SATIRE : Lettre de M. Clocpitre à M. Eratou
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LETTRE DE M. CLOCPITRE A M. ERATOU,
SUR LA QUESTION : SI LES JUIFS ONT MANGÉ
DE LA CHAIR HUMAINE, ET COMMENT ILS
L’APPRÊTAIENT.
– 1759 –
[On trouve pour la première fois ces deux noms en tête du Précis du Cantique des Cantiques : Lettre de M. Eratou à M. Clocpitre, aumônier de S.A.S. M. Le Landgrave, 1759. Clocpitre est un personnage imaginaire, et Eratou est l’anagramme d’Arouet. M. Beuchot a confondu la Lettre d’Eratou avec celle de Clocpitre, et c’est pourquoi il a classé celle-ci à la date de 1761. Mais le théologien Pfaff, que Voltaire fait ici parler, étant mort en 1760, la Lettre de Clocpitre ne peut être postérieure à cette année-là.] (G.A.)
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Monsieur et cher ami, quoiqu’il y ait beaucoup de livres, croyez-moi, peu de gens lisent ; et, parmi ceux qui lisent, il y en a beaucoup qui ne se servent que de leurs yeux. J’étais hier en conférence avec M. Pfaff, l’illustre professeur de Tubinge (1), si connu dans tout l’univers, et M. Crokius Dubius, l’un des plus savants hommes de notre temps. Ils ne savaient point que les Juifs eussent mangé souvent de la chair humaine. Dom Calmet lui-même, qui a copié tant d’anciens auteurs dans ses Commentaires (2), n’a jamais parlé de cette coutume des Juifs. Je dis à M. Pfaff et à M. Crokius qu’il y avait des passages qui prouvaient que les Juifs avaient autrefois beaucoup aimé la chair de cheval et la chair d’homme : Crokius me dit qu’il en doutait ; et Pfaff m’assura crûment que je me trompais.
Je cherchai sur-le-champ un Ezéchiel, et je leur montrai au chapitre XXXIX ces paroles :
« Je vous ferai boire le sang des princes et des animaux gras ; vous mangerez de la chair grasse jusqu’à satiété ; vous vous remplirez, à table de la chair des chevaux et des cavaliers. »
M. Pfaff dit que cette invitation n’était faite qu’aux oiseaux : Crokius Dubius, après un long examen, crut qu’elle s’adressait aussi aux Juifs, attendu qu’il y est parlé de table ; mais il prétendit que c’était une figure. Je les priai humblement de considérer qu’Ezéchiel vivait du temps de Cambyse ; que Cambyse avait dans son armée beaucoup de Scythes et de Tartares qui mangeaient des chevaux et des hommes assez communément ; que, si cette habitude répugne un peu à nos mœurs efféminées, elle était très conforme à la vertu mâle et héroïque de l’illustre peuple juif. Je les fit souvenir que les lois de Moïse, parmi les menaces de tous les maux ordinaires dont il effraie les Juifs transgresseurs, après leur avoir dit qu’ils seront réduits à ne point prêter, mais à emprunter à usure (3), et qu’ils auront des ulcères aux jambes (4), ajoutent qu’ils mangeront leurs enfants (5). Eh bien ! leur dis-je, ne voyez-vous pas qu’il était aussi ordinaire aux Juifs de faire cuire leurs enfants et de les manger, que d’avoir la rogne, puisque le législateur les menace de ces deux punitions ?
Plusieurs réflexions dont j’appuyai mes citations ébranlèrent MM. Pfaff et Crokius. Les nations les plus polies, leur dis-je, ont toujours mangé des hommes, et surtout des petits garçons. Juvénal vit les Egyptiens manger un homme tout cru. Il dit que les Gascons faisaient souvent de ces repas (6). Les deux voyageurs arabes, dont l’abbé Renaudot (7) a traduit la relation, disent qu’ils ont vu manger des hommes sur les côtes de la Chine et des Indes.
