POESIE : Sur la mort de l'empereur Charles VI
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SUR LA MORT DE L’EMPEREUR CHARLES VI.
(1)
− 1740 −
Il tombe pour jamais ce cèdre dont la tête
Défia si longtemps les vents et la tempête.
Et dont les grands rameaux ombrageaient tant d’Etats.
En un instant frappée,
Sa racine est coupée
Par la faux du trépas.
Voilà ce roi des rois et ses grandeurs suprêmes.
La mort a déchiré ses trente diadèmes,
D’un front chargé d’ennuis dangereux ornement.
O race auguste et fière !
Un reste de poussière
Est ton seul monument.
Son nom même est détruit, le tombeau le dévore ;
Et si le faible bruit s’en fait entendre encore,
On dira quelquefois : « Il régnait, il n’est plus ! »
Eloges funéraires
De tant de rois vulgaires
Dans la foule perdus.
Ah ! s’il avait lui-même, en ces plaines fumantes
Qu’Eugène ensanglanta de ses mains triomphantes,
Conduit de ses Germains les nombreux armements
Et raffermi l’Empire,
De qui la gloire expire
Sous les fiers Ottomans !
S’il n’avait pas langui dans sa ville alarmée,
Redoutable en sa cour aux chefs de son armée,
Punissant ses guerriers par lui-même avilis,
S’il eût été terrible
Au sultan invincible,
Et non pas à Wallis ! (1)
Ou si, plus sage encore, et détournant la guerre,
Il eût par ses bienfaits ramené sur la terre
Les beaux jours, les vertus, l’abondance, et les arts,
Et cette paix profonde
Que sut donner au monde
Le second des Césars !
La Renommée alors, en étendant ses ailes,
Eût répandu sur lui les clartés immortelles
Qui de la nuit du temps percent les profondeurs.
Et son nom respectable
Eût été plus durable
Que ceux de ses vainqueurs.
Je ne profane point les dons de l’harmonie :
Le sévère Apollon défend à mon génie
De verser, en bravant et les mœurs et les lois,
Le fiel de la satire
Sur la tombe où je respire
La majesté des rois.
Mais, ô Vérité sainte : ô juste Renommée !
Amour du genre humain dont mon âme enflammée
Reçoit avidement les ordres éternels,
Dictez à la mémoire
Les leçons de la gloire,
Pour le bien des mortels.
Rois, la Mort vous appelle au tribunal auguste
Où vous êtes pesés aux balances du juste.
Votre siècle est témoin ; le juge est l’avenir.
Demis-dieux mis en poudre,
Lui seul peut vous absoudre,
Lui seul peut vous punir.
1 – L’empereur Charles VI avait conclu, peu de temps avant sa mort, une paix désavantageuse avec les Turcs : il punit ses généraux qui n’avaient été que malheureux, quelques officiers qui avaient rendu des places qu’ils étaient chargés de défendre, et fit faire le procès aux plénipotentiaires qui avaient signé cette paix. Sa mort les sauva. On a prétendu qu’ils avaient reçu des ordres secrets de la grande-duchesse, depuis impératrice-reine. Il est du moins certain qu’ils l’avaient servie. Il était aisé de prévoir la mort prochaine de l’empereur, l’orage qui allait s’élever contre sa fille, et la nécessité de s’assurer de la paix avec les Turcs, beaucoup moins politiques, mais souvent plus fidèles observateurs des traités, que les princes chrétiens. (K.)
2 – Général qui avait perdu en 1739 la bataille de Krotska. (G.A.)