CORRESPONDANCE : Catherine II et Voltaire - Partie 14

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98 –  DE VOLTAIRE.

 

 

A Ferney, 12 Novembre

 

         Madame, les malheurs ne pouvaient arriver à votre majesté impériale ni par vos braves troupes, ni par votre sublime et sage administration ; vous ne pouviez souffrir que par les fléaux qui ont de tout temps désolé la nature humaine. La maladie contagieuse qui afflige Moscou et ses environs est venue, dit-on, de vos victoires mêmes. On débite que cette contagion a été apportée par des dépouilles de quelques Turcs vers la mer Noire. Moustapha ne pouvait donner que la peste, dont son beau pays est toujours attaqué. C’était assurément une raison de plus pour tous les princes vos voisins de se joindre à vous, et d’exterminer sous vos auspices les deux grands fléaux de la terre, la peste et les Turcs. Je me souviens qu’en 1718 nous arrêtâmes la peste à Marseille ; je ne doute pas que votre majesté impériale ne prenne encore de meilleures mesures que celles qui furent prises alors par notre gouvernement. L’air ne porte point cette contagion, le froid la diminue, et vos soins maternels la dissiperont ; l’infâme négligence des Turcs augmenterait votre prévoyance, si quelque chose pouvait l’augmenter.

 

         On parle d’une disette qui se fait sentir dans votre armée navale. Mais je ne le crois pas, puisque c’est un des braves comtes Orlof qui la commande. C’en serait trop que d’éprouver à la fois les trois faveurs dont le prophète Gad en donna une à choisir à votre petit prétendu confrère David, pour avoir fait le dénombrement de sa chétive province.

 

         J’éprouve aussi des fléaux dans mes villages ; le malheur se fourre dans les trous de souris, comme il marche la tête levée dans les grands empires. Ma colonie d’horlogers a essuyé des persécutions ; mais je les ai tirés d’affaire à force d’argent, et j’espère toujours qu’ils pourront vous servir à établir un commerce utile entre vos Etats et la Chine. En vérité, j’aurais mieux aimé les faire travailler sur les bords du Volga que sur ceux du lac de Genève.

 

         Chassez à jamais la peste et les Ottomans au-delà du Danube ; et recevez, madame, avec votre bonté ordinaire, le profond respect et l’attachement inviolable du vieil ermite de Ferney pour votre majesté impériale.

 

 

 

 

99 –  DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 18 Novembre

 

         Madame, je vois par la lettre dont votre majesté impériale m’honore du 6 octobre, vieux style, que vous êtes née pour instruire les hommes autant que pour les gouverner.

 

         La populace sera difficilement instruite ; mais tous ceux qui auront reçu une éducation seulement tolérable profiteront de plus en plus des lumières que vous répandez. Il est triste que l’archevêque de Moscou ait été le martyr de la bonne Vierge ; les barbares imbéciles, superstitieux et ivrognes qui l’ont tué, méritent sans doute un châtiment qui fasse impression sur ces têtes de buffles. Je suis persuadé que, depuis la mort du fils de la sainte Vierge, il n’y a presque point eu de jour où quelqu’un n’ait été assassiné à son occasion ; et à l’égard des assassins en front de bandière, dont le fils et la mère ont été le prétexte, ils sont en grand nombre et trop connus. Le meurtre de l’archevêque est bien punissable ; je trouve celui du chevalier de La Barre plus horrible, parce qu’il a été commis de sang-froid par des hommes qui devaient avoir du sens commun et de l’humanité.

 

         Je rends grâces à la nature de ce que la maladie épidémique de Moscou n’est point la peste. Ce mot effrayait nos pays méridionaux. Chacun débitait des contes funestes. Les mensonges imprimés qui courent tous les jours sur votre empire font bien voir comment l’histoire était écrite autrefois. Si le roi d’Egypte avait perdu une douzaine de chevaux, on disait que l’Ange exterminateur était venu tuer tous les quadrupèdes du pays.

