TANCREDE - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

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TANCRÈDE.

 

 

 

 

 

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PERSONNAGES.

 

 

 

ARGIRE                            Chevaliers.

TANCRÈDE                     Chevaliers.

ORBASSAN                     Chevaliers.

LORÉDAN                       Chevaliers.

CATANE                          Chevaliers.

ALDAMON                      Soldat.

AMÉNAÏDE                     Fille d’Argire.

FANIE                             Suivante d’Aménaïde.

CHEVALIERS                assistant au conseil.

ÉCUYERS, SOLDATS, PEUPLE.

 

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La scène est à Syracuse, d’abord dans le palais d’Argire, et dans une salle du conseil, ensuite dans une place publique sur laquelle cette salle est construite.

 

L’époque de l’action est de l’année 1005. Les Sarrasins d’Afrique avaient conquis toute la Sicile au neuvième siècle ; Syracuse avait secoué leur joug. Des gentilshommes normands commencèrent à s’établir vers Salerne, dans la Pouille. Les empereurs grecs possédaient Messine, les Arabes tenaient Palerme et Agrigente.

 

 

 

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ACTE PREMIER.

 

 

SCÈNE I.

 

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ASSEMBLÉE DES CHEVALIERS, rangés en demi-cercle.

 

 

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ARGIRE.

 

Illustres chevaliers, vengeurs de la Sicile,

Qui daignez, par égard au déclin de mes ans,

Vous assembler chez moi pour chasser nos tyrans,

Et former un Etat triomphant et tranquille ;

Syracuse en ses murs a gémi trop longtemps

Des desseins avortés d’un courage inutile.

Il est temps de marcher à ces fiers musulmans,

Il est temps de sauver d’un naufrage funeste

Le plus grand de nos biens, le plus cher qui nous reste,

Le droit le plus sacré des mortels généreux,

La liberté : c’est là que tendent tous nos vœux.

Deux puissants ennemis de notre république,

Des droits des nations, du bonheur des humains,

Les césars de Byzance, et les fiers Sarrasins,

Nous menacent encor de leur joug tyrannique.

Ces despotes altiers, partageant l’univers,

Se disputent l’honneur de nous donner des fers.

Le Grec a sous ses lois les peuples de Messine ;

Le hardi Solamir insolemment domine

Sur les fertiles champs couronnés par l’Etna,

Dans les murs d’Agrigente, aux campagnes d’Enna,

Et tout de Syracuse annonçait la ruine.

Mais nos communs tyrans, l’un de l’autre jaloux,

Armés pour nous détruire, ont combattu pour nous ;

Ils ont perdu leur force en disputant leur proie.

A notre liberté le ciel ouvre une voie ;

Le moment est propice, il en faut profiter.

La grandeur musulmane est à son dernier âge ;

On commence en Europe à la moins redouter.

Dans la France un Martel, en Espagne un Pélage,

Le grand Léon (1), dans Rome, armé d’un saint courage,

Nous ont assez appris comme on peut la dompter (2).

Je sais qu’aux factions Syracuse livrée

N’a qu’une liberté faible et mal assurée.

Je ne veux point ici vous rappeler ces temps

Où nous tournions sur nous nos armes criminelles,

Où l’Etat répandait le sang de ses enfants.

Etouffons dans l’oubli nos indignes querelles.

Orbasan, qu’il ne soit qu’un parti parmi nous,

Celui du bien public, et du salut de tous.

Que de notre union l’Etat puisse renaître ;

Et, si de nos égaux nous fûmes trop jaloux,

Vivons et périssons sans avoir eu de maître.

 

ORBASSAN.

 

Argire, il est trop vrai que les divisions

Ont régné trop longtemps entre nos deux maisons :

L’Etat en fut troublé : Syracuse n’aspire

Qu’à voir les Orbassans unis au sang d’Argire.

Aujourd’hui l’un par l’autre il faut nous protéger.

En citoyen zélé j’accepte votre fille ;

Je servirai l’Etat, vous, et votre famille ;

Et, du pied des autels, où je vais m’engager,

Je marche à Solamir, et je cours vous venger.

Mais ce n’est pas assez de combattre le Maure ;

Sur d’autres ennemis il faut jeter les yeux :

Il fut d’autres tyrans non moins pernicieux,

Que peut-être un vil peuple ose chérir encore.

