TANCREDE - Partie 6
Photo de PAPAPOUSS
TANCRÈDE.
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ACTE DEUXIÈME.
SCÈNE III.
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AMÉNAÏDE, LES CHEVALIERS.
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ARGIRE.
Mes amis, dans une telle injure…
Après son aveu même… après ce crime affreux…
Excusez d’un vieillard les sanglots douloureux…
Je dois tout à l’Etat.. mais tout à la nature.
Vous n’exigerez pas qu’un père malheureux
A vos sévères voix mêle sa voix tremblante.
Aménaïde, hélas ! ne peut être innocente ;
Mais signer à la fois mon opprobre et sa mort,
Vous ne le voulez pas, c’est un barbare effort :
La nature en frémit, et j’en suis incapable.
LORÉDAN.
Nous plaignons tous, seigneur, un père respectable ;
Nous sentons sa blessure, et craignons de l’aigrir :
Mais vous-même avez vu cette lettre coupable :
L’esclave la portait au camp de Solamir ;
Auprès de ce camp même on a surpris le traître,
Et l’insolent Arabe a pu le voir punir.
Ses odieux desseins n’ont que trop su paraître.
L’Etat était perdu. Nos dangers, nos serments,
Ne souffrent point de vous de vains ménagements :
Les lois n’écoutent point la pitié paternelle ;
L’Etat parle, il suffit.
ARGIRE.
Seigneur, je vous entends ;
Je sais ce qu’on prépare à cette criminelle.
Mais elle était ma fille… et voilà son époux…
Je cède à ma douleur… Je m’abandonne à vous…
Il ne me reste plus qu’à mourir avant elle.
(Il sort.)
SCÈNE IV.
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LES CHEVALIERS.
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CATANE.
Déjà de la saisir l’ordre est donné par nous.
Sans doute il est affreux de voir tant de noblesse,
Les grâces, les attraits, la plus tendre jeunesse,
L’espoir de deux maisons, le destin le plus beau,
Par le dernier supplice enfermés au tombeau.
Mais telle est parmi nous la loi de l’hyménée ;
C’est la religion lâchement profanée,
C’est la patrie enfin que nous devons venger.
L’infidèle en nos murs appelle l’étranger !
La Grèce et la Sicile ont vu des citoyennes,
Renonçant à leur gloire, au titre de chrétiennes,
Abandonner nos lois pour ces fiers musulmans,
Vainqueurs de tous côtés, et partout nos tyrans :
Mais que d’un chevalier la fille respectée,
(A Orbassan.)
Sur le point d’être à vous, et marchant à l’autel,
Exécute un complot si lâche et si cruel !
De ce crime nouveau Syracuse infectée
Veut de notre justice un exemple éternel.
LORÉDAN.
Je l’avoue en tremblant, sa mort est légitime :
Plus sa race est illustre, et plus grand est le crime.
On sait de Solamir l’espoir ambitieux,
On connaît ses desseins, son amour téméraire.
Ce malheureux talent de tromper et de plaire,
D’imposer aux esprits, et d’éblouir les yeux.
C’est à lui que s’adresse un écrit si funeste,
« Régnez dans nos Etats » : ces mots trop odieux
Nous révèlent assez un complot manifeste.
Pour l’honneur d’Orbassan je supprime le reste ;
Il nous ferait rougir. Quel est le chevalier
Qui daignera jamais, suivant l’antique usage,
Pour ce coupable objet signaler son courage,
Et hasarder sa gloire à le justifier ?
CATANE.
Orbassan, comme vous, nous sentons votre injure ;
Nous allons l’effacer au milieu des combats.
Le crime rompt l’hymen : oubliez la parjure.
Son supplice vous venge, et ne vous flétrit pas.
ORBASSAN.
Il me consterne, au moins… et, coupable ou fidèle,
Sa main me fut promise… On approche… C’est elle
Qu’au séjour des forfaits conduisent des soldats…
Cette honte m’indigne autant qu’elle m’offense :
Laissez-moi lui parler.
SCÈNE V.