 

         M. le grand-maître Orlof est un ange consolateur, il a fait une action héroïque. Je conçois qu’elle a dû bien émouvoir votre cœur, partagé entre la crainte et l’admiration ; mais vous devez être moins surprise qu’une autre : les grandes actions sont de votre compétence. Je remercie votre majesté impériale de tout ce qu’elle daigne m’apprendre sur la Sibérie méridionale ; elle m’en dit plus en six lignes que l’abbé Chappe dans un in-folio. Si vous le permettez, cela entrera dans un supplément aux Questions, qu’on prépare à présent au mont Krapack (1). J’avoue que je suis fort étonné des squelettes d’éléphants trouvés dans le nord de la Sibérie. Je crois difficilement à l’ivoire fossile, et j’ai aussi beaucoup de peine à croire à de véritables dents d’éléphants enterrés trente pieds sous les glaces ; mais je crois la nature capable de tout, et il se pourrait bien faire (en expliquant les choses respectueusement) que l’Adam des Hébreux, connu jadis d’eux seuls, fût de très fraîche date : six mille ans sont en effet bien peu de chose.

 

         Votre majesté, qui m’a déjà donné tant de marques de bonté, veut m’envoyer quelques productions de la Sibérie. J’oserais lui demander de la graine de ces beaux cèdres, qui n’ont pas de peine à surpasser ceux du Liban, car le Liban n’en a presque plus ; je les planterais dans mon ermitage, où il fait quelquefois presque aussi froid qu’en Sibérie. Je sais bien que je ne les verrai pas croître ; mais la postérité les verra, et elle dira : Voilà les bienfaits de celle qui érigea le temple de Mémoire.

 

         Les artistes de Ferney ont reçu l’argent que votre majesté a eu la bonté de leur envoyer. Ils sont à vos pieds comme moi. Je ne me souvenais pas de vous avoir parlé d’une pendule ; mais si vous en voulez, vous en aurez incessamment : votre majesté n’aurait qu’à fixer le prix, je lui réponds qu’elle serait bien servie, et à bon compte. Ce n’est peut-être pas le temps de proposer un commerce de pendules et de montres avec la Chine ; mais votre universalité fait tout à la fois. C’est là, selon mon avis, la vraie grandeur, la vraie puissance.

 

         Les Génevois ont bien établi un petit commerce de montres à Kanton ; votre majesté pourrait en établir un dans l’endroit où les Russes commercent avec les Chinois. Un homme de confiance pourrait envoyer de Pétersbourg à Ferney les ordres auxquels on se conformerait ; mais j’ai bien peur que ce plan ne tienne un peu de la proposition des chars de guerre de Cyrus (2). Vous avez très bien battu les Turcs sans le secours de ces beaux chars de guerre à la nouvelle mode.

 

         Je me flatte qu’à présent le comte Alexis Orlof leur a pris le Négrepont sans aucun char : il ne vous faut que des chars de triomphe. Je me mets de loin derrière eux, et je crie Io trionfo d’une voix très faible et très cassée, mais qui part d’un cœur pénétré de tout ce que votre majesté impériale peut inspirer à l’ermite, etc.

 

 

1 – Voltaire publia en effet un Supplément aux questions sur l’Encyclopédie, mais il n’y est traité nulle part de la Sibérie. (G.A.)

2 – On avait publié en juillet, dans le Mercure, des Lettres de Brutus sur les chars anciens et modernes, et Voltaire avait lui-même proposé à Catherine l’emploi de chars semblables. Voyez plus haut. (G.A.

 

 

 

 

100 – DE L’IMPERATRICE.

 

A Pétersbourg, 18/29 Novembre1771.

 

 

         Monsieur, pour faire tenir votre lettre au seigneur Moustapha (1),le maréchal Romanzof a envoyé, le mois passé, le général-major Veismann au-delà du Danube. Après avoir fait sauter en l’air deux petits forts qui barraient son chemin, il a marché vers Balada où le grand-vizir était campé ; il a pris cette place, a battu les troupes du vizir, s’est emparé du canon fondu l’an passé par M. Tott à Constantinople ; ensuite il est entré poliment dans le camp du vizir pour le voir et lui parler, mais il ne l’y a pas trouvé.

 

         Nos troupes légères se sont portées jusqu’au mont Hémus, sans rencontrer à qui s’adresser. Alors M. Veismann, croyant sa commission achevée, retourna vers Isacki, qu’il rasa. Pendant ce temps-là, un autre général-major a pris les forts de Matelina et de Girsova ; et le lieutenant-général Essein s’amusait à battre quarante mille Turcs, commandés par Moussou-Ouglou, ci-devant vizir, qui s’était avancé en Valachie.

 

         Après la défaite de Moussou, Giurgi fut repris. Les deux rives du Danube, depuis cet endroit jusqu’à la mer Noire, sont présentement nettoyées de Turcs, comme une maison hollandaise l’est de la poussière. Tout ceci s’est passé du 20 au 27 Octobre, vieux style.

