STANCE : A la soeur de Frédéric-Le-Grand, roi de Prusse
STANCES IRREGULIERES (1)
A son altesse royale, la princesse de Suède, Ulrique de Prusse,
Sœur de Frédéric-Le-Grand
− Janvier 1747 −
Souvent la plus belle princesse
Languit dans l’âge du bonheur ;
L’étiquette de la grandeur,
Quand rien n’occupe et n’intéresse,
Laisse un vide affreux dans le cœur.
Souvent même un grand roi s’étonne,
Entouré de sujets soumis,
Que tout l’éclat de sa couronne
Jamais en secret ne lui donne
Ce bonheur qu’elle avait promis.
On croirait que le jeu console ;
Mais l’Ennui vient à pas comptés,
A la table d’un cavagnole (2),
S’asseoir entre des majestés.
On fait tristement grande chère,
Sans dire et sans écouter rien,
Tandis que l’hébêté vulgaire
Vous assiège, vous considère,
Et croit voir le souverain bien.
Le lendemain, quand l’hémisphère
Est brûlé des feux du soleil,
On s’arrache aux bras du sommeil
Sans savoir ce que l’on va faire.
De soi-même peu satisfait,
On veut du monde ; il embarrasse :
Le plaisir fuit ; le jour se passe
Sans savoir ce que l’on a fait.
O temps ! ô perte irréparable !
Quel est l’instant où nous vivons !
Quoi ! La vie est si peu durable,
Et les jours paraissent si longs !
Princesse au-dessus de votre âge,
De deux cours auguste ornement,
Vous employez utilement
Ce temps qui si rapidement
Trompe la jeunesse volage.
Vous cultivez l’esprit charmant
Que vous a donné la nature ;
Les réflexions, la lecture,
En font le solide aliment,
Le bon usage, et la parure.
S’occuper, c’est savoir jouir :
L’oisiveté pèse et tourmente.
L’âme est un feu qu’il faut nourrir,
Et qui s’éteint s’il ne s’augmente.
1 – Voltaire fut inquiété pour ces stances où il peint la tristesse de la vie de Versailles.
2 – Jeu à la mode à la cour. C’était le jeu favori de la reine. (G.A.)