De quel droit les Français, portant partout leurs pas,

Se sont-ils établis dans nos riches climats ?

De quel droit un Coucy (3) vint-il dans Syracuse,

Des rives de la Seine aux bords de l’Arétuse ?

D’abord modeste et simple, il voulut vous servir ;

Bientôt fier et superbe, il se fit obéir.

Sa race, accumulant d’immenses héritages,

Et d’un peuple ébloui maîtrisant les suffrages,

Osa sur ma famille élever sa grandeur.

Nous l’en avons punie, et malgré sa faveur

Nous voyons ses enfants bannis de nos rivages.

Tancrède (4), un rejeton de ce sang dangereux,

Des murs de Syracuse éloigné dès l’enfance,

A servi, nous dit-on, les césars de Byzance ;

Il est fier outragé, sans doute valeureux ;

Il doit haïr nos lois, il cherche la vengeance.

Tout Français est à craindre : on voit même en nos jours

Trois simples écuyers (5), sans bien et sans secours,

Sortir des flancs glacés de l’humide Neustrie (6),

Aux champs Apuliens (7) se faire une patrie ;

Et, n’ayant pour tout droit que celui des combats,

Chasser les possesseurs, et fonder des Etats.

Grecs, Arabes, Français, Germains, tout nous dévore ;

Et nos champs, malheureux par leur fécondité,

Appellent l’avarice et la rapacité

Des brigands du Midi, du Nord, et de l’Aurore.

Nous devons nous défendre ensemble et nous venger.

J’ai vu plus d’une fois Syracuse trahie ;

Maintenons notre loi, que rien ne doit changer ;

Elle condamne à perdre et l’honneur et la vie

Quiconque entretiendrait avec nos ennemis

Un commerce secret fatal à son pays.

A l’infidélité l’indulgence encourage.

On ne doit épargner ni le sexe ni l’âge.

Venise ne fonda sa fière autorité

Que sur la défiance et la sévérité :

Imitons sa sagesse en perdant les coupables.

 

 

LORÉDAN.

 

Quelle honte en effet, dans nos jours déplorables,

Que Solamir, un Maure, un chef de musulmans,

Dans la Sicile encore ait tant de partisans !

 Que partout dans cette île et guerrière et chrétienne,

Que même parmi nous, Solamir entretienne

Des sujets corrompus, vendus à ses bienfaits !

Tantôt chez les césars occupé de nous nuire,

Tantôt dans Syracuse ayant su s’introduire,

Nous préparant la guerre, et nous offrant la paix,

Et pour nous désunir soigneux de nous séduire !

Un sexe dangereux, dont les faibles esprits

D’un peuple encor plus faible attirent les hommages,

Toujours des nouveautés et des héros épris,

A ce Maure imposant prodigua ses suffrages.

Combien de citoyens aujourd’hui prévenus

Pour ces arts séduisants que l’Arabe cultive (8) !

Arts trop pernicieux, dont l’éclat les captive

A nos vrais chevaliers noblement inconnus.

Que notre art soit de vaincre, et je n’en veux point d’autre.

J’espère en ma valeur, j’attends tout de la vôtre ;

Et j’approuve surtout cette sévérité

Vengeresse des lois et de la liberté.

Pour détruire l’Espagne, il a suffi d’un traître (9) :

Il en fut parmi nous : chaque jour en voit naître.

Mettons un frein terrible à l’infidélité ;

Au salut de l’Etat que toute pitié cède ;

Combattons Solamir, et proscrivons Tancrède.

Tancrède, né d’un sang parmi nous détesté,

Est plus à craindre encor pour notre liberté.

Dans le dernier conseil, un décret juste et sage

Dans les mains d’Orbassan remit son héritage,

Pour confondre à jamais nos ennemis cachés,

A ce nom de Tancrède en secret attachés ;

Du vaillant Orbassan c’est le juste partage,

Sa dot, sa récompense (10).

 

 

CATANE.

 

Oui, nous y souscrivons.

Que Tancrède, s’il veut, soit puissant à Byzance ;

Qu’une cour odieuse honore sa vaillance ;

Il n’a rien à prétendre aux lieux où nous vivons.

Tancrède, en se donnant un maître despotique,

A renoncé lui-même à nos sacrés remparts :

Plus de retour pour lui ; l’esclave des césars

Ne doit rien posséder dans une république.

