SATIRE : Le tombeau de la Sorbone
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LE TOMBEAU DE LA SORBONNE.
– 1752 –
[L’abbé de Prades, collaborateur des encyclopédistes, avait soutenu en Sorbonne une thèse qu’on s’avisa de condamner comme impie. Puis, la justice s’en mêla ; l’abbé dut fuir, et Voltaire, alors à Berlin, fit accueillir le proscrit par Frédéric II, qui le nomma son lecteur. C’est sur des notes fournies par l’abbé que fut écrit cet opuscule. Mais est-ce bien Voltaire qui l’écrivit ? Il y a doute : « M. de Voltaire, disent les éditeurs de Kehl, a désavoué constamment le Tombeau de la Sorbonne, qu’on lui a constamment attribué. On n’y reconnait ni sa manière, ni son style : s’il y a eu quelque part, c’est d’avoir corrigé l’ouvrage, et tout au plus d’y avoir ajouté quelques traits. » Nous ne croyons pas plus que Decroix et Condorcet à l’authenticité de cet écrit ; mais, comme il a toujours eu place dans les Œuvres de Voltaire, nous l’y maintenons encore. Notons que l’affaire de l’abbé de Prades (sauf les poursuites judiciaires) a quelque analogie avec celle du docteur Grenier, dont la thèse de médecine fut annulée, en 1868, à cause des opinions philosophiques qu’elle renfermait.] (G.A.)
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Lorsque la Sorbonne était occupée à censurer des livres de physique, de philosophie et de jurisprudence, et qu’on croyait que ses disparates étaient au comble, un nouvel orage porta son vaisseau sans gouvernail d’un autre côté, et le fit donner dans un écueil qui l’a fracassé sans ressource (1).
Pour être reçu docteur en la faculté de théologie de Paris, il faut soutenir une thèse pendant dix heures de suite. Un jeune bachelier de beaucoup d’esprit, fort instruit, et qui fait grand usage des bons auteurs, se proposa de soutenir cette thèse à son tour ; c’était l’abbé de Prades, homme de condition (2), neveu de M. de La Valette, maréchal de camp, assez connu par les services qu’il a rendus dans la dernière guerre (3).
Ce jeune homme, qui n’avait d’autre intention que de percer dans le monde, et de faire son chemin dans l’Eglise, comme les autres, porta d’abord, selon l’usage, sa thèse manuscrite à examiner au professeur Hock, qui devait être son président ; au syndic Dugard, chanoine de Notre-Dame ; au chanoine de Saint-Benoît, Langlé, grand-maître des études, qui l’examinèrent scrupuleusement, l’approuvèrent, la munirent de leur seing, selon les formalités d’usage ; après quoi elle fut imprimée, et le candidat en distribua quatre cent cinquante exemplaires aux autres docteurs plusieurs jours avant l’action. Outre les examinateurs, il y a encore des censeurs au nombre de douze ; le bachelier leur porta sa thèse imprimée ; aucun d’eux n’y trouva le moindre objet de censure ; il la soutint enfin, le 18 Novembre 1751, avec l’approbation universelle ; les censeurs signèrent avec éloge ; les docteurs reçurent l’argent que les répondants donnent en pareil cas. M. l’abbé de Prades allait être reçu licencié, et même obtenir le premier lieu, comme celui de toute la licence qui s’était le plus distingué. Il n’avait qu’un seul reproche à se faire, c’était de s’être laissé emporter au zèle aveugle de la Sorbonne contre quelques opinions de MM. de Buffon et de Montesquieu, qu’il qualifia trop durement : il s’exposait par là à déplaire aux plus honnêtes gens du royaume ; mais il ne s’attendait pas que la Sorbonne dût le punir d’avoir pris sa défense avec trop de vigueur, ni qu’elle eût jamais l’audace et la bassesse de proscrire une thèse qu’elle avait adoptée avec solennité, dont elle seul devait répondre, et qui était devenue son propre ouvrage, selon ses statuts.