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LES CHEVALIERS, sur le devant
AMÉNAÏDE, au fond, entourée de gardes.
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AMÉNAÏDE, dans le fond.
O céleste puissance !
Ne m’abandonnez point dans ces moments affreux.
Grand Dieu ! Vous connaissez l’objet de tous mes vœux ;
Vous connaissez mon cœur ; est-il donc si coupable ?
CATANE.
Vous voulez voir encor cet objet condamnable ?
ORBASSAN.
Oui, je le veux.
CATANE.
Sortons. Parlez-lui, mais songez
Que les lois, les autels, l’honneur, sont outragés :
Syracuse à regret exige une victime.
ORBASSAN.
Je le sais comme vous : un même soin m’anime.
Eloignez-vous, soldats.
SCÈNE VI.
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AMÉNAÏDE, ORBASSAN.
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AMÉNAÏDE.
Qu’osez-vous attenter ?
A mes derniers moments venez-vous insulter ?
ORBASSAN.
Ma fierté jusque-là ne peut être avilie.
Je vous donnais ma main, je vous avais choisie ;
Peut-être l’amour même avait dicté ce choix.
Je ne sais si mon cœur s’en souviendrait encore,
Ou s’il est indigné d’avoir connu ses lois ;
Mais il ne peut souffrir ce qui le déshonore.
Je ne veux point penser qu’Orbassan soit trahi
Pour un chef étranger, pour un chef ennemi,
Pour un de ces tyrans que notre culte abhorre :
Ce crime est trop indigne ; il est trop inouï :
Et pour vous, pour l’Etat, et surtout pour ma gloire,
Je veux fermer les yeux, et prétends ne rien croire.
Syracuse aujourd’hui voit en moi votre époux :
Ce titre me suffit ; je me respecte en vous ;
Ma gloire est offensée, et je prends sa défense.
Les lois des chevaliers ordonnent ces combats ;
Le jugement de Dieu (1) dépend de notre bras ;
C’est le glaive qui juge et qui fait l’innocence.
Je suis prêt.
AMÉNAÏDE.
Vous ?
ORBASSAN.
Moi seul ; et j’ose me flatter
Qu’après cette démarche, après cette entreprise
(Qu’aux yeux de tout guerrier mon honneur autorise),
Un cœur qui m’était dû me saura mériter.
Je n’examine point si votre âme surprise
Ou par mes ennemis, ou par un séducteur,
Un moment aveuglée eut un moment d’erreur,
Si votre aversion fuyait mon hyménée.
Les bienfaits peuvent tout sur une âme bien née ;
La vertu s’affermit par un remord heureux.
Je suis sûr, en un mot, de l’honneur de tous deux.
Mais ce n’est point assez : j’ai le droit de prétendre
(Soit fierté, soit amour) un sentiment plus tendre.
Les lois veulent ici des serments solennels ;
J’en exige un de vous, non tel que la contrainte
En dicte à la faiblesse, en impose à la crainte,
Qu’en se trompant soi-même on prodigue aux autels
A ma franchise altière il faut parler sans feinte :
Prononcez. Mon cœur s’ouvre, et mon bras est armé.
Je puis mourir pour vous ; mais je dois être aimé.
AMÉNAÏDE.
Dans l’abîme effroyable où je suis descendue,
A peine avec horreur à moi-même rendue,
Cet effort généreux, que je n’attendais pas,
Porte le dernier coup à mon âme éperdue,
Et me plonge au tombeau qui s’ouvrait sous mes pas.
Vous me forcez, seigneur, à la reconnaissance ;
Et tout près du sépulcre où l’on va m’enfermer,
Mon dernier sentiment est de vous estimer.
Connaissez-moi ; sachez que mon cœur vous offense ;
Mais je n’ai point trahi ma gloire et mon pays :
Je ne vous trahis point, je n’avais rien promis.
Mon âme envers la vôtre est assez criminelle ;
Sachez qu’elle est ingrate, et non pas infidèle…
Je ne peux vous aimer ; je ne peux à ce prix
Accepter un combat pour ma cause entrepris.
