PRECIS DU SIECLE DE LOUIS XV - Chapitre XXXVI - Partie 1
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PRÉCIS DU SIÈCLE DE LOUIS XV
CHAPITRE XXXVI.
‒ PARTIE 1 ‒
[Gouvernement intérieur de la France. Querelles et aventures depuis 1750 jusqu’à 1762.]
Longtemps avant cette guerre funeste, et pendant son cours, l’intérieur de la France fut troublé par cette autre guerre si ancienne et si interminable entre la juridiction séculière et la discipline ecclésiastique ; leurs bornes n’ayant jamais été bien marquées, comme elles le sont aujourd’hui en Angleterre, dans tant d’autres pays, et surtout en Russie, il en résultera toujours des dissensions dangereuses, tant que les droits de la monarchie et ceux des différents corps de l’Etat seront contestés.
Il se trouva vers l’an 1750 un ministre des finances assez hardi pour faire ordonner que le clergé et les religieux donneraient un état de leurs biens, afin que le roi pût voir, par ce qu’ils possédaient, ce qu’ils devaient à l’Etat. Jamais proposition ne fut plus juste, mais les conséquences en parurent sacrilèges. Un vieil évêque de Marseille écrivit au contrôleur général : « Ne nous mettez pas dans la nécessité de désobéir à Dieu ou au roi ; vous savez lequel des deux aurait la préférence. » Cette lettre d’un évêque affaibli par l’âge, et incapable d’écrire, était d’un jésuite, nommé Lemaire, qui le dirigeait lui et sa maison. Ce jésuite était un fanatique de bonne foi, espèce d’hommes toujours dangereuse.
Le ministère fut obligé d’abandonner une entreprise qu’il n’eût pas fallu hasarder si on ne pouvait la soutenir (2). Quelques membres du clergé imaginèrent alors d’occuper le gouvernement par une diversion embarrassante, et de le mettre en alarme sur le spirituel pour faire respecter le temporel.
Ils savaient que la fameuse bulle Unigenitus était en exécration aux peuples. On résolut d’exiger des mourants des billets de confession : il fallait que ces billets fussent signés par des prêtres adhérents à la bulle, sans quoi point d’extrême-onction, point de viatique ; on refusait sans pitié ces deux consolations aux appelants et à ceux qui se confessaient à des appelants. Un archevêque de Paris entra surtout dans cette manœuvre, plus par zèle de théologien que par esprit de cabale.
Alors toutes les familles furent alarmées, le schisme fut annoncé : plusieurs de ceux qu’on appelle jansénistes commençaient à dire hautement que si on rendait les sacrements si difficiles, on saurait bientôt s’en passer, à l’exemple de tant de nations. Ces minuties bourgeoises occupèrent plus les Parisiens que tous les grands intérêts de l’Europe. C’était des insectes sortis du cadavre du moliniste et du jansénisme, qui, en bourdonnant dans la ville, piquaient tous les citoyens. On ne se souvenait plus ni de Metz, ni de Fontenoi, ni des victoires, ni des disgrâces, ni de tout ce qui avait ébranlé l’Europe. Il y avait dans Paris cinquante mille énergumènes qui ne savent pas en quel pays coulent le Danube et l’Elbe, et qui croyaient l’univers bouleversé pour des billets de confession : tel est le peuple.
Un curé de Saint-Etienne du Mont, petite paroisse de Paris, ayant refusé les sacrements à un conseiller du Châtelet, le parlement mit en prison le curé.
Le roi, voyant cette petite guerre civile excitée entre les parlements et les évêques, défendit à ses cours de judicature de se mêler des affaires concernant les sacrements, et en réserva la connaissance à son conseil privé. Les parlements se plaignirent qu’on leur ôtât ainsi l’exercice de la police générale du royaume, et le clergé souffrit impatiemment que l’autorité royale voulût pacifier les querelles de religion. Les animosités s’aigrirent de tous côtés (3).
Une place de supérieure dans l’hôpital des filles acheva d’allumer la discorde. L’archevêque voulut seul nommer à cette place ; le parlement de Paris s’y opposa ; et le roi ayant jugé en faveur du prélat, le parlement cessa de faire ses fonctions et de rendre la justice : il fallut que le roi envoyât pas ses mousquetaires, à chaque membre de ce tribunal, des lettres de cachet portant ordre de reprendre leurs fonctions, sous peine de désobéissance.