 

         Consolez-vous, monsieur, votre cher Ali-Bey est maître de Damas. Mais quelle honte pour vos compatriotes, pour cette noblesse française si remplie d’honneur, de courage et de générosité, de se trouver parmi les bandits de Pologne, qui font serment, devant des images miraculeuses, d’assassiner leur roi (2), quand ils ne savent pas combattre ! Si après ce coup M. de Vioménil et ses compagnons ne quittent pas ces gens-là, que faudra-t-il penser ?

 

         Nous avons ici présentement le halga sultan, frère du kan indépendant de la Crimée, par la grâce de Dieu et des armes de la Russie : c’est un jeune homme de vingt-cinq ans, plein d’esprit et du désir de s’instruire.

 

         J’ai à vous dire que les maladies à Moscou sont réduites, par les soins infatigables du comte Orlof, à un dixième de ce qu’elles étaient. Ses frères ont fait le diable à quatre dans l’Archipel : ils ont partagé leur flotte en deux : l’aîné a fait plusieurs descentes depuis le cap Matapan  jusqu’à Lemnos,, a enlevé à l’ennemi des magasins et des bâtiments, et a détruit ce qu’il n’a pu emporter ; le cadet en a fait autant sur les côtes d’Asie et d’Afrique ; mais sa maladie, très sérieuse, l’a obligé de revenir à Livourne.

 

         Si ces nouvelles, monsieur, peuvent vous rendre la santé, elles auront un nouveau mérite à mes yeux, parce qu’on ne saurait s’intéresser plus vivement que je le fais à tout ce qui vous regarde.

 

         Dites-moi, je vous prie, si l’édition de l’Encyclopédie qu’on fait à Genève est avouée par les auteurs de la première ; les éditeurs nouveaux m’ont demandé des mémoires sur la Russie pour les y insérer. Caterine

 

 

1 – Voyez la lettre de Voltaire du 2 octobre. (G.A.)

2 – L’enlèvement du roi de Pologne avait été tenté par les confédérés le 3 Novembre. Les Russes prétendaient que les patriotes avaient fait serment de l’amener à Czentochowa, mort ou vif. (G.A.)

 

 

 

 

101 –  DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 3 Décembre

 

         Madame, voilà, sans doute une belle action que les confédérés ont faite. Je ne doute pas que le révérend père Ravaillac et le révérend père Poignardini n’aient été les confesseurs de ces messieurs, et qu’ils ne les aient munis du pain des forts, comme le dit le révérend père Strada, en parlant du bienheureux Balthasar Gérard, assassin du prince d’Orange. Du moins votre pauvre archevêque de Moscou n’a été tué que par des gueux ivres, par une populace effrénée que la raison ne peut jamais gouverner, et qu’il faut emmuseler comme des ours ; mais le roi de Pologne a été trahi, assailli, frappé par des gentilshommes qui parlent latin, qui lui avaient juré obéissance.

 

         On dit qu’on a imprimé (1) dans les Etats de votre majesté impériale une relation de cette conspiration étonnante. Oserais-je  vous supplier de daigner m’en faire parvenir un exemplaire ? Il pourrait me servir en temps et lieu, supposé que j’aie encore quelque temps à vivre. J’avoue que j’ai la faiblesse d’aimer la vie, quand ce ne serait que pour voir l’estampe de votre temple de Mémoire, et celle de votre statue érigée vis-à-vis celle de Pierre-le-Grand.

 

         Nous sommes inondés de tant de nouvelles que je n’en crois aucune. La renommée est une déesse qui n’acquiert le sens commun qu’avec le temps ; encore même ne l’acquiert-elle pas toujours. L’histoire la plus vraie est mêlée de mensonges comme l’or dans la mine est souillé par des métaux étrangers ; mais les grandes actions, les grands monuments, restent à la postérité ; La gloire se dégage des lambeaux dont on la couvre et paraît à la fin dans toute sa splendeur. Heureux l’écrivain qui donnera dans un siècle l’histoire de Catherine II !