Orbassan de nos lois est le plus ferme appui,

Et l’Etat, qu’il soutient, ne pouvait moins pour lui.

Tel  est mon sentiment.

 

ARGIRE.

 

Je vois en lui mon gendre ;

Ma fille m’est bien chère, il est vrai ; mais enfin

Je n’aurais point pour eux dépouillé l’orphelin :

Vous savez qu’à regret on m’y vit condescendre.

 

LORÉDAN.

 

Blâmez-vous le sénat ?

 

ARGIRE.

 

Non, je hais la rigueur ;

Mais toujours à la loi je fus prêt à me rendre,

Et l’intérêt commun l’emporta dans mon cœur.

 

ORBASSAN.

 

Ces biens sont à l’Etat, l’Etat seul doit les prendre.

Je n’ai point recherché cette faible faveur.

 

ARGIRE.

 

N’en parlons plus : hâtons cet heureux hyménée ;

Qu’il amène demain la brillante journée

Où ce chef arrogant d’un peuple destructeur,

Solamir, à la fin doit connaître un vainqueur.

Votre rival en tout, il osa bien prétendre,

En nous offrant la paix, à devenir mon gendre (11) ;

Il pensait m’honorer par cet hymen fatal.

Allez… dans tous les temps triomphez d’un rival :

Mes amis, soyons prêts… ma faiblesse et mon âge

Ne me permettent plus l’honneur de commander ;

A mon gendre Orbassan vous daignez l’accorder.

Vous suivre est pour mes ans un assez beau partage ;

Je serai près de vous ; j’aurai cet avantage ;

Je sentirai mon cœur encor se ranimer ;

Mes yeux seront témoins de votre fier courage,

Et vous auront vus vaincre avant de se fermer.

 

LORÉDAN.

 

Nous combattrons sous vous, seigneur ; nous osons croire

Que ce jour, quel qu’il soit, nous sera glorieux ;

Nous nous promettons tous l’honneur de la victoire,

Ou l’honneur consolant de mourir à vos yeux.

 

 

 

 

 

TANCREDE - Acte I - Partie 1

 

 

1 – Léon IV, un des grands papes que Rome ait jamais eus. Il chassa les Arabes, et sauva Rome en 849. Voici comme en parle l’auteur de l’Essai sur l’histoire générale et sur les mœurs des nations : « Il était né Romain ; le courage des premiers âges de la république revivait en lui dans un temps de lâcheté et de corruption, tel qu’un des beaux monuments de l’ancienne Rome qu’on trouve quelquefois dans les ruines de la nouvelle. »

 

2 – « Il est question d’un pape qui est nommé sur le théâtre, écrit Voltaire à Algarotti ; cependant les Français n’ont point ri, et les Français ont beaucoup pleuré. » (G.A.)

 

3 – Un seigneur de Coucy s’établit en Sicile du temps de Charles-le-Chauve. (Voltaire.)

 

4 – Ce n’est pas Tancrède de Hauteville, qui n’alla en Italie que quelque temps après. (Voltaire.)

 

5 – Les premiers Normands qui passèrent dans la Pouille, Drogon, Baterie, et Ripostel. (Voltaire.)

 

6 – La Normandie. (Voltaire.)

 

7 – Le pays de Naples. (Voltaire.)

 

8 – En ce temps les Arabes cultivaient seuls les sciences en Occident, et ce sont eux qui fondèrent l’école de Salerne. (Voltaire.)

 

9 – Le comte Julien, ou l’archevêque Opas. (Voltaire.)

 

10 – « Je suppose que mes juges trouveront bon, écrit Voltaire à madame d’Argental, que les biens de Tancrède soient une dot que l’Etat donne à Orbassan pour son mariage ; ils verront sans doute que cette circonstance le rend plus odieux à Tancrède et à sa maîtresse… Il ne faut pas, à la vérité, qu’Orbassan reproche au beau-père de s’y opposer ; mais il n’est peut-être pas mal qu’un autre chevalier fasse ce reproche au beau-père. » (G.A.)

 

11 – Il était très commun de marier des chrétiennes à des musulmans ; et Abdélasis, le fils de Mussa, conquérant de l’Espagne, épousa la fille du roi Rodrigue. Cet exemple fut imité dans tous les pays où les Arabes portèrent leurs armes victorieuses.

 

 

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