SATIRES - LE RUSSE A PARIS - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

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LE RUSSE A PARIS.

 

 

 

PETIT POÈME EN VERS ALEXANDRINS, COMPOSÉ A PARIS,

AU MOIS DE MAI 1760, PAR M. IVAN ALETHOF,

SECRÉTAIRE DE L’AMBASSADE RUSSE.

 

 

________

 

 

(Partie 2)

 

 

 

 

 

LE RUSSE.

 

Je viens pour me former sur les bords de la Seine ;

C’est un Scythe grossier voyageant dans Athènes

Qui vous conjure ici, timide et curieux,

De dissiper la nuit qui couvre encor ses yeux.

Les modernes talents que je cherche à connaître

Devant un étranger craignent-ils de paraître ?

Le cygne de Cambrai, l’aigle brillant de Meaux,

Dans ce temps éclairé n’ont-ils pas des égaux ?

Leurs disciples, nourris de leur vaste science,

N’ont-ils pas hérité de leur noble éloquence ?

 

LE PARISIEN.

 

Oui, le flambeau divin qu’ils avaient allumé

Brille d’un nouveau feu, loin d’être consumé :

Nous avons parmi nous des pères de l’Eglise.

 

LE RUSSE.

 

Nommez-moi donc ces saints que le ciel favorise.

 

LE PARISIEN.

 

Maître Abraham Chaumeix, Hayer le récollet (1),

Et Berthier le jésuite, et le diacre Trublet,

Et le doux Caveyrac, et Nonotte, et tant d’autres (2) :

Ils sont tous parmi nous ce qu’étaient les apôtres

Avant qu’un feu divin fût descendu sur eux :

De leur siècle profane instructeurs généreux (3),

Cachant de leur savoir la plus grande partie,

Ecrivant sans esprit par pure modestie,

Et par pitié même ennuyant les lecteurs.

 

LE RUSSE.

 

Je n’ai point encor lu ces solides auteurs :

Il faut que je vous fasse un aveu condamnable.

Je voudrais qu’à l’utile on joignît l’agréable ;

J’aime à voir le bon sens sous le masque des ris ;

Et c’est pour m’égayer que je viens à Paris.

Ce peintre ingénieux de la nature humaine,

Qui fit voir en riant la raison sur la scène,

Par ceux qui l’ont suivi serait-il éclipsé ?

 

LE PARISIEN.

 

Vous parlez de Molière : Oh ! son règne est passé ;

Le siècle est bien plus fin ; notre scène épurée

Du vrai beau qu’on cherchait est enfin décorée.

Nous avons les Remparts (4), nous avons Ramponeau (5) ;

Au lieu du Misanthrope on voit Jacques Rousseau,

Qui, marchant sur ses mains, et mangeant sa laitue (6),

Donne un plaisir bien noble au public qui le hue.

Voilà nos grands travaux, nos beaux-arts, nos succès,

Et l’honneur éternel de l’empire français.

A ce brillant tableau connaissez ma patrie.

 

LE RUSSE.

 

Je vois dans vos propos un peu de raillerie ;

Je vous entends assez ; mais parlons sans détour :

Votre nuit est venue après le plus beau jour.

Il en est des talents comme de la finance ;

La disette aujourd’hui succès à l’abondance :

Tout se corrompt un peu, si je vous ai compris ;

Mais n’est-il rien d’illustre au moins dans vos débris ?

Minerve de ces lieux serait-elle bannie ?

Parmi cent beaux esprits n’est-il plus de génie ?

 

LE PARISIEN.

 

Un génie ? ah ! grand Dieu ! puisqu’il faut m’expliquer,

S’il en paraissait un que l’on pût remarquer,

Tant de témérité serait bientôt punie.

Non, je ne le tiens pas assuré de sa vie.

Les Berthiers, les Chaumeix, et jusques aux Frérons,

Déjà de l’imposture embouchent les clairons.