Pour connaître le principe de cette étonnante contrariété, il est nécessaire d’expliquer ce qui se passait alors.
Une société de vrais savants entreprit, il y a quelques années, le Dictionnaire de l’Encyclopédie. Tout le public, et en particulier les libraires, étaient imbus de l’idée que cet ouvrage devait faire tomber le Dictionnaire de Trévoux, qu’on achetait faute d’autres, quoiqu’on en connût l’insuffisance et les fautes grossières.
Malheureusement ce sont les Pères jésuites qui sont en grande partie les auteurs de ce Dictionnaire de Trévoux, qui ne laisse pas de leur rapporter quelque émolument : dès qu’ils entendirent parler de l’Encyclopédie (4), ils la décrièrent ; mais sitôt qu’ils virent le crédit qu’elle prenait, ils voulurent y travailler ; ils se proposèrent pour la théologie et pour la morale ; on ne voulut ni d’une théologie ni d’une morale de jésuites. Les libraires sentirent très bien que cela seul décréditerait leur livre, qui les constitue en des frais immenses. Quel est le libraire qui voudra sacrifier cent mille écus aux jésuites ? Ceux-ci, étant éconduits, font jouer tous leurs ressorts pour supprimer l’Encyclopédie, et pour ruiner par là les libraires qui en ont entrepris l’impression. Ils soulevèrent les puissances, en se servant de leur cri de guerre, A l’impiété ! Ce cri n’aurait fait qu’attirer contre eux celui du public, si on avait eu affaire à des supérieurs instruits mais on avait affaire à l’ancien évêque de Mirepoix (5) : on est obligé d’avouer ici, avec toute la France, combien il est triste et honteux que cet homme si borné ait succédé aux Fénelon et aux Bossuet. Il a la feuille des bénéfices : c’est un ministre : le clergé de France est à ses ordres ; il l’a avili et bouleversé ; c’est lui qui est l’auteur de cette entreprise des billets de confession (6), qui a tant fait rire l’Europe ; lui seul a empêché le bien que le roi voulait faire au royaume, en rendant l’ordre de Saint-Louis susceptible de bénéfices. Le roi ne pouvait faire un plus grand bien, ni l’évêque de Mirepoix un plus grand mal ; il est continuellement entouré de délateurs.
Un prêtre de cette espèce, nommé Millet, connu pour tel dans Paris, homme qui réunit la duplicité et l’infamie de l’espionnage sous les apparences de la douceur et de la dévotion, fut l’organe dont on se servit pour persuader à l’ancien évêque de Mirepoix que l’Encyclopédie était un livre contre la religion chrétienne. Le fanatisme fut poussé au point qu’on obtint un arrêt du conseil pour supprimer l’ouvrage. Enfin, grâce aux soins des plus dignes ministres et des plus éclairés magistrats, la France ne fut point privée de l’ouvrage utile qui lui fait déjà tant d’honneur dans toute l’Europe il n’en coûta que quelques changements de peu de conséquence. Le livre continue à s’imprimer avec succès (7), malgré toutes les chicanes qu’on n’a cessé de lui faire. Les jésuites furent confondus, et n’en furent, comme on le croira aisément, que plus implacables. Il s’agissait de leur intérêt, et de ce qu’ils imaginaient être leur gloire, quoiqu’il n’y ait en effet que de la honte à être les auteurs du Dictionnaire de Trévoux.