Les chambres siégèrent donc comme de coutume ; mais quand il fallut plaider, il ne se trouva point d’avocats. Ce temps ressemblait en quelque manière au temps de la Fronde ; mais, dépouillé des horreurs de la guerre civile, il ne se montrait que sous une forme susceptible de ridicule.
Ce ridicule était pourtant embarrassant. Le roi résolut d’éteindre par sa modération ce feu qui faisait craindre un incendie ; il exhorta le clergé à ne point user de rigueurs dangereuses ; le parlement reprit ses fonctions.
(Février 1752) Mais, bientôt après, les billets de confession reparurent ; de nouveaux refus de sacrements irritèrent tout Paris. Le même curé de Saint-Etienne, trouvé coupable d’une seconde prévarication, fut mandé par le parlement, qui lui défendit à lui et à tous les curés de donner un pareil scandale, sous peine de la saisie du temporel. Le même arrêt invita l’archevêque à faire cesser lui-même le scandale. Ce terme d’invitation paraissait entrer dans les vues de la modération du roi. L’archevêque, ne voulant pas même que la justice séculière eût le droit de lui faire une invitation, alla se plaindre à Versailles. Il était soutenu par un ancien évêque de Mirepoix, nommé Boyer (4), chargé du ministère de présenter au roi les sujets pour des bénéfices. Cet homme, autrefois théatin, puis évêque, et devenu ministre au département des bénéfices, était d’un esprit fort borné, mais zélé pour les immunités de l’Eglise ; il regardait la bulle comme un article de foi, et ayant tout le crédit attaché à sa place, il persuada, que le parlement touchait à l’encensoir. L’arrêt du parlement fut cassé ; ce corps fit des remontrances fortes et pathétiques.
Le roi lui ordonna de s’en tenir à lui rendre compte de toutes les dénonciations qu’on ferait sur ces matières, se réservant à lui-même le droit de punir les prêtres dont le zèle scandaleux pourrait faire naître des semences de schisme. Il défendit, par un arrêt de son conseil d’Etat, que ses sujets se donnassent les uns aux autres les noms de novateurs, de jansénistes, et de semi-pélagiens : c’était ordonner à des fous d’être sages.
Les curés de Paris, excités par l’archevêque, présentèrent une requête au roi en faveur des billets de confession. Sur-le-champ le parlement décréta le curé de Saint-jean en Grève, qui avait formé la requête. Le roi cassa encore cette procédure de justice ; le parlement cessa encore ses fonctions ; il continua à faire des remontrances, et le roi persista à exhorter les deux partis à la paix. Ses soins furent inutiles.
Une lettre de l’évêque de Marseille, dénoncée au parlement, fut brûlée par la main du bourreau ; un écrit de l’évêque d’Amiens, condamné. Le clergé étant assemblé pour lors à Paris, comme il s’assemble tous les cinq ans, pour payer au roi ses subsides, résolut de lui aller porter ses plaintes en habits pontificaux ; mais le roi ne voulut point de cette cérémonie extraordinaire (5).
(Auguste 1752) D’un autre côté le parlement condamna un porte-dieu à l’amende, à demander pardon à genoux, et à être admonesté ; et un vicaire de paroisse au bannissement. Le roi cassa encore cet arrêt.
Les affaires de cette espèce se multiplièrent. Le roi recommanda toujours la paix, sans que les ecclésiastiques cessassent de refuser les sacrements, et sans que le parlement cessât de procéder contre eux.
Enfin le roi permit aux parlements de juger des sacrements, en cas qu’il y eût un procès à leur sujet ; mais il leur défendit de chercher à juger lorsqu’il n’y aurait pas de parties plaignantes. (Novembre) Le parlement reprit une seconde fois ses fonctions, et les plaideurs, qu’on avait négligés pour ces affaires, eurent la liberté de se ruiner à l’ordinaire.