L’hypocrite sourit, l’énergumène aboie ;

Les chiens de Saint-Médard (7) s’élancent sur leur proie ;

Un petit magistrat (8) à peine émancipé,

Un pédant sans honneur, à Bicêtre échappé,

S’il a du bel esprit la jalouse manie

Intrigue, parle, écrit, dénonce, calomnie,

En crimes odieux travestit les vertus :

Tous les traits sont lancés, tous les rets sont tendus.

On cabale à la cour ; on ameute, on excite

Ces petits protecteurs sans place et sans mérite,

Ennemis des talents, des arts, des gens de bien,

Qui se sont faits dévots de peur de n’être rien.

N’osant parler au roi, qui hait la médisance,

Et craignant de ses yeux la sage vigilance,

Ces oiseaux de la nuit, rassemblés dans leurs trous,

Exhalent les poisons de leur orgueil jaloux :

« Poursuivons, disent-ils, tout citoyen qui pense.

Un génie (9) ! il aurait cet excès d’insolence !

Il n’a pas demandé notre protection !

Sans doute il est sans mœurs et sans religion ;

Il dit que dans les cœurs Dieu s’est gravé lui-même,

Qu’il n’est point implacable, et qu’il suffit qu’on l’aime.

Dans le fond de son âme il se rit des Fantins (10),

De Marie Alacoque (11), et de la Fleur des Saints (12).

Aux erreurs indulgent, et sensible aux misères,

Il a dit, on le sait, que les humains sont frères ;

Et, dans un doute affreux lâchement obstiné,

Il n’osa convenir que Newton fût damné.

Le brûler est une œuvre et sage et méritoire. »

 

Ainsi parle à loisir ce digne consistoire.

Des vieilles à ces mots, au ciel levant les yeux,

Demandent des fagots pour cet homme odieux ;

Et des petits péchés commis dans leur jeune âge

Elles font pénitence en opprimant un sage.

 

LE RUSSE.

 

Hélas ! ce que j’apprends de votre nation

Me remplit de douleur et de compassion.

 

LE PARISIEN.

 

J’ai dit la vérité. Vous la vouliez sans feinte :

Mais n’imaginez pas que, tristement éteinte,

La raison sans retour abandonne Paris :

Il est des cœurs bien faits, il est de bons esprits,

Qui peuvent, des erreurs où je la vois livrée,

Ramener au droit sens ma patrie égarée.

Les aimables Français sont bientôt corrigés.

 

LE RUSSE.

 

Adieu ; je reviendrai quand ils seront changés.

 

 

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1 – Cet Abraham Chaumeix était ci-devant vinaigrier ; et, s’étant fait convulsionnaire, il devint un homme considérable dans le parti, surtout depuis qu’il se fut fait crucifier avec une couronne d’épines sur la tête, le 2 Mars 1749, dans la rue Saint-Denis, vis-à-vis Saint-Leu et Saint-Gilles. Ce fut lui qui dénonça au parlement de Paris le Dictionnaire encyclopédique. Il a été couvert d’opprobre et obligé de se réfugier à Moscou, où il s’est fait maître d’école.

 

            Hayer le récollet n’est connu que par le Journal chrétien ; le jésuite Berthier, par le Journal de Trévoux et surtout par une facétie plaisante intitulée Relation de la maladie, de la confession, de la mort et de l’apparition du jésuite Berthier. (1771) – Voyez aux FACÉTIES.

 

2 – Le doux Caveyrac est ici par antiphrase : il n’y a rien de si peu doux que son Apologie de la révocation de l’édit de Nantes et de la Saint Barthélemy. Ce n’est pas qu’on doivent en inférer absolument qu’il eût fait la Saint-Barthélemy, s’il eût été à la place du Balairé. On justifie quelquefois les plus abominables actions qu’on ne voudrait pas avoir faites. On fait un livre pour plaire à un évêque, pour attraper un petit bénéfice, une petite pension du clergé, qu’on n’attrape point ; et ensuite on écrirait pour les Huguenots avec autant de zèle qu’on a écrit contre eux. Tout cela n’est, au bout du compte, que du papier perdu et de l’honneur perdu ; ce qui est fort peu de chose pour ces gens-là.