 

         Nous avons toujours dans notre voisinage un comte Orlof (2), en Suisse, avec sa famille, tandis que les autres vous servent sur terre et sur mer. M. Polianski nous fait l’honneur de venir quelquefois à Ferney ; il nous enchante par tout ce qu’il nous dit de la magnificence de votre cour, de votre affabilité, de votre travail assidu, de la multiplicité des grandes choses que vous faites en vous jouant. Enfin il me met au désespoir d’avoir près de quatre-vingts-ans, et de ne pouvoir être témoin de tout cela. M. Polianski a un désir extrême de voir l’Italie, où il apprendrait plus à servir votre majesté impériale que dans le voisinage de la Suisse et de Genève ; il attend sur cela vos ordres et vos bontés depuis longtemps. C’est un très bon esprit et un très bon homme, dont le cœur est véritablement attaché à votre majesté.

 

         Nous voici dans un temps, madame, où il n’y a pas moyen de prendre de nouvelles provinces à mon cher ami Moustapha. J’en suis fâché ; mais je le prie d’attendre au printemps.

 

         Je renouvelle mes vœux pour la constante prospérité de vos armes, pour votre santé, pour votre gloire, pour vos plaisirs. Je me mets aux pieds de votre majesté impériale avec la plus sensible reconnaissance et le plus profond respect. Le vieux malade de Ferney.

 

 

1 – C’était faux. (G.A.)

2 – Théodore Orlof. Il n’alla pas voir Voltaire à Ferney. Voyez plus loin la lettre de Catherine du 10 Février. (G.A.)

 

 

 

 

102 – DE L’IMPERATRICE.

 

Ce 3/14 Décembre.

 

         Monsieur, je viens de recevoir votre lettre du 18 Novembre. Grâce aux arrangements pris par le comte Orlof à Moscou, il n’y avait, le 28 de ce même mois, que deux personnes de mortes, dans cette ville, de la contagion dont vos pays méridionaux ont si grand effroi, et avec raison. Mais il y a encore des malades ; les médecins assurent que les deux tiers en réchapperont. Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’aucune personne de qualité n’en a été attaquée, et qu’il est mort plus de femmes que d’hommes. Dans les corps disséqués, on a trouvé que le sang s’était réfugié dans le cœur et les poumons, qu’il n’y en avait pas une goutte dans les veines, que tous les remèdes étaient mortels, hors ceux qui provoquaient la sueur.

 

         Je vous enverrai incessamment des noix de cèdre de Sibérie ; j’ai fait écrire au gouverneur de m’en envoyer de toutes fraîches. Vous les aurez vers le printemps.

 

         Les contes de l’abbé Chappe ne méritent guère de croyance. Je ne l’ai jamais vu ; et cependant il prétend dans son livre avoir mesuré, dit-on, des bouts de bougie dans ma chambre, où il n’a jamais mis le pied. Ceci est un fait.

 

         Votre lettre me tire d’inquiétude au sujet de l’argent des montres, puisqu’enfin il est arrivé. Pour ce qui regarde le commerce des montres à la Chine, je crois qu’il ne serait pas impossible d’y parvenir en s’’adressant à quelque comptoir d’ici, qui trouvera bien le moyen de les faire parvenir à la frontière de la Chine : car, quoi qu’en disent certains écrivains, la couronne ne fait plus ce commerce.

 

         Les tableaux que j’ai fait acheter en Hollande, de la collection de Braamcamp, ont tous péri sur les côtes de Finlande. Il faudra s’en passer. J’ai eu du guignon cette année ; en pareil cas, il n’y a d’autre ressource que de s’en consoler.

 

         Je vous ai mandé les nouvelles que j’ai reçues de mes armées de terre et de mer : il ne me reste donc en ce moment, monsieur, que de vous renouveler tous les sentiments que vous me connaissez. Caterine

 

 

 

 

103 –  DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 16 Décembre

 

         Madame, j’importune votre majesté impériale de mes félicitations et de mes battements de mains : on n’a jamais fait avec elle. Une ville n’est pas plutôt prise, qu’une autre est rendue. A peine les Turcs sont-ils battus sur la rive gauche du Danube, qu’ils sont défaits sur la rive droite ; si on leur prend cent canons à Giogiova, on leur en prend cent cinquante dans une bataille. Voilà du moins ce qu’on me dit, et ce qui me comble de joie.

 

         J’espère, par-dessus tout cela, que l’attentat des conférés sera pour vous un nouveau sujet de gloire.

 

         Votre majesté me permettrait-elle de joindre à ce petit billet une requête de mes colons ? Vous vous souvenez que vous trouvâtes dans leurs caisses plus de montres qu’ils n’en avaient spécifié dans leurs factures. Les artistes qui, par l’oubli de leur facture, n’ont pas été compris dans le paiement ordonné par votre majesté, se jettent à vos pieds ; ce sont des gens dont toute la fortune est dans leurs doigts. Il ne s’agit que de deux cent quarante-sept roubles, à ce que je crois.

