PRECIS DU SIECLE DE LOUIS XV : Chapitre XXXI

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PRÉCIS DU SIÈCLE DE LOUIS XV.

 

 

 

 

 

CHAPITRE XXXI.

 

 

 

 

 

 

 

[Etat de l’Europe en 1756. Lisbonne détruite. Conspirations et supplices en Suède. Guerres funestes pour quelques territoires vers le Canada. Prise de Port-Mahon par le maréchal de Richelieu.]

 

 

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          L’Europe entière ne vit guère luire de plus beaux jours que depuis la paix d’Aix-la-Chapelle, en 1748, jusque vers l’an 1755 (1). Le commerce florissait de Petersbourg jusqu’à Cadix ; les beaux-arts étaient partout en honneur ; on voyait entre toutes les nations une correspondance mutuelle ; l’Europe ressemblait à une grande famille  réunie après des différends. Les malheurs nouveaux de l’Europe semblèrent être annoncés par des tremblements de terre qui se firent sentir en plusieurs provinces, mais d’une manière plus terrible à Lisbonne qu’ailleurs. Un grand tiers de cette ville fut renversé sur ses habitants ; il y périt près de trente mille personnes (2) : ce fléau s’étendit en Espagne ; la petite ville de Sétubal fût presque détruite, d’autres endommagées ; la mer, s’élevant au-dessus de la chaussée de Cadix, engloutit tout ce qui se trouva sur le chemin ; les secousses de la terre qui ébranlaient l’Europe se firent sentir de même en Afrique ; et le même jour que les habitants de Lisbonne périssaient, la terre s’ouvrit auprès de Maroc, une peuplade entière d’Arabes fut ensevelie dans des abîmes ; les villes de Fez et de Méquinez furent encore plus maltraitées que Lisbonne.

 

          (20 Juin 1756) Ce fléau semblait devoir faire rentrer les hommes en eux-mêmes, et leur faire sentir qu’ils ne sont en effet que des victimes de la mort, qui doivent au moins se consoler les uns les autres. Les Portugais crurent obtenir la clémence de Dieu en faisant brûler des Juifs et d’autres hommes dans ce qu’ils appellent un AUTO-DA-FÉ, acte de foi, que les autres nations regardent comme un acte de barbarie (3) : mais dès ce temps-là même on prenait des mesures dans d’autres parties de l’Europe pour ensanglanter cette terre qui s’écroulait sous nos pieds.

 

          La première catastrophe funeste se passa en Suède. Ce royaume était devenu une république dont le roi n’était que le premier magistrat Il était obligé de se conformer à la pluralité des voix du sénat : les états, composés de la noblesse, de la bourgeoisie du clergé, et des paysans, pouvaient réformer les lois du sénat, mais le roi ne le pouvait pas.

 

          (Juin 1756) Quelques seigneurs, plus attachés au roi qu’aux nouvelles lois de la patrie, conspirèrent contre le sénat en faveur du monarque : tout fut découvert ; les conjurés furent punis de mort. Ce qui, dans un Etat purement monarchique, aurait passé pour une action vertueuse, fut regardé comme une trahison infâme dans un pays devenu libre : ainsi, les mêmes actions sont crimes ou vertus selon les lieux ou selon les temps.

 

          Cette aventure indisposa la Suède contre son roi, et contribua ensuite à faire déclarer la guerre (comme nous le verrons) à Frédéric, roi de Prusse, dont la sœur avait épousé le roi de Suède.

 

          Les révolutions que ce même roi de Prusse et ses ennemis préparaient dès lors étaient un feu qui couvait sous la cendre ; ce feu embrasa bientôt l’Europe, mais les premières étincelles vinrent d’Amérique.

 

          Une légère querelle entre la France et l’Angleterre, pour quelques terrains sauvages vers l’Acadie, inspira une nouvelle politique à tous les souverains d’Europe. Il est utile d’observer que cette querelle était le fruit de la négligence de tous les ministres qui travaillèrent, en 1712 et 1713, au traité d’Utrecht. La France avait cédé à l’Angleterre, par ce traité, l’Acadie, voisine du Canada, avec toutes ses anciennes limites  mais on n’avait pas spécifié quelles étaient ces limites ; on les ignorait : c’est une faute qu’on n’a jamais commise dans des contrats entre particuliers. Des démêlés ont résulté nécessairement de cette omission. Si la philosophie et la justice se mêlaient des querelles des hommes, elles leur feraient voir que les Français et les Anglais se disputaient un pays sur lequel ils n’avaient aucun droit : mais ces premiers principes n’entrent point dans les affaires du monde. Une pareille dispute élevée entre de simples commerçants aurait été apaisée en deux heures par des arbitres ; mais entre des couronnes il suffit de l’ambition ou de l’humeur d’un simple commissaire pour bouleverser vingt États. On accusait les Anglais de ne chercher qu’à détruire entièrement le commerce de la France dans cette partie de l’Amérique. Ils étaient très supérieurs par leurs nombreuses et riches colonies dans l’Amérique septentrionale ; ils l’étaient encore plus sur mer par leurs flottes ; et ayant détruit la marine de France, dans la guerre de 1741, ils se flattaient que rien ne leur résisterait ni dans le nouveau monde, ni sur nos mers ; leurs espérances furent d’abord trompées (4).

