SIECLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXXVII - Du jansénisme - Partie 4
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SIÈCLE DE LOUIS XIV
PAR
VOLTAIRE
CHAPITRE XXXVII.
DU JANSÉNISME.
‒ PARTIE 4 ‒
Un archevêque de Reims, du nom de Mailli, grand et heureux partisan de Rome, avait mis son nom au bas de deux écrits que le parlement fit brûler par le bourreau. L’archevêque l’ayant su, fit chanter un Te Deum, pour remercier Dieu d’avoir été outragé par des schismatiques. Dieu le récompensa ; il fut cardinal. Un évêque de Soissons, nommé Languet (1), ayant essuyé le même traitement du parlement, et ayant signifié à ce corps que « ce n’était pas à lui à le juger, même pour un crime de lèse-majesté, »il fut condamné à dix mille livres d’amende. Mais le régent ne voulut pas qu’il les payât, de peur, dit-il, qu’il ne devînt cardinal aussi.
Rome éclatait en reproches : on se consumait en négociations : on appelait, on réappelait ; et tout cela pour quelques passages, aujourd’hui oubliés, du livre d’un prêtre octogénaire, qui vivait d’aumônes à Amsterdam.
La folie du système des finances (2) contribua plus qu’on ne croit à rendre la paix à l’Eglise. Le public se jeta avec tant de fureur dans le commerce des actions ; la cupidité des hommes excitée par cette amorce, fut si générale que ceux qui parlèrent ensuite de jansénisme et de bulle ne trouvèrent personne qui les écoutât. Paris n’y pensait pas plus qu’à la guerre qui se faisait sur les frontières d’Espagne. Les fortunes rapides et incroyables qu’on faisait alors, le luxe et la volupté portés au dernier excès, imposèrent silence aux disputes ecclésiastiques ; et le plaisir fit ce que Louis XIV n’avait pu faire.
Le duc d’Orléans saisit ces conjonctures pour réunir l’Eglise de France. Sa politique y était intéressée. Il craignait des temps où il aurait eu contre lui Rome, l’Espagne, et cent évêques (3).
Il fallait engager le cardinal de Noailles non-seulement à recevoir cette constitution qu’il regardait comme scandaleuse, mais à rétracter son appel qu’il regardait comme scandaleuse, mais à rétracter son appel qu’il regardait comme légitime. Il fallait obtenir de lui plus que Louis XIV, son bienfaiteur, ne lui avait en vain demandé. Le duc d’Orléans devait trouver les plus grandes oppositions dans le parlement, qu’il avait exilé à Pontoise ; cependant il vint à bout de tout. On composa un corps de doctrine qui contenta presque les deux partis. On tira parole du cardinal qu’enfin il accepterait. Le duc d’Orléans alla lui-même au grand conseil, avec les princes et les pairs, faire enregistrer un édit qui ordonnait l’acceptation de la bulle, la suppression des appels, l’unanimité, et la paix. Le parlement, qu’on avait mortifié en portant au grand conseil des déclarations qu’il était en possession de recevoir, menacé d’ailleurs d’être transféré de Pontoise à Blois, enregistra ce que le grand conseil avait enregistré, mais toujours avec les réserves d’usage, c’est-à-dire le maintien des libertés de l’Eglise gallicane et des lois du royaume.
Le cardinal archevêque, qui avait promis de se rétracter quand le parlement obéirait, se vit enfin obligé de tenir parole, et on afficha son mandement de rétractation le 20 Août 1720.
Le nouvel archevêque de Cambrai, Dubois, fils d’un apothicaire de Brive-la-Gaillarde, depuis cardinal et premier ministre, fut celui qui eut le plus de part à cette affaire, dans laquelle la puissance de Louis XIV avait échoué. Personne n’ignore quelles étaient la conduite, la manière de penser, les mœurs de ce ministre. Le licencieux Dubois subjugua le pieux Noailles. On se souvient avec quel mépris le duc d’Orléans et son ministre parlaient des querelles qu’ils apaisèrent, quel ridicule ils jetèrent sur cette guerre de controverse. Ce mépris et ce ridicule servirent encore à la paix. On se lasse enfin de combattre pour des querelles dont le monde rit.
Depuis ce temps, tout ce qu’on appelait en France jansénisme, quiétisme, bulles, querelles théologiques, baissa sensiblement. Quelques évêques appelants restèrent opiniâtrement attachés à leurs sentiments.