 

         Il y a un de mes artistes qui fait des montres en bagues, à répétition, à secondes, quart et demi-quart, et à carillon. C’est un prodige bien singulier ; mais ces bagatelles difficiles ne sont pas dignes de l’héroïne qui venge l’Europe de l’insolence des Turcs, malgré une partie de l’Europe.

 

         Le roi de Prusse s’est amusé à faire un poème épique contre les confédérés (1). Je crois que M. l’abbé d’Oliva (2) paiera les frais de l’impression.

 

         Que votre majesté impériale daigne agréer le profond respect, l’attachement, l’admiration, la reconnaissance du vieux malade de Ferney.

 

 

1 – La Pologniade. (G.A.)

2 – Le couvent d’Oliva, échut en effet à la Prusse lorsqu’on fit le partage de la Pologne. (G.A.)

 

 

 

 

104 –  DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 1er Janvier 1772.

 

         Madame, je souhaite à votre majesté impériale, pour l’année 1772, non pas augmentation de gloire, car il n’y a plus moyen, mais augmentation de croquignoles sur le nez de Moustapha et de ses vizirs, quelques victoires nouvelles, votre quartier-général à Andrinople, et la paix.

 

         La lettre de votre majesté impériale, du 18 Novembre, vieux style, peut me faire vivre encore pour le moins cette année bissextile. Si vous aviez pris la mode des anciens Romains, en tout, vos lettres seraient toujours farcies de lauriers. Je voudrais que le frère du nouveau Thoas de la Tauride (1) pût voyager dans nos climats, et que je pusse l’entendre. Je serais bien charmé d’apprendre à nos Welches qu’il y a un bel esprit dans le pays où Iphigénie égorgeait, en qualité de religieuse, tous les étrangers en l’honneur d’une vilaine statue de bois, toute semblable à Notre-Dame miraculeuse de Czenstokova.

 

         Je ne sais encore, madame, si c’était la vraie peste qui s’était emparée de Moscou ; mais elle est dans notre voisinage. Elle a envoyé devant Dieu cent cinquante personnes à Crémone en un jour, à ce que dit la renommée. Pour peu qu’elle ait duré huit jours, il n’y a plus personne dans cette ville. On prétend qu’elle est venue de la foire de Sinigaglia, pays appartenant à mon saint-père le pape, sur la côte de la mer Adriatique. Les papes ne pouvant plus détrôner les princes leur envoient ce fléau de Dieu pour les amener à résipiscence. Mais la peste étant venue par le voisinage de Notre-Dame de Lorette, elle pourra bien passer par Rome. Il serait triste que le grand inquisiteur et le sacré collège eussent le charbon.

 

         Le fait est que Genève, ma voisine, tremble de tout son cœur, attendu qu’elle a plus de commerce avec Crémone qu’avec Rome ; mais sûrement les processions des catholiques auront purifié l’air avant que la peste vienne à Ferney, qui est tout au beau milieu des hérétiques.

 

         Une autre peste est celle des confédérés de Pologne ; je me flatte que votre majesté impériale les guérira de leur maladie contagieuse. Nos chevaliers welches, qui ont été porter leur inquiétude et leur curiosité chez les Sarmates, doivent mourir de faim s’ils ne meurent pas du charbon. Voilà une plaisante croisade qu’ils ont été faire. Cela ne servira pas à faire valoir la prudence et la galanterie de ma chère nation.

 

         Votre majesté me demande si les auteurs de l’Encyclopédie avouent l’édition de Genève : ils la souffrent, mais ils n’en sont pas les maîtres. Elle devait se faire à Paris ; notre inquisition ne l’a pas permis. Les libraires de Paris se sont associés avec ceux de Genève pour cet ouvrage, qui ne sera fait de plusieurs années. Ils en sont les maîtres, et ils font travailler des auteurs à tant la feuille, comme je fais travailler mes manœuvres dans mon jardin, à tant la toise. Ils ont fait écrire à M. le prince de Gallitzin à La Haye, et lui ont demandé sa protection pour obtenir des suppléments ; ils ont raison, les articles de Russie donneront du lustre à leur édition, en dépit des canons fondus par M. de Tott. Ce M. de Tott, au reste, est un homme de beaucoup d’esprit ; c’est dommage qu’il ait pris le parti de Moustapha.

 

         Je suis fâché qu’Ali-Bey, le prince Héraclius, le prince Alexandre, ne connaissent point les fêtes de nos remparts (2), nos admirables opéras-comiques, notre fax-ball perfectionné (3), et qu’ils ne sachent pas danser le menuet proprement.

 

         Je me mets aux pieds de votre majesté impériale pour l’année 1772, dont je compte voir le premier jour, car elle commence aujourd’hui, et personne n’est sûr du second.

 

         Votre admirateur et votre très humble et très passionné serviteur. Le vieux malade de Ferney.

 

         La peste de Crémone vient de cesser ; on dit que ce n’est rien ; peut-être demain recommencera-t-elle.

 

 

1 – Le frère du kan de la Crimée. Voyez la lettre de Catherine du 18/29 Novembre. (G.A.)

2 – C’est-à-dire des boulevards de Paris. (G.A.)

3 – Ou Vaux-hall. Voltaire veut parler ici du Colysée, fameuse salle de fêtes ouverte à Paris depuis le mois de mai 1771. (G.A.)

 

 

 

 

105 –  DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 14 Janvier 1772.

 

         Madame, quoi ! Votre âme, partagée entre la Crimée, la Moldavie, la Valachie, la Pologne, la Bulgarie, occupée à rosser le grave Moustapha, et à faire occuper une douzaine d’îles dans l’Archipel par vos Argonautes, daigne s’abaisser jusqu’à être en peine si les horlogers de mon village ont reçu l’argent de leurs montres ? Vous êtes comme Tamerlan qui, le jour de la bataille d’Ancyre, ne put s’endormir jusqu’à ce que son nain eût soupé.

 

         J’ai mandé cependant à votre majesté impériale qu’ils avaient tous été très bien payés, excepté trois ou quatre pauvres diables dont on avait oublié la facture. Ma lettre est du mois de novembre. Je me flatte qu’elle n’a pas été interceptée par M. Pulawski (1) ; en tout cas, il aura vu qu’une impératrice qui entre dans les plus petits détails comme dans les plus grands est une personne qui mérite quelque considération et quelque ménagement.

 

         Je me souviens même de vous avoir proposé, dans une de mes lettres, un commerce de montres avec le roi de la Chine, ce qui serait plus convenable qu’un commerce de vers, tout grand poète qu’il est.

 

         Le roi de Prusse, qui a fait un poème contre les confédérés, et qui fait assurément mieux des vers que tous les Chinois ensemble, peut lui envoyer ses écrits, mais moi je ne lui enverrai que des montres.

 

         J’avouerai même que, malgré la guerre, mon village a fait partir des caisses de montres pour Constantinople ; ainsi me voilà en correspondance à la fois avec les battants et les battus.

 

         Je ne sais pas encore si Moustapha a acheté de nos montres : mais je sais qu’il n’a pas trouvé avec vous l’heure du berger, et que vous lui faites passer de très mauvais quarts d’heure. On dit qu’il a fait pendre un évêque grec qui avait pris votre parti. Je vous recommande le mufti à la première occasion.

 

         Permettez-moi de dire à votre majesté que vous êtes incompréhensible. A peine la mer Baltique a-t-elle englouti pour soixante mille écus de tableaux que vous faisiez venir pour vous de la Hollande, que vous en faites venir de France pour quatre cent cinquante mille livres. Vous achetez encore mille raretés en Italie. Mais, en conscience, où prenez-vous tout cet argent ? Est-ce que vous auriez pillé le trésor de Moustapha, sans que les gazettes en eussent parlé ? Nos Français sont en pleine paix, et nous n’avons pas le sou. Dieu nous préserve de la guerre ! Il y a quatre ans qu’on recommande à nos charités les soldats et les officiers français pris par les troupes de l’empereur de Maroc. Il y a un an qu’une petite frégate du roi, établie sur le lac de Genève, à quatre pas de mon village (2), fut confisquée pour dettes, dans un port de Savoie : je sauvai l’honneur de notre marine en rachetant la frégate ; le ministère ne me l’a point payée. Si vous avez le courage de Thomyris, il faut que je vous soupçonne d’avoir les trésors de Crésus, supposé pourtant que Crésus fût aussi riche qu’on le dit ; car je me défie toujours des exagérations de l’antiquité, à commencer par Salomon, qui possédait environ six milliards de roubles, et qui n’avait pas d’ouvrier chez lui pour bâtir son temple de bois.

 

         Je n’ai pas répondu sur-le-champ aux deux dernières lettres dont votre majesté impériale m’a honoré, parce que les neiges dont je suis entouré me tuent. Voilà pourquoi je voulais m’établir sur quelque côte méridionale du Bosphore de Thrace ; mais vous n’avez pas voulu encore aller jusque-là, et j’en suis bien fâché.

 

         Je me mets à vos pieds ; permettez-moi de les baiser en toute humilité, et même vos mains, qu’on dit que vous avez les plus belles du monde. C’est à Moustapha de venir les baiser avec autant d’humilité que moi. Le vieux malade de Ferney.

 

1 – Casimir Pulawski, qui avait pris part à l’enlèvement de Stanislas Peniatowski. (G.A.)

2 – A Versoy. (G.A.)

 

 

 

 

106 – DE L’IMPERATRICE.

 

Le 30 Janvier/10 Février.

 

         Monsieur, vous me demandez un exemplaire imprimé de l’attentat des révérends pères poignardinis confédérés pour l’amour de Dieu ; mais il n’y a point eu de relation de cette détestable scène imprimée ici. J’ai ordonné de remettre à M. Polianski, votre protégé, l’argent pour son voyage d’Italie ; j’espère qu’il l’aura reçu à l’heure qu’il est, de même que vos colons, auxquels j’ai dit d’envoyer deux cent quarante sept-roubles qui manquent au compte qui leur a été payés ci-devant.

 

         Dans une de vos lettres vous me souhaitez, entre autres belles choses que votre amitié pour moi vous inspire, une augmentation de plaisirs : je vais vous parler d’une sorte de plaisir bien intéressant pour moi, et sur lequel je vous prie de me donner vos conseils.

 

         Vous savez, car rien ne vous échappe, que cinq cents demoiselles sont élevées dans une maison ci-devant destinée à trois cents épouses de notre Seigneur. Ces demoiselles, je dois l’avouer, surpassent notre attente : elles font des progrès étonnants, et tout le monde convient qu’elles deviennent aussi aimables qu’elles sont remplies de connaissances utiles à la société. Elles sont de mœurs irréprochables, sans avoir cependant l’austérité minutieuse des recluses. Depuis deux hivers ont a commencé à leur faire jouer des tragédies et des comédies ; elles s’en acquittent mieux que ceux qui en font profession ici : mais j’avoue qu’il n’y a que très peu de pièces qui leur conviennent, parce que leurs supérieures veulent éviter de leur en faire jouer qui remuassent trop tôt les passions. Il y a trop d’amour, dit-on, dans la plupart des pièces françaises, et les meilleurs auteurs mêmes ont été souvent gênés par ce goût ou caractère national. En faire composer, cela est impossible ; ce ne sont pas là des ouvrages de commande, c’est le fruit du génie. Des pièces mauvaises et insipides nous gâteraient le goût. Comment faire donc ? Je n’en sais rien, et j’ai recours à vous. Faut-il ne choisir que des scènes ? Mais cela est beaucoup moins intéressant, à mon avis, que des pièces suivies.

 

         Personne ne saurait mieux en juger que vous, monsieur ; aidez-moi, je vous prie, de vos conseils.

 

         J’allais finir cette lettre, lorsque je reçois la vôtre du 14 Janvier. Je vois à regret que je n’ai point répondu à quatre de vos lettres : cette dernière est écrite avec tant de vivacité et de chaleur, qu’il semble que chaque nouvelle année vous rajeunit. Je fais des vœux pour que votre santé se rétablisse dans le cours de celle-ci.

 

         Plusieurs de nos officiers, que vous avez eu la complaisance d’admettre à Ferney, sont revenus enchantés et de vous, et de l’accueil que vous leur avez fait. En vérité, monsieur, vous me donnez des preuves bien sensibles de votre amitié ; vous l’étendez jusqu’à nos jeunes gens, avides de vous voir et de vous entendre : je crains qu’ils n’abusent de votre complaisance. Vous direz peut-être que je ne sais ce que ce veux et ce que je dis, et que le comte Théodore Orlof a été à Genève sans entrer à Ferney ; mais j’ai bien grondé le comte Théodore de n’être point allé vous voir, au lieu de passer quatorze heures à Genève : et, s’il faut tout dire, c’est une mauvaise honte qui l’a retenu. Il prétend qu’il ne s’explique pas en français avec assez de facilité. A cela je lui ai répondu qu’un des principaux mobiles de la bataille de Tchesme était dispensé de savoir exactement la grammaire française, et que l’intérêt que M. de Voltaire veut bien prendre à tout ce qui regarde la Russie, et l’amitié qu’il me marque, me fait supposer que peut-être il n’aurait point eu de regret (quoiqu’il n’aime pas le carnage) d’entendre les détails de la prise de la Morée, et des deux journées mémorables des 24 et 26Juin 1770, de la bouche même d’un officier-général aussi aimable qu’il est brave ; et qu’il lui aurait pardonné de ne pas s’expliquer exactement dans une langue étrangère que bien des naturels commencent à ignorer, s’il en faut juger par tant d’ouvrages insipides et mal écrits qu’on imprime tous les jours.

 

         Vous vous étonnez de mes emplettes de tableaux : je ferais mieux peut-être d’en acheter moins, mais des occasions perdues ne se retrouvent plus. Mes deniers d’ailleurs ne sont pas confondus avec ceux de l’Etat ; et avec de l’ordre on vient à bout de bien des choses. Je parle par expérience.

 

         Je m’aperçois que ma lettre devient trop longue. Je finis en vous priant de me continuer votre amitié, et d’être persuadé que, si la paix n’a point lieu, je ferai tout mon possible pour vous donner le plaisir de voir Moustapha encore mieux accommodé qu’il ne l’a été ci-devant. J’espère que tous les bons chrétiens s’en réjouiront avec nous, et que, de façon ou d’autre, ceux qui ne le sont point se rangeront à la raison, par des démonstrations aussi convaincantes que deux et deux font quatre.

 

 

 

 

107 –  DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 12 Février.

 

         Madame, j’ai peur que votre majesté impériale ne soit bien lasse des lettres d’un vieux raisonneur suisse, qui ne peut vous servir à rien, qui n’a pour vous qu’une zèle inutile, qui déteste cordialement Moustapha, qui n’aime point du tout les confédérés polaques, et qui se borne à crier, dans son désert, aux truites du lac de Genève : Chantons Catherine II.

 

         Il m’est tombé entre les mains une petite pièce de vers d’un jeune Courlandais ou Courlandois qui est venu dans mon ermitage, et que j’aime beaucoup parce qu’il pense comme moi. Il m’a dit qu’il n’osait pas mettre à vos pieds ce rogaton, mais que, puisque j’avais la hardiesse de vous ennuyer quelquefois en prose, il ne m’en coûterait pas davantage d’ennuyer votre majesté impériale en vers.

 

         Je cède donc à l’empressement qu’à ce bon Courlandais de vous faire bâiller ; vous recevrez son ode (1) au milieu de cent paquets qui vous arriveront de la Valachie, des îles de l’Archipel, d’Archangel, et de l’Italie ; mais les vers ne veulent être lus que quand on n’a rien à faire, et je ne pense pas que ce soit jamais le cas de votre majesté.

 

         Après tout, elle ne doit pas être surprise qu’un Courlandais fasse des vers, puisque le roi de Prusse et l’empereur de la Chine en font tous les jours. Il est vrai que les vers de l’empereur de la Chine ne sont pas sur les confédérés, mais c’est aux confédérés que le roi de Prusse et mon Courlandais s’adressent.

 

         Au reste, madame, nos nouvellistes disent que, voyant enfin qu’il ne paraissait aucun Godefroi de Bouillon, aucun Renaud, aucun Tancrède pour seconder vos héros, et que personne ne voulait gagner des indulgences plénières en allant reprendre Jérusalem, vous vous amusez à négocier une trêve avec ces vilains Turcs. Tout ce que vous ferez sera bien fait ; mais je voudrais qu’ils fussent tous au fond de la mer Egée.

 

         Je ne vous parle point des autres nouvelles qu’on débite ; elles me déplairaient beaucoup si elles étaient vraies ; mais je ne crois point à cette bavarde qu’on appelle la Renommée, je ne crois qu’à la gloire ; elle est toujours auprès de vous : elle sait de quoi il s’agit, elle bâtit le temple de Mémoire à Pétersbourg, et je l’encense du fond de ma chaumière.

 

         Je me mets aux pieds de la déesse et de la fondatrice du temple, avec la reconnaissance, le profond respect, et l’attachement que mon cœur lui doit.

 

 

1 – On n’a pas cette ode qui est de Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

Publié dans Catherine II de Russie

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