Il faut savoir que, parmi les principaux associés qui travaillaient à l’Encyclopédie, il y en a très peu qui soient théologiens (8) : ils avaient prié l’abbé de Prades de leur fournir quelques articles qui regardent cette étude : il en donna en effet plusieurs, tels que celui de Certitude, dans lequel la philosophie la plus sage sert de base à la théologie la plus exacte. Que font alors les jésuites ? la thèse de cet abbé tombe entre leurs mains : il est aisé de trouver partout des hérésies ; on en trouverait dans l’Oraison dominicale ; et si quelqu’un disait aujourd’hui pour la première fois, Ne nous induisez point en tentation, il suffirait d’une cabale pour faire condamner au feu cette prière. Les jésuites répandent le bruit, par leurs fidèles émissaires, que la thèse de l’abbé de Prades est impie ; que c’est l’ouvrage de tous les auteurs de l’Encyclopédie ; que c’est un complot pour ruiner la religion chrétienne.
Les Pères, exclus de la faculté, y entretiennent toujours des intelligences, comme on fait dans une ville ennemie qu’on veut surprendre : ils s’adressent à un vieux docteur nommé Lerouge, ancien syndic et approbateur de leur Journal de Trévoux, et leur créature. Le P. Dupré lui dit : Il faut dénoncer à la Sorbonne la thèse qu’on y a soutenue. Lerouge représente au P. Dupré et aux autres quelle honte ce serait pour lui, et quel affront à la Sorbonne, d’accuser d’impiété une thèse devenue celle de tout le corps par ses statuts. Les jésuites insistent ; ils tronquent et tordent des propositions ; ils donnent par écrit à Lerouge ce qui regarde les guérisons opérées par Jésus-Christ. Vous voyez, disent-ils, qu’on les compare à celles d’Esculape. Hélas ! mes Pères, répond l’abbé Lerouge, on ne dit là que ce que j’ai dit moi-même dans mon Traité dogmatique sur les miracles, et ce qu’a soutenu le docteur dom Lataste, bénédictin, évêque de Béthléem (9), et cent autres docteurs : ils prétendent que tout ce qui distingue les guérisons opérées par Jésus-Christ, c’est qu’elles ont été prédites ; que c’est ce qui discerne seul les opérations de Dieu d’avec celles qu’on impute à d’autres puissances ; que toute l’antiquité et la Bible même attestent les miracles des enchanteurs et des démos ; qu’on a cru aux miracles d’Esculape, de Vespasien, d’Apollonius de Tyane, ainsi qu’aux oracles. Il n’y a donc point d’autre moyen d’assurer la mission de Jésus-Christ et de distinguer ses miracles que de recourir aux prophéties ; c’est la seule manière même dont la Sorbonne et vous avez réfuté les miracles de Saint-Médard.
Les jésuites ne se rendirent point à ces arguments ad hominem. Le P. Dupré dit à Lerouge : Vous devez savoir qu’on peut aisément condamner dans un homme ce qu’on a approuvé dans un autre. Ne songeons qu’aux mots, et point aux choses ; voilà les mots d’Esculape et de Jésus-Christ. La thèse, dans un autre endroit, fait des difficultés sur la chronologie des Hébreux : vous m’allez encore dire que tous les savants de l’Europe font ces difficultés ; il n’importe. Il est dit dans la thèse que la loi de Moïse n’admet que des récompenses et des peines temporelles ; on sait que rien n’est plus vrai ; mais on peut en inférer que Moïse ne connaissait pas l’immortalité de l’âme. Mais, mon père, remarquez qu’il dit un peu plus bas, dans sa thèse, que Moïse connaissait l’immortalité de l’âme, et même les plus idiots d’entre les Hébreux. Cela est embarrassant, répondit le P. Dupré ; mais vous ne mettrez pas cela dans l’extrait.
Il est dit surtout, continue le jésuite, que le droit d’inégalité est un droit barbare qui n’est que le droit du plus fort ; voilà qui intéresse les puissances séculières : l’abbé de Prades doit être condamné en parlement comme en Sorbonne, et passer sa vie entre quatre murailles. Ah ! c’est trop, mes Pères ; vous portez trop loin l’emportement et la vengeance. Comment peut-on prendre pour le système de l’auteur ce qu’il ne cite que pour le réfuter ! Quoi ! vous n’avez pas lu la thèse ? ne la lira-t-on pas ? Le licencié ne dit-il pas en termes exprès que c’est le système damnable et horrible de Hobbes ? ne le réduit-il pas en poudre (10) ? N’importe, encore une fois, dirent les jésuites ; personne ne lit une thèse, et tout le monde lira les propositions qui seront condamnées ; et on mettra l’abbé de Prades dans un lieu d’où il ne pourra nous répondre. L’abbé Lerouge frémit d’horreur. Il voulut répliquer, mais on lui ferma la bouche en lui disant : Monseigneur l’ancien évêque de Mirepoix le veut : obéissez. Lerouge s’en alla, incertain encore de ce qu’il devait faire ; mais en peu de temps les jésuites surent le déterminer.
Cependant les jésuites, dans leur collège, font soutenir une thèse dans laquelle ils traitent l’abbé de Prades, docteur de Sorbonne, d’impie et de perturbateur du repos public. Ils se répandent dans tout Paris, ils minent sous terre, et font une guerre offensive publiquement. Ils parviennent enfin à leur grand but, qui est que la Sorbonne se divise. Quelques jansénistes intéressés à soutenir les miracles de monsieur Pâris, sachant bien que ces miracles n’ont pas été prédits, se joignent aux jésuites mêmes. On parle aux magistrats, aux évêques, à l’archevêque de Paris (11) ; et tout cela, parce que le Dictionnaire de l’Encyclopédie vaut mieux que le Dictionnaire de Trévoux. Le délateur Millet assure l’évêque de Mirepoix que l’abbé de Prades n’est que l’organe des auteurs de ce dictionnaire : c’est ainsi qu’une indigne jalousie d’auteurs détruit sans ressource la fortune d’un homme de qualité, et le couvre de flétrissures. L’évêque de Mirepoix fait dire à la Sorbonne qu’il faut absolument qu’elle condamne la thèse.
Depuis le 2 Décembre 1751 jusqu’au 15, on s’assemble en Sorbonne. Les émissaires des jésuites, Lerouge en chancelant encore, Gaillande en homme furieux, demandent vengeance, de quoi ? d’une thèse que la Sorbonne doit avouer pour sienne. Ils demandent que ce corps se déshonore à jamais. Il faut que cette Sorbonne déclare qu’elle n’a pas entendu un seul mot de la thèse, laquelle elle a examinée pendant quatre jours, laquelle elle a fait soutenir, laquelle elle a approuvée, et qui est son propre ouvrage ; ou qu’elle avoue qu’elle-même en corps a soutenu un système complet contre la religion chrétienne. Il n’y a pas de milieu, c’est dans ce cul-de-sac (12) que la cabale des jésuites et un théatin ont poussé la Sorbonne, qui s’en aperçoit bien aujourd’hui, et qui en gémit, mais trop tard.
Un docteur des plus vertueux et des plus éclairés, l’abbé Legros (13), chanoine de la Sainte-Chapelle, excellent théologien, alla pendant ce temps représenter à l’ancien évêque de Mirepoix l’énormité et le scandale de cette conduite, qu’on allait couvrir la Sorbonne d’un opprobre éternel, qu’on perdait un jeune homme innocent, que sa thèse était très raisonnable, et qu’il se croyait, lui, obligé, en conscience et en honneur, de prendre le parti de l’abbé de Prades ; que c’était en effet secourir la Sorbonne, qui s’allait perdre, en se condamnant elle-même. L’évêque de Mirepoix lui défend d’aller en Sorbonne, et le menace, s’il y va, d’une lettre de cachet Voilà sur quel ton il parle, et comment il use de son crédit. M. Legros eut pourtant le courage d’aller à ces assemblées tumultueuses ; il y parla avec sagesse, et fut secondé d’environ quarante docteurs qui savent le latin, qui avaient lu la thèse, et qui l’approuvèrent toujours. Voilà la troupe des déistes ! s’écria l’insensé Gaillande. On l’obligea à demander pardon, en pleine assemblée, de ces paroles, qui auraient dû le faire exclure. Mais on avait eu soin de faire venir plus de cent moines qui n’avaient jamais lu la thèse, et qui opinaient contre elle de toutes leurs forces.
Pendant ces rumeurs, l’abbé de Prades demandait d’être admis et entendu. Cinquante docteurs furent d’avis de l’entendre en ses défenses, attendu que cela est de droit commun ; mais la foule des moines envoyés par l’évêque de Mirepoix et par les jésuites fit passer l’avis contraire, ce qui n’est pas sans exemple. Il court alors chez l’évêque de Mirepoix : il lui offre de se rétracter s’il s’est servi d’expressions qui puissent souffrir un sens odieux. C’est assurément la démarche de l’innocence. L’évêque de Mirepoix lui promet sa grâce, en cas qu’il dise que ce sont les auteurs de l’Encyclopédie qui ont fait sa thèse.
L’abbé de Prades répondit à l’évêque de Mirepoix : « Comment voulez-vous que je me rende coupable d’une imposture si lâche ? Il y a huit ans que j’étudie la théologie. Ma thèse, vous le savez, n’est que le précis d’un ouvrage que j’ai fait en faveur de la religion chrétienne les auteurs de l’Encyclopédie ne savent point la théologie ; ils n’ont vu ni mon ouvrage ni ma thèse : pouvez-vous vous livrer à la fureur de leurs ennemis, au point de me proposer, sans rougir, la manœuvre indigne que vous exigez ? » Que répond Mirepoix à ces paroles ? il répond par la menace d’une lettre de cachet. Il envoie ensuite des émissaires chez l’abbé de Prades pour lui conseiller de s’enfuir. Enfin il ose demander au roi une lettre de cachet contre lui : mais comment s’y prend-il pour l’obtenir ? par une calomnie horrible. Il fait entendre au roi que l’abbé de Prades a soutenu en Sorbonne une autre thèse que celle qui avait été approuvée. Les lettres que l’abbé de Prades avait substitué une mauvaise thèse à celle qui avait été approuvée. Le roi, instruit de la vérité, fit perdre à l’ancien évêque de Mirepoix le pouvoir d’immoler ce jeune homme, en abusant de son autorité. Ainsi, par cet odieux artifice, si ces lettres n’avaient point été envoyées à la cour, un théatin calomniateur réduisait un roi aimé de son peuple à être le persécuteur d’un innocent.
Enfin la Sorbonne s’assemble pour la quatorzième fois : un nommé Grageon, vicaire de Saint-Roch, docteur de Navarre, s’entretenant avec le docteur Foucher dans la salle avant l’assemblée, Foucher dit à Grageon ces propres mots : « Je vous avoue que je suis bien embarrassé ; cette thèse est d’un latin extraordinaire que je n’entends pas ; elle roule sur des points historiques que je n’ai jamais étudiés. Comment puis-je la condamner ? – Je ne l’entends pas plus que vous, lui dit Grageon ; je ne l’ai lu ni ne la lirai ; il faut bien que je la condamne : je vous conseille d’en faire autant. »
Enfin la salle se garnit ; on opine ; le docteur Tamponnet (14) élève sa voix, et commence par décider que la thèse est impie d’un bout à l’autre, et que la religion chrétienne est renversée. M. Digotrets, le plus savant homme de la faculté et le meilleur logicien, dit : « Messieurs, permettez-moi de vous dire que, pour bien entendre cette thèse, il faut un peu de connaissances et de réflexions ; c’est le système de religion depuis la création du monde jusqu’à nos jours ; système où les raisonnements sont partout enchaînés aux faits. J’ai lu cinq fois cette savante thèse, et il s’en faut bien que j’y aie rien trouvé de répréhensible. Il faut revenir aux voix et motiver son avis, sans quoi nous allons nous déshonorer. » Grageon prit alors la parole et dit : « Vous avez lu cinq fois la thèse, et vous n’y avez point trouvé d’erreurs ? Moi, je ne l’ai lue qu’une fois, et j’y aie trouvé cent impiétés. »
Foucher, qui une heure auparavant avait entendu l’aveu contraire de Grageon, ne put s’empêcher de dire avec indignation : « Monsieur, comment pouvez-vous affirmer devant la Sorbonne que vous avez lu la thèse, vous qui m’avez dit, il n’y a qu’une heure, que vous ne l’avez jamais lue ? – Eh ! comment pouvez-vous, répliqua Grageon à Foucher, abuser publiquement de la confidence que je vous ai faite en particulier ? vous êtes un traître. – Vous êtes un menteur, dit Foucher. » Grageon fend la presse, et prend Foucher par le collet ; ils se donnent plusieurs coups de poing en pleine Sorbonne ; on se met entre deux. Le Docteur Gervaise, grand-maître de la maison de Navarre, les sépare avec peine ; cette scène ne peut se passer sans un grand bruit. Les clameurs de tant de gens qui couraient çà et là dans la salle firent venir les voisins ; le concours de ceux-ci alarma le peuple ; ils disent qu’on s’égorge ; les autres que le feu a pris dans la Sorbonne : plus de deux mille hommes assiègent la porte en moins d’un quart d’heure.
Les docteurs, honteux de cette scène, reprennent à la fin leurs esprits. On fait faire silence, on procède avec plus de règles ; on va aux voix. Le curé de Saint-Germain-l’Auxerrois arrive alors à travers la presse du peuple ; il se fait ouvrir : « Messieurs, dit-il, j’ai affaire ; je viens seulement donner ma voix : je suis de l’avis de Tamponnet. » Ayant dit ces mots, il se retira. L’assemblée, auparavant prête d’en venir aux coups, éclata de rire.
A peine le curé de Saint-Germain-l’Auxerrois a-t-il fait rire la Sorbonne, qu’un autre docteur vient diversifier la scène par une absurdité que les savants de l’Europe ne croiront pas. Mais, s’il est permis d’attester Dieu dans une affaire aussi contemptible, on prend ici Dieu à témoin que, dans toute cette relation, on n’avance pas un fait qui ne soit dans la plus exacte vérité.
Duport-d’Auville, supérieur de la communauté des philosophes de Saint-Sulpice, arrive avec une traduction de Locke dans sa poche ; il montre ce livre : « Voilà l’athée, dit-il, dans lequel l’abbé de Prades a pris sa thèse impie. E précis du chapitre de Locke sur les idées innées est dans la thèse ; et on sait assez que, s’il n’y a point d’idées innées, il n’y a point de religion chrétienne. »
Qu’est-ce que les idées innées ? se disaient plusieurs docteurs les uns aux autres. Les plus instruits expliquèrent la chose. Ils firent souvenir que les idées innées étaient du système de Descartes ; que ces idées innées avaient été condamnées par la Sorbonne entière, dès que ce système avait paru ; et qu’alors elles passèrent en Sorbonne comme tendantes à détruire la religion chrétienne, dont on veut aujourd’hui qu’elles soient devenues la pierre angulaire. Ils ajoutèrent que Locke a démontré l’absurdité de ce système des idées innées par les meilleures raisons, et qu’enfin Locke n’était point un athée. Malgré les raisonnements invincibles que firent ces docteurs, il fut décidé, à la pluralité des voix, qu’il était impie (ce qu’on avait autrefois déclaré orthodoxe) de dire que nos idées nous viennent des sens.
Au milieu de tous ces orages, l’abbé de Prades est conseillé de s’adresser à des membres du parlement, et d’implorer leur justice. Il demanda audience au procureur-général. Ce magistrat lui proposa de le faire entendre dans le parquet de la grand’chambre. M. Le Fèvre d’Ormesson, avocat-général (15) l’interrogeait et rendait ses réponses à la grand’chambre. On ne peut concevoir comment dès ce moment l’abbé de Prades eut un nouvel ennemi dans cet avocat-général. Il faillit à tomber de son haut quand ce magistrat lui soutint dans le parquet que c’est une impiété de combattre les idées innées. Il était auparavant son ami ; mais cette fois-là il lui parla durement et en maître, soit qu’il fût prévenu par le bruit public que les jésuites avaient excité, soit par quelque autre raison qu’on ne peut pas pénétrer. Il fit longtemps le théologien avec l’abbé de Prades, et l’accusa toujours d’avoir fait un complot contre la religion chrétienne. Mais il ne put empêcher que la grand’chambre, convaincue que la thèse approuvée par la Sorbonne est devenue l’affaire de ce corps, ne renvoyât l’abbé de Prades absous.
Ce jugement de la grand’chambre attira à l’abbé de Prades l’inimitié du sieur d’Ormesson. Celui-ci attendait, pour l’accabler, que la Sorbonne eût achevé l’ouvrage que les jésuites et l’ancien évêque de Mirepoix lui avaient prescrit.
La Sorbonne, le 15 Décembre, consomma sa honte. Elle proscrivit sa thèse, son propre ouvrage, malgré l’avis de plus de quarante docteurs. Elle condamna dix propositions, qu’il fallut tronquer, et par conséquent falsifier. Elle attribua à l’auteur ce qu’il avait expressément réfuté. Le décret fut dressé comme on put.
Le docteur Tamponnet fit la préface de la censure ; et comme elle était en latin, il y fit quelques solécismes. Il eut d’ailleurs la prudence d’appeler ouvrage de ténèbres la thèse qui avait été soutenue en pleine Sorbonne, en présence de près de mille personnes. Une chose embarrassa Tamponnet et ses confrères : ce fut de se disculper d’avoir approuvé auparavant, avec unanimité, une thèse qu’il fallait condamner. Pour cet effet, Millet imagina de dire que la thèse avait été imprimée en trop petits caractères, et que les docteurs n’avaient pu la lire. Cette belle évasion fut applaudie. On oubliait que la thèse avait été examinée en manuscrit par les députés. Mais, lorsqu’il fut question d’exprimer en latin que ladite thèse avait été imprimée trop menu, la faculté ne put se tirer de ce pas : ils dirent tous qu’ils ne pouvaient exprimer en latin une thèse imprimée menu ; et ils députèrent vers le sieur Le Beau professeur de rhétorique (16), pour lui demander comment cette phrase pouvait être rendue en latin. Celui-ci envoya par écrit : Thésim fusilium litterarum tenuitate digestam ; alors il n’y eut plus d’empêchement.
On exigea bientôt que l’archevêque de Paris donnât un mandement conforme au décret de la Sorbonne. Ses théologiens dressèrent le mandement, et ils y furent si embarrassés, ils sentirent si bien la difficulté, qu’ils réformèrent onze fois les planches imprimées.
Ce mandement fut lu au prône par tous les curés. L’abbé de Prades fut traité d’impie dans toutes les chaires. On prêcha publiquement que la thèse était un complot tramé contre la religion par tous les auteurs de l’Encyclopédie. On le dit tant, que tout Paris le crut, quoiqu’il fût très certain qu’aucun de ces auteurs n’avait vu la thèse. Alors l’avocat-général d’Ormesson eut la cruauté de demander à la Tournelle ce qu’il n’avait pu obtenir de la grand’chambre : il obtint un décret de prise de corps contre l’abbé de Prades, décret rendu sans aucune formalité contre un homme déjà convaincu par la Sorbonne.
Cet abbé entièrement innocent, dont la thèse était celle de la Sorbonne, qui ne pouvait être coupable, puisqu’il avait offert cent fois de se rétracter s’il était besoin ; lui qui est d’une famille qui a si bien servi l’Etat ; lui que la grand’chambre n’avait pu condamner, et contre qui le roi équitable n’avait point voulu sévir, fut obligé de s’enfuir avec un de ses amis que les jésuites, voulaient perdre aussi. Ils étaient tous deux tombés malades, et se trouvaient sans aucun secours ; ils ont souffert toutes les calamités attachées à une fuite précipitée.
Tout lecteur impartial sera assurément touché de commisération en lisant cette suite de procédés affreux.
Il n’est pas étonnant qu’un vrai philosophe tel que le roi de Prusse, instruit de tous les maux qu’ont fait au monde les querelles théologiques, et convaincu de l’innocence d’un gentilhomme si indignement persécuté par les cabales des jésuites, l’ait pris sous sa protection. L’univers sait combien ce grand homme est le protecteur de la raison et de l’innocence d’un gentilhomme si indignement persécuté par les cabales des jésuites, l’ait pris sous sa protection. L’univers sait combien ce grand homme est le protecteur de la raison et de l’innocence opprimée. Le public commence déjà à penser comme lui sur cette affaire ; tôt ou tard les tyrans particuliers trouvent dans le public un écueil contre lequel ils se brisent.
Nous en avons vu plus d’un exemple. En vain le docteur Lange avait fait persécuter le respectable docteur Wolf en qualité d’athée (17), ce même roi de Prusse, écoutant le public et sa propre raison, l’a fait chancelier de l’université de Hall, avec une pension de trois mille écus. En vain un tyran de Strasbourg avait fait condamner un innocent ; le public a parlé, et après plusieurs années ce tyran même a été puni.
En vain dans nos provinces libres a-t-on voulu ôter à M. Kœnig la liberté de se défendre, dans une affaire purement littéraire, contre un despote littéraire (18) aussi orgueilleux que mauvais écrivain ; nous avons vu M. Kœnig accabler son adversaire par le poids de ses raisons. C’est une mauvaise voie que celle de l’autorité quand il s’agit de sciences, et la vérité triomphe toujours avec le temps.
1 – Voltaire, dans une lettre à Frédéric, s’est moqué lui-même de ce début. (G.A.)
2 – Né en 1729, mort en 1782. (G.A.)
3 – Celle de 1741 – 1748. (G.A.)
4 – Le prospectus fut lancé en 1759. (G.A.)
5 – Boyer, né en 1675, mort en 1755. Voyez sur Boyer les Mémoires de Voltaire. (G.A.)
6 – Voyez le Précis du siècle de Louis XV, Chapi. XXXVII. (G.A.)
7 – La publication, reprise en 1753, alla sans autre interruption jusqu’en 1757, date de sa seconde suspension. (G.A.)
8 – Ils furent d’abord trois : Yvon, Mallet, de Prades. Morellet vint plus tard. (G.A.)
9 – Dans ses Lettres théologiques aux écrivains défenseurs des convulsions et autres miracles du temps. (G.A.)
10 – Voyez encore, sur ce point, la troisième partie de l’Apologie de l’abbé de Prades dans les Œuvres de Diderot. (G.A.)
11 – Christophe de Beaumont. (G.A.)
12 – Voilà un mot qui n’est guère voltairien. (G.A.)
13 – Auteur de l’Analyse des ouvrages de J.J. Rousseau et de Court de Gébelin. (G.A.)
14 – C’est le personnage sous le nom duquel Voltaire publia ses Questions de Zapata et ses Lettres d’Amabed. (G.A.)
15 – Né en 1718, mort en 1789, neveu de d’Aguesseau. (G.A.)
16 – C’est l’auteur de l’Histoire du Bas-Empire. (G.A.)
17 – Voyez la sixième des Lettres au prince de Brunswick. (G.A.)
18 – Maupertuis. Voyez, aux FACÉTIES, la Diatribe du docteur Akakia. (G.A.)