Mais il y eut quelques évêques connus et quelques ecclésiastiques ignorés qui persistèrent dans leur enthousiasme janséniste. Ils se persuadèrent que Dieu allait détruire la terre, puisqu’une feuille de papier, nommé bulle, imprimée en Italie, était reçue en France. S’ils avaient seulement considéré sur quelque mappemonde le peu de place que la France et l’Italie y tiennent, et le peu de figure qu’y font des évêques de province et des habitués de paroisse, ils n’auraient pas écrit que Dieu anéantirait le monde entier pour l’amour d’eux ; et il faut avouer qu’il n’en a rien fait. Le cardinal de Fleury eut une autre sorte de folie, celle de croire ces pieux énergumènes dangereux à l’Etat.
Il voulait plaire d’ailleurs au pape Benoît XIII, de l’ancienne maison Orsini, mais vieux moine entêté, croyant qu’une bulle émane de Dieu même. Orsini et Fleury firent donc convoquer un petit concile dans Embrun, pour condamner Soanen, évêque d’un village nommé Senez, âgé de quatre-vingt-un ans, ci-devant prêtre de l’Oratoire, janséniste beaucoup plus entêté que le pape.
Le président de ce concile était Tencin, archevêque d’Embrun, homme plus entêté d’avoir le chapeau de cardinal que de soutenir une bulle. Il avait été poursuivi au parlement de Paris comme simoniaque, et regardé dans le public comme un prêtre incestueux qui friponnait au jeu. Mais il avait converti Lass le banquier, contrôleur général ; et de presbytérien écossais il en avait fait un Français catholique. Cette bonne œuvre avait valu au convertisseur beaucoup d’argent et l’archevêché d’Embrun.
Soanen passait pour un saint dans toute la province. Le simoniaque condamna le saint, lui interdit les fonctions d’évêque et de prêtre, et le relégua dans un couvent de bénédictins au milieu des montagnes, où le condamné pria Dieu pour le convertisseur jusqu’à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans.
Ce concile, ce jugement, et surtout le président du concile, indignèrent toute la France, et au bout de deux jours on n’en parla plus.
Le pauvre parti janséniste eut recours à des miracles ; mais les miracles ne faisaient plus fortune. Un vieux prêtre de Reims, nommé Rousse, mort, comme on dit, en odeur de sainteté, eut beau guérir les maux de dents et les entorses ; le saint-sacrement, porté dans le faubourg Saint-Antoine à Paris, guérit en bain la femme Lafosse d’une perte de sang, au bout de trois mois, en la rendant aveugle (4).
Enfin des enthousiastes s’imaginèrent qu’un diacre, nommé Pâris, frère d’un conseiller au parlement, appelant et réappelant, enterré dans le cimetière de Saint-Médard, devait faire des miracles. Quelques personnes du parti, qui allèrent prier sur son tombeau, eurent l’imagination si frappée, que leurs organes ébranlés leur donnèrent de légères convulsions. Aussitôt la tombe fut environnée de peuple : la foule s’y pressait jours et nuit. Ceux qui montaient sur la tombe donnaient à leur corps des secousses qu’ils prenaient eux-mêmes pour des prodiges. Les fauteurs secrets du parti encourageaient cette frénésie. On priait en langue vulgaire autour du tombeau : on ne parlait que de sourds qui avaient entendu quelques paroles, d’aveugles qui avaient entrevu, d’estropiés qui avaient marché droit quelques moments. Ces prodiges étaient même juridiquement attestés par une foule de témoins qui les avaient presque vus, parce qu’ils étaient venus dans l’espérance de les voir. Le gouvernement abandonna pendant un mois cette maladie épidémique à elle-même. Mais le concours augmentait ; les miracles redoublaient ; et il fallut enfin fermer le cimetière, et y mettre un garde (5). Alors les mêmes enthousiastes allèrent faire leurs miracles dans les maisons. Ce tombeau du diacre Pâris fut en effet le tombeau du jansénisme dans l’esprit de tous les honnêtes gens. Ces farces auraient eu des suites sérieuses dans des temps moins éclairés. Il semblait que ceux qui les protégeaient ignorassent à quel siècle ils avaient affaire.
La superstition alla si loin, qu’un conseiller du parlement, nommé Carré, et surnommé Montgeron, eut la démence de présenter au roi, en 1736, un recueil de tous ces prodiges, muni d’un nombre considérable d’attestations. Cet homme insensé, organe et victime d’insensés, dit, dans son mémoire au roi (6), « qu’il faut croire aux témoins qui se font égorger pour soutenir leurs témoignages. » Si son livre subsistait un jour, et que les autres fussent perdus, la postérité croirait que notre siècle a été un temps de barbarie.