Je sais de votre loi la dureté barbare,
Celle de mes tyrans, la mort qu’on me prépare.
Je ne me vante point du fastueux effort
De voir, sans m’alarmer, les apprêts de ma mort…
Je regrette la vie… elle dut m’être chère.
Je pleure mon destin, je gémis sur mon père (2) ;
Mais, malgré ma faiblesse, et malgré mon effroi,
Je ne puis vous tromper ; n’attendez rien de moi.
Je vous parais coupable après un tel outrage ;
Mais ce cœur, croyez-moi, le serait davantage,
Si jusqu’à vous complaire il pouvait s’oublier.
Je ne veux (pardonnez à ce triste langage)
De vous pour mon époux, ni pour mon chevalier.
J’ai prononcé ; jugez, et vengez votre offense.
ORBASSAN.
Je me borne, madame, à venger mon pays,
A dédaigner l’audace, à braver le mépris,
A l’oublier. Mon bras prenait votre défense :
Mais quitte envers ma gloire, aussi bien qu’envers vous,
Je ne suis plus qu’un juge à son devoir fidèle ;
Soumis à la loi seule, insensible comme elle,
Et qui ne doit sentir ni regret ni courroux.
SCÈNE VII.
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AMÉNAÏDE, SOLDATS, dans l’enfoncement.
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AMÉNAÏDE.
J’ai donc dicté l’arrêt… et je me sacrifie !
O toi, seul des humains qui méritas ma foi,
Toi, pour qui je mourrai, pour qui j’aimais la vie,
Je suis donc condamnée !... Oui, je le suis pour toi ;
Allons… je l’ai voulu… Mais tant d’ignominie,
Mais un père accablé, dont les jours vont finir !
Des liens, des bourreaux… Ces apprêts d’infamie !
O mort ! affreuse mort ! puis-je vous soutenir ?
Tourments, trépas honteux… tout mon courage cède.
Non, il n’est point de honte en mourant pour Tancrède.
On peut m’ôter le jour, et non pas me punir.
Quoi ! je meurs en coupable !... un père, une patrie !
Je les servais tous deux, et tous deux m’ont flétrie ?
Et je n’aurai pour moi, dans ces moments d’horreur,
Que mon seul témoignage et la voix de mon cœur !
(A Fanie, qui entre.)
Quels moments pour Tancrède ! O ma chère Fanie !
(Fanie lui baise la main en pleurant, et Aménaïde l’embrasse.)
La douceur de te voir ne m’est donc point ravie !
FANIE.
Que ne puis-je, avant vous, expirer en ces lieux !
AMÉNAÏDE.
Ah !... je vois s’avancer ces monstres odieux…
(Les gardes qui étaient dans le fond s’avancent pour l’emmener.)
Porte un jour au héros à qui j’étais unie
Mes derniers sentiments et mes derniers adieux,
Fanie… il apprendra si je mourus fidèle.
Je coûterai du moins des larmes à ses yeux ;
Je ne meurs que pour lui… ma mort est moins cruelle (3)
1 – On sait assez qu’on appelait ces combats le jugement de Dieu.
2 – Iphigénie, près d’être immolée, dit à son père, acte IV, sc. IV :
D’un œil aussi content, d’un cœur aussi soumis
Que j’acceptais l’époux que vous m’aviez promis,
Je saurai, s’il le faut, victime obéissante.
Tendre au fer de Calchas une tête innocente.
Cette résignation paraît exagérée : le sentiment d’Aménaïde est plus vrai et aussi touchant ; mais dans cette comparaison, ce n’est point Racine qui est inférieur à Voltaire, c’est l’art qui a fait des progrès. Pour rendre les vertus dramatiques plus imposantes on les a d’abord exagérées : mais le comble de l’art est de les rendre à la fois naturelles et héroïques. Cette perfection ne pouvait être que le fruit du temps, de l’étude des grands modèles, et surtout de l’étude de leurs fautes. (K.)
3 – Mademoiselle Clairon tronquait cette scène et substituait un jeu muet à la déclamation. (G.A.)