 

          Ils commencèrent, en 1755, par attaquer les Français vers le Canada ; et, sans aucune déclaration de guerre, ils prirent plus de trois cents vaisseaux marchands, comme on saisirait des barques de contrebande ; ils s’emparèrent même de quelques navires des autres nations, qui portaient aux Français des marchandises. Le roi de France, dans ces conjonctures, eut une conduite toute différente de celle de Louis XIV. Il se contenta d’abord de demander justice ; il ne permit pas seulement alors à ses sujets d’armer en course. Louis XIV avait parlé souvent aux autres cours avec supériorité ; Louis XV fit sentir dans toutes les cours la supériorité que les Anglais affectaient. On avait reproché à Louis XIV une ambition qui tendait sur terre à la monarchie universelle ; Louis XV fit connaître la supériorité réelle que les Anglais prenaient sur les mers.

 

          Cependant Louis XV s’assurait quelque vengeance ; ses troupes battaient les Anglais, en 1755, vers le Canada ; il préparait dans ses ports une flotte considérable, et il comptait attaquer par terre le roi d’Angleterre, George II, dans son électorat d’Hanovre (5). Cette irruption en Allemagne menaçait l’Europe d’un embrasement allumé dans le nouveau monde. Ce fut alors que toute la politique de l’Europe fut changée. Le roi d’Angleterre appela une seconde fois du fond du Nord trente milles Russes qu’il devait soudoyer. L’empire de Russie était l’allié de l’empereur et de l’impératrice-reine de Hongrie. Le roi de Prusse devait craindre que les Russes, les Impériaux et les Hanovriens ne tombassent sur lui. Il avait environ cent quarante mille hommes en armes ; il n’hésita pas à se liguer avec le roi d’Angleterre, pour empêcher d’une main que les Russes n’entrassent en Allemagne, et pour fermer de l’autre le chemin aux Français. Voilà donc encore toute l’Europe en armes, et la France replongée dans de nouvelles calamités qu’on aurait pu éviter, si on pouvait se dérober à sa destinée.

 

          Le roi de France eut avec facilité et en un moment tout l’argent dont il avait besoin, par une de ces promptes ressources qu’on ne peut connaître que dans un royaume aussi opulent que la France. Vingt places nouvelles de fermiers généraux et quelques emprunts suffirent pour soutenir les premières années de la guerre ; facilité funeste qui ruina bientôt le royaume (6).

 

          On feignit de menacer les côtes de l’Angleterre. Ce n’était plus le temps où la reine Elisabeth avec le secours de ses seuls Anglais, ayant l’Ecosse à craindre, et pouvant à peine contenir l’Irlande, soutint les prodigieux efforts de Philippe II. Le roi d’Angleterre, George II, se crut obligé de faire venir des Hanovriens et des Hessois pour défendre ses côtes. L’Angleterre, qui n’avait pas prévu cette suite de son entreprise, murmura de se voir inondée d’étrangers ; plusieurs citoyens passèrent de la fierté à la crainte, et tremblèrent pour leur liberté.

 

          Le gouvernement anglais avait pris le change sur les desseins de la France : il craignait une invasion, et il ne songeait pas à l’île de Minorque, ce fruit de tant de dépenses prodiguées dans l’ancienne guerre de la succession d’Espagne.

 

          Les Anglais avaient pris, comme on a vu, Minorque sur l’Espagne : la possession de cette conquête, assurée par tous les traités, leur était plus importante que Gibraltar, qui n’est point un port, et leur donnait l’empire de la Méditerranée. Le roi de France envoya dans cette île, sur la fin d’avril (1756) (7), le maréchal duc de Richelieu, avec environ vingt bataillons, escortés d’une douzaine de vaisseaux du premier rang, et quelques frégates que les Anglais ne croyaient pas être sitôt prêtes : tout le fut à point nommé, et rien ne l’était du côté des Anglais. Ils tentèrent au moins, mais trop tard, d’attaquer au mois de juin (8) la flotte française commandée par le marquis de La Gallissonnière. Cette bataille ne leur eût pas conservé l’île de Minorque, mais elle pouvait sauver leur gloire. L’Entreprise fut infructueuse, le marquis de La Gallissonnière mit leur flotte en désordre, et la repoussa. Le ministère anglais vit quelque temps avec douleur qu’il avait forcé la France à établir une marine redoutable.