(Décembre) Le feu couvait toujours sous la cendre. L’archevêque avait ordonné de refuser le sacrement à deux pauvres vieilles religieuses de Sainte-Agathe, qui, ayant entendu dire autrefois à leur directeur que la bulle Unigenitus est un ouvrage diabolique, craignaient d’être damnées si elles recevaient cette bulle en mourant ; elles craignaient d’être damnées aussi en manquant d’extrême-onction. Le parlement envoya son greffier à l’archevêque pour le prier de ne pas refuser à ces deux filles les secours ordinaires ; et le prélat ayant répondu, selon sa coutume, qu’il ne devait compte qu’à Dieu seul, son temporel fut saisi ; les princes du sang et les pairs furent invités à venir prendre séance au parlement.
La querelle alors pouvait devenir sérieuse ; on commença à craindre les temps de la Fronde et de la Ligue. Le roi défendit aux princes et aux pairs d’aller opiner dans le parlement de Paris sur des affaires dont il attribuait la connaissance à son conseil privé. (Janvier 1753) L’archevêque de Paris eut même le crédit d’obtenir un arrêt du conseil pour dissoudre la petite communauté de Sainte-Agathe, où les filles avaient si mauvaise opinion de la bulle Unigenitus.
Tout Paris murmura. Ces petits troubles s’étendirent dans plus d’une ville du royaume. Les mêmes scandales, les mêmes refus de sacrements partageaient la ville d’Orléans que pour Paris ; le schisme allait se former. Un curé de Rosainvilliers (6), diocèse d’Amiens, s’avisa de dire un jour à son prône « que ceux qui étaient jansénistes eussent à sortir de l’église, et qu’il serait le premier à tremper ses mains dans leur sang. » Il eut l’audace de désigner quelques-uns de ses paroissiens à qui les plus fervents constitutionnaires jetèrent des pierres pendant la procession, sans que les lapides et les lapidants eussent la moindre connaissance de ce que c’est que la bulle et le jansénisme.
Une telle violence pouvait être punie de mort. Le parlement de Paris, dans le ressort duquel est Amiens, se contenta de bannir à perpétuité ce prêtre factieux et sanguinaire ; et le roi approuva cet arrêt, qui ne portait pas sur un délit purement spirituel, mais sur le crime d’un séditieux perturbateur du repos public.
Dans ces troubles, Louis XIV était comme un père occupé de séparer ses enfants qui se battent (7). Il défendait les coups et les injures ; il réprimandait les uns, il exhortait les autres ; il ordonnait le silence, défendant au parlement de juger du spirituel, recommandant aux évêques la circonspection, regardant la bulle comme une loi de l’Eglise, mais ne voulant point qu’on parlât de cette loi dangereuse. Ses soins paternels pouvaient peu de chose sur des esprits aigris et alarmés. Les parlements prétendaient qu’on ne pouvait séparer le spirituel du civil, puisque les querelles spirituelles entraînaient nécessairement après elles des querelles d’Etat.
1 – Après le chapitre consacré au général Lally et celui où le procès de Damiens est rapporté, nulles pages n’étaient plus propres à irriter les parlementaires que les suivantes. « Messieurs devraient cependant me ménager un peu, écrivait Voltaire à d’Argental ; car, en vérité, pourront-ils empêcher que leur refus de rendre justice au peuple ne soit consigné dans toutes les gazettes ? Pourront-ils empêcher que ce refus ne soit aussi ridicule qu’injuste ? Plairont-ils beaucoup au gouvernement en proscrivant des ouvrages ou la conduite du roi se trouve, par le seul exposé et sans aucune louange, le modèle de la modération et de la sagesse, et où leurs irrégularités paraissent, sans aucun trait de satire, le comble de la mauvaise humeur, pour ne pas dire plus ? » On devine, à ces paroles, toute la tactique de Voltaire dans ce chapitre. (G.A.)
2 – Voyez les notes sur le Siècle de Louis XIV. Le contrôleur général des finances était M. de Machault. Cette entreprise, qui lui fit perdre sa place, lui mérite la reconnaissance de la nation ; on le fit ministre de la marine. Au reste, le clergé n’eut le crédit d’empêcher la réussite du plan de M. de Machault, que parce qu’il se ligua avec les ennemis que ce ministre avait dans le conseil. Les corps, en France, ne peuvent influer dans aucune révolution que comme les instruments de l’ambition de quelques hommes en place, ou d’une cabale de courtisans. (K.)
3 – Le roi en cela, si l’on en croit M. Michelet, était mené par sa fille Adélaïde, devenue sa favorite. (G.A.)