 

            Nonotte est un ex-jésuite que notre auteur philosophe a fait connaître par les ignorances dont il l’a convaincu et par les ridicules dont il l’a accablé avec très juste raison. (1771)

 

- Il y avait Rabot dans les premières éditions. Nous n’avons rien pu découvrir sur ce Rabot. Il en serait de même de la plupart des autres faiseurs de libelles immortalisés par Voltaire, s’il ne s’était donné la peine d’ajouter à leurs noms des notes instructives. (K.)

 

3 – Peu d’auteurs se sont servis du mot instructeur, qui semble manquer à notre langue. On voit bien que c’est un Russe qui parle. Ce terme répond à celui de coukaski, qui est très énergique en slavon. (1760)

 

4 – Les comédies qu’on joue sur les boulevards. (1760)

 

5 – Ramponeau était un cabaretier de la Vourtille, dont la figure comique et le mauvais vin qu’il vendait bon marché lui acquirent pendant quelque temps une réputation éclatante. Tout Paris courut à son cabaret ; des princes du sang même allèrent voir M. Ramponeau.

 

            Une troupe de comédiens établis sur les remparts s’engagea à lui payer une somme considérable pour se montrer seulement sur le théâtre et pour y jouer quelques rôles muets. Les jansénistes firent un scrupule à Ramponeau de se produire sur la scène ; ils lui dirent que Tertullien avait écrit contre la comédie ; qu’il ne devait pas ainsi prostituer sa dignité de cabaretier ; qu’il y allait de son salut. La conscience de Ramponeau fut alarmée. Il avait reçu de l’argent d’avance et il ne voulait point le rendre de peur de se damner. Il y eut procès. M. Elie de Beaumont, célèbre avocat, daigna plaider contre Ramponeau ; notre poète philosophe plaida pour lui, soit par zèle pour la religion, soit pour se réjouir. Ramponeau rendit l’argent et sauva son âme. (1771) – Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)

 

6 – La même année 1760, on joua sur le théâtre de la Comédie-Française la comédie des Philosophes, avec un concours de monde prodigieux. On voyait sur le théâtre Jean-Jacques Rousseau marchant à quatre pattes et mangeant une laitue. Cette facétie n’était ni dans le goût du Misanthrope,  ni dans celui du Tartufe ; mais elle était bien aussi théâtrale que celle de Pourceaugnac qui est poursuivi par des lavements et des fils de p…..

 

Le reste de la pièce ne parut pas assez gai ; mais on ne pouvait pas dire que ce fût la fin de la comédie larmoyante. On reprocha à l’auteur d’avoir attaqué de très honnêtes gens dont il n’avait pas à se plaindre. (1771)

 

7 – Saint-Médard est une vilaine paroisse d’un très vilain faubourg de Paris, où les convulsions commencèrent. On appelle depuis ce temps-là les fanatiques, chiens de Saint-Médard. (1771)

 

8 – Omer Joly de Fleury. (G.A.)

 

9 – Voltaire lui-même. (G.A.)

 

10 – Fantin, curé de Versailles, fameux directeur qui séduisait ses dévotes, et qui fut saisi volant une bourse de cent louis à un mourant qu’il confessait : il n’était pourtant pas philosophe. (1760)

 

11 – Marie Alacoque, ouvrage impertinent de Languet, évêque de Soissons, dans lequel l’absurdité et l’impiété furent poussées jusqu’à mettre dans la bouche de Jésus-Christ quatre vers pour Marie Alacoque. (1760)

 

12 – La Fleur des Saints, compilation extravagante du jésuite Ribadeneira ; c’est un extrait de la Légende dorée, traduit et augmenté par le frère Girard, jésuite.

 

Nota bene que ce n’était pas ce frère Girard condamné au feu, le 12 Octobre 1731, par la moitié du parlement d’Aix, pour avoir abusé de sa pénitente en lui donnant le fouet assez doucement, et pour plusieurs profanations. Il fut absous par l’autre moitié du parlement d’Aix, parce qu’on avait ridiculement mêlé l’accusation de sortilège aux véritables charges du procès. C’est bien dommage que ce frère Girard n’ait pas été philosophe. (1760)

 

 

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