbassan trop d’intérêt vous lie :
Ce crédit si vanté doit-il durer toujours ?
Il peut tomber ; tout change, et ce héros peut-être
S’est trop tôt déclaré votre gendre et mon maître.
ARGIRE.
Comment ? que dites-vous ?
AMÉNAÏDE.
Cette témérité
Est peu respectueuse, et vous semble une injure.
Je sais que dans les cours mon sexe plus flatté
Dans votre république a moins de liberté :
A Byzance on le sert ; ici la loi plus dure
Veut de l’obéissance, et défend le murmure.
Les musulmans altiers, trop longtemps vos vainqueurs,
Ont changé la Sicile, ont endurci vos mœurs :
Mais qui peut altérer vos bontés paternelles ?
ARGIRE.
Vous seule, vous, ma fille, en abusant trop d’elles.
De tout ce que j’entends mon esprit est confus :
J’ai permis vos délais, mais non pas vos refus ;
La loi ne peut plus rompre un nœud si légitime :
La parole est donnée ; y manquer est un crime.
Vous me l’avez bien dit, je suis né malheureux :
Jamais aucun succès n’a couronné mes vœux.
Tous les jours de ma vie ont été des orages.
Dieu puissant ! détournez ces funestes présages :
Et puisse Aménaïde, en formant ces liens,
Se préparer des jours moins tristes que les miens !