 

          Il restait aux Anglais l’espérance de défendre la citadelle de Port-Mahon, qu’on regardait avec Gibraltar comme la place de l’Europe la plus forte par sa situation, par la nature de son terrain, et par trente ans de soins qu’on avait mis à la fortifier : c’était partout un roc uni ; c’étaient des fossés profonds de vingt pieds, et en quelques endroits de trente ans , taillés dans ce roc ; c’étaient quatre-vingts mines sous des ouvrages devant lesquels il était impossible d’ouvrir la tranchée ; tout était impénétrable au canon, et la citadelle était entourée partout de ces fortifications extérieures taillées dans le roc vif.

 

          Le maréchal de Richelieu tenta une entreprise plus hardie que n’avait été celle de Berg-op-Zoom : ce fut de donner à la fois un assaut à tous ces ouvrages qui défendaient le corps de la place. Il fut secondé dans cette entreprise audacieuse par le comte de Maillebois, qui, dans cette guerre, déploya toujours de grands talents, déjà exercés dans l’Italie.

 

          On descendit dans les fossés malgré le feu de l’artillerie anglais, on planta des échelles hautes de treize pieds : les officiers et les soldats, parvenus au dernier échelon, s’élançaient sur le roc en montant sur les épaules les uns des autres : c’est par cette audace difficile à comprendre qu’ils se rendirent maîtres de tous les ouvrages extérieurs. Les troupes s’y portèrent avec d’autant plus de courage, qu’elles avaient affaire à près de trois mille Anglais secondés de tout ce que la nature et l’art avaient fait pour les défendre.

 

          Le lendemain la place se rendit (28 Juin). Les Anglais ne pouvaient comprendre comment les soldats français avaient escaladé ces fossés, dans lesquels il n’était guère possible à un homme de sang-froid de descendre. Cette action donna une grande gloire au général et à la nation, mais ce fut le dernier de ses succès contre l’Angleterre.

 

          On fut si indigné à Londres de n’avoir pu l’emporter sur mer contre des Français, que l’amiral Byng, qui avait combattu le marquis de La Gallissionnière, fut, d’après ses instructions qui lui ordonnaient de tout risquer pour faire entrer dans le port de Mahon un convoi qu’il escortait, condamné par une cour martiale à être arquebusé, en vertu d’une ancienne loi portée du temps de Charles II. En vain le maréchal de Richelieu envoya à l’auteur de cette histoire une déclaration qui justifiait l’amiral Byng, déclaration parvenue bientôt au roi d’Angleterre ; en vain les juges mêmes recommandèrent fortement le condamné à la clémence du roi, qui a le droit de faire grâce ; cet amiral fut exécuté. Il était fils d’un autre amiral qui avait gagné la bataille de Messine en 1718. Il mourut avec une grande fermeté ; et avant d’être frappé, il envoya son mémoire justificatif à l’auteur, et ses remerciements au maréchal de Richelieu (9).

 

 

 

 

 

 

 

 

PRECIS SIECLE LOUIS XV - XXXI

 

 

1 – Il n’en fut pas de même pour la France. On trouvera plus loin le tableau des affaires intérieures. Comme dans le Siècle de Louis XIV, Voltaire les rejette encore à la fin. (G.A.)

 

2 – Ou plutôt, une quinzaine de mille. Voir aux POÉSIES, le Poème sur le désastre de Lisbonne. (G.A.)

 

3 – Comparez les chapitres V et VI de Candide. (G.A.)

 

4 – Les Anglais rompirent les négociations pour ne pas laisser aux Français le temps de refaire une marine. Aussitôt la paix d’Aix-la-Chapelle signée, on avait adopté en France le plan de construire, dans l’espace de dix ans, cent onze vaisseaux de ligne, cinquante-quatre frégates, et un nombre proportionné de petits bâtiments. (G.A.)

 

5 – Ce fut la faute. Il fallait s’en tenir à la guerre maritime. (G.A.)

 

6 – On avait à prendre les biens du clergé. Machault le ministre proposait cette mesure. Le roi recula. (G.A.)

 

7 – Le 19 Avril. (G.A.)

 

8 – Le 20 Mai. (G.A.)

 

9 – Le jour qu’on investit le fort Saint-Philippe, le chevalier de Laurenci, Italien au service de France, trouva dans une maison de campagne appartenant à un commissaire de la marine anglaise, parmi ses papiers, la table de signaux de l’escadre anglaise. Le maréchal l’envoya à M. de La Gallissonnière, qui la reconnut pour très exacte dès que l’amiral Byng eut fait des signaux. Ainsi, M de La Gallissonnière acquit un grand avantage sur son ennemi

 

 

 

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