Homère, parlant des repas des Cyclopes, n’a fait que peindre les mœurs de son temps. On sait que Candide fut sur le point d’être mangé par les Oreillons (8), parce qu’ils le prirent pour un jésuite, et que, malgré la mauvaise plaisanterie que les jésuites ne sont bons ni à rôtir ni à bouillir, les Oreillons aiment la chair des jésuites passionnément.
Vous sentez bien, messieurs, leur dis-je, que nous ne devons pas juger des mœurs de l’antiquité par celles de l’université de Tubinge ; vous savez que les Juifs immolaient des hommes ; or on a toujours mangé des victimes immolées ; et, à votre avis, quand Samuel coupa en petits morceaux le roi Agag, qui s’était rendu prisonnier, n’était-ce pas visiblement pour en faire un ragoût ? A quoi bon sans cela couper un roi en morceaux ?
Les Juifs ne mangeaient point de ragoût, dit Crokius. Je conviens, répliquai-je, que leurs cuisiniers n’étaient pas si bons que ceux de France, et je crois qu’il est impossible de faire bonne chère sans lard ; mais enfin ils avaient quelques ragoûts. Il est dit que Rébecca prépara des chevreaux à Isaac, de la manière dont ce bon homme aimait à les manger. Pfaff ne fut pas content de ma réponse ; il prétendit que probablement Isaac aimait les chevreaux à la broche et que Rébecca les lui fit rôtir. Je lui soutins que ces chevreaux étaient en ragoût, et que c’était l’opinion de dom Calmet ; il me répondit que ce bénédictin ne savait pas seulement ce que c’était qu’une broche, que les bénédictins n’en connaissaient point, et que le sentiment de dom Calmet est erroné. La dispute s’échauffa ; nous perdîmes longtemps de vue le principal objet de la question ; mais on y revient toujours avec ceux qui ont l’esprit juste.
Pfaff était encore tout étonné des chevaux et des cavaliers que les Juifs mangeaient ; et enfin, la dispute roula sur la supériorité que doit avoir la chair humaine sur toute autre chair.
L’homme, dit M. Crokius, est le plus parfait de tous les animaux ; par conséquent il doit être le meilleur à manger. Je ne conviens pas de cette conclusion, dit M. Pfaff : de graves docteurs prétendent qu’il n’y a nulle analogie entre la pensée qui distingue l’homme, et une bonne pièce tremblante cuite à propos ; je suis de plus très bien fondé à croire que nous n’avons point la chair courte, et que nos fibres n’ont point la délicatesse de celle des perdrix et des grianaux. C’est de quoi je ne conviens pas, dit Crokius ; vous n’avez mangé ni de grianaux, ni de petits garçons ; par conséquent vous ne devez pas juger.
Nous étions très embarrassés sur cette question, lorsqu’il arriva un housard qui nous certifia qu’il avait mangé d’un cosaque pendant le siège de Colberg (9), et qu’il l’avait trouvé très coriace. Pfaff triomphait ; mais Crokius soutint qu’on ne devait jamais conclure du particulier au général ; qu’il y avait cosaque et cosaque, et qu’on en trouverait peut-être de très tendres.
Cependant nous sentîmes quelque horreur au récit de ce housard, et nous le trouvâmes un peu barbare. Vraiment, messieurs, nous dit-il, vous êtes bien délicats ; on tue deux ou trois cent mille hommes, tout le monde le trouve bien ; on mange un cosaque et tout le monde crie.
1 – Théologien protestant né en 1688, mort en 1760 ; Il était chancelier de l’université de Tubinge, comte palatin, abbé de Lorch, membre des Etats de Wurtemberg. C’est sous sa direction qu’avait été publiée en 1729 la fameuse Bible de Tubinge. (G.A.)
2 – Commentaires sur l’ancien et le nouveau Testament, 1707 – 1716. (G.A.)
3 – Deutéronome, XXVIII, 44.
4 – Deutéronome, XXVIII, 35.
5 – Deutéronome, XXV000, 53.
6 – Satire XV.
7 – Né en 1646, mort en 1720. (G.A.)
8 – Voyez Candide. (G.A.)
9 – Il s’agit du premier siège, 1758. (G.A.)