Ces extravagances ont été en France les derniers soupirs d’une secte qui, n’étant plus soutenus par des Arnauld, des Pascal, et des Nicole, et n’ayant plus que des convulsionnaires, est tombée dans l’avilissement ; on n’entendrait plus parler de ces querelles qui déshonorent la religion et font tort à la religion, s’il ne se trouvait de temps en temps quelques esprits remuants, qui cherchent dans ces cendres éteintes quelques restes de feu dont ils essayent de faire un incendie. Si jamais ils y réussissent, la dispute du molinisme et du jansénisme ne sera plus l’objet des troubles. Ce qui est devenu ridicule ne peut plus être dangereux (7). La querelle changera de nature. Les hommes ne manquent pas de prétextes pour se nuire quand ils n’en ont plus de cause.
La religion peut encore aiguiser les poignards. Il y a toujours, dans la nation, un peuple qui n’a nul commerce avec les honnêtes gens, qui n’est pas du siècle, qui est inaccessible aux progrès de la raison, et sur qui l’atrocité du fanatisme conserve son empire comme certaines maladies qui n’attaquent que la plus vile populace.
Les jésuites semblèrent entraînés dans la chute du jansénisme ; leurs armes émoussées n’avaient plus d’adversaires à combattre : ils perdirent à la cour le crédit dont Le Tellier avait abusé : leur journal de Trévoux ne leur concilia ni l’estime ni l’amitié des gens de lettres. Les évêques sur lesquels ils avaient dominé les confondirent avec les autres religieux ; et ceux-ci, ayant été abaissés par eux, les rabaissèrent à leur tour. Les parlements leur firent sentir plus d’une fois ce qu’ils pensaient d’eux en condamnant quelques-uns de leurs écrits qu’on aurait pu oublier. L’université, qui commençait alors à faire de bonnes études dans la littérature, et à donner une excellente éducation, leur enleva une grande partie de la jeunesse ; et ils attendirent, pour reprendre leur ascendant, que le temps leur fournît des hommes de génie, et des conjonctures favorables ; mais ils furent bien trompés dans leurs espérances : leur chute, l’abolition de leur ordre en France, leur bannissement d’Espagne, de Portugal, de Naples, a fait voir enfin combien Louis XIV avait eu tort de leur donner sa confiance.
Il serait très utile à ceux qui sont entêtés de toutes ces disputes, de jeter les yeux sur l’histoire générale du monde ; car, en observant tant de nations, tant de mœurs, tant de religions différentes, on voit le peu de figure que font sur la terre un moliniste et un janséniste. On rougit alors de sa frénésie pour un parti qui se perd dans la foule et dans l’immensité des choses (8).
1 – C’est l’auteur de la Vie de Marie Alacoque. (G.A.)
2 – Le système de Law. (G.A.)
3 – On verra dans le Siècle de Louis XV quelles furent les vues et la conduite du régent.
4 – Chose curieuse ! Voltaire signa avec d’autres le procès-verbal du miracle : « Je sers Dieu et le diable tout à la fois assez passablement, écrit-il en 1725 à madame de Bernières. J’ai dans le monde un petit vernis de dévotion que le miracle du faubourg Saint-Antoine m’a donné. La femme au miracle est venue ce matin dans ma chambre. Voyez-vous quel honneur je fais à votre maison et en quelle odeur de sainteté nous allons être ? M. le cardinal de Noailles a fait un beau mandement à l’occasion du miracle ; et pour comble ou d’honneur ou de ridicule, je suis cité dans le mandement. On m’a invité en cérémonie à assister au Te Deum qui sera chanté en actions de grâce de la guérison de madame Lafosse. M. l’abbé Couet, grand vicaire de son éminence, m’a envoyé aujourd’hui le mandement. Je lui ai envoyé ma Mariamne, avec ces petits vers-ci :
Vous m’envoyez un mandement,
Recevez une tragédie ;
Afin que mutuellement
Nous nous donnions la comédie. (G.A.)
5 – Voyez le chapitre LXV de l’Histoire du Parlement de Paris. (G.A.)
6 – La vérité des miracles opérés par l’intercession du diacre Pâris. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article CONVULSIONS. (G.A.)
7 – La querelle se prolongea dans la famille jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. Dans son journal l’Ami du peuple (1793), qui fait suite à celui de Marat, Sébastien Lacroix raconte qu’en 1792 il alla visiter deux de ses tantes domiciliées près de Lyon, et qu’il les trouva en dispute sur le molinisme et le jansénisme. (G.A.)
8 – C’est le cas de répéter ce que Voltaire a dit plus haut : « Il ne reste que ce qui appartient à la raison